Publié le Mardi 2 avril 2013 à 16h28.

La Tunisie à la croisée des chemins

Par Jalel Ben Brik Zoghlami(1).

Deux ans après la fuite de Ben Ali, la Tunisie se retrouve face à l’alternative : soit la liquidation de la révolution, soit la poursuite du processus révolutionnaire vers un pouvoir populaire, démocratique et anti-impérialiste. Les luttes, en tout cas, ne cessent pas.

Certes, le gouvernement islamiste d’Ennahda (« Mouvement de la renaissance ») multiplie les attaques au niveau des libertés, des droits des femmes, ainsi que des droits économiques et sociaux. Mais simultanément, il ne parvient pas à contrôler la classe ouvrière, les jeunes diplômés-chômeurs, les étudiants, les femmes, les populations des régions déshéritées, les pauvres des quartiers populaires, les artistes, la paysannerie, les couches de la petite bourgeoisie, etc. Bien au contraire, on assiste à une forte remobilisation de ces divers secteurs.

Les luttes ont été particulièrement importantes entre le 17 décembre 20102 et le 27 février 2011 : Ben Ali a été chassé, et les deux gouvernements Ghannouchi qui lui ont succédé ont dû démissionner. Des avancées importantes ont été imposées, comme l’interdiction du parti de Ben Ali et l’élection d’une Assemblée constituante. Par la suite, des luttes pour les droits sociaux ont eu lieu, essentiellement dans le bassin minier ainsi que dans des régions de l’intérieur comme Sidi Bouzid ou Siliana. Dans les postes et télécommunications, l’Etat a été obligé de reculer.

La situation a ensuite changé : beaucoup de militants se sont concentrés sur les élections, initialement prévues en juillet 2011, et qui ont finalement eu lieu en octobre. Puis les mobilisations ont repris, à commencer dans le bassin minier. Pas un jour ne passe qui ne soit pas marqué par une grève ou une manifestation, notamment pour les salaires, jusque dans de petites localités.

 

Des mobilisations récurrentes

Incapable de résoudre les problèmes économiques et sociaux, le gouvernement a essayé de s’en prendre, début 2012, à la colonne vertébrale du mouvement social que constitue l’UGTT (Union générale tunisienne du travail, la centrale syndicale du pays). Cela a suscité d’importantes mobilisations pour la défendre, et le pouvoir a dû reculer. Les luttes touchent également les travailleurs précaires, la sous-traitance ainsi que les diplômés sans emploi organisés dans l’UDC (Union des diplômés-chômeurs).

Des mobilisations ont eu lieu pour la défense des libertés publiques, dont la liberté d’expression. La Tunisie a connu sa première grève générale des journalistes. Une grève victorieuse a notamment eu lieu dans un des principaux journaux tunisiens contre le directeur imposé par Ennahda. 

La lutte pour la défense des droits des femmes a notamment été marquée par d’importants rassemblements de rue, le 13 août 2012, date anniversaire de la promulgation du Code personnel qui reconnait aux femmes, depuis 1956, une égalité juridique étendue.

Ceci dit, des différences importantes existent entre les secteurs, car ils n’ont pas tous les mêmes expériences de lutte. Il en va de même entre les régions. Certaines sont très en avance sur d’autres, comme par exemple celle de Sidi Bouzid et de nombreuses villes de l’intérieur. Au sein de la classe ouvrière, la combativité s’exprime surtout dans des secteurs tels que les postes, les télécommunications, l’enseignement, la santé publique où les grèves touchent également les médecins. 

Les luttes sociales ont surtout concerné les secteurs organisés par l’UGTT. Dans le secteur public, le gouvernement a été contraint de négocier nationalement, et des augmentations de salaire ont été obtenues. Des avancées ont également eu lieu dans le secteur privé.

Fin novembre 2012, la région de Siliana s’est embrasée. De grandes mobilisations populaires ont eu lieu, appuyées par une grève générale appelée par l’union régionale de l’UGTT. La barbarie de la répression policière a occasionné, les premiers jours, plus de 200 blessés, dont certains ont perdu la vue. Cela a radicalisé la population de Siliana et donné lieu à de grandes mobilisations de soutien dans toutes les régions. Ennhadha ayant dû partiellement reculer à Siliana, elle a lancé le 4 décembre ses hommes de main à l’attaque du siège national de l’UGTT. Les islamistes se sont alors heurtés à une mobilisation massive des syndicalistes et du reste de la population.

 

Première tentative de regroupement

Le 20 janvier 2011, les organisations qui avaient joué un rôle moteur dans le processus ayant débouché sur la fuite de Ben Ali s’étaient regroupées sous le nom de Front du 14 janvier. On y retrouvait des courants de différentes traditions, notamment marxiste-léniniste, trotskyste et nationaliste arabe. 

Après le 27 février 2011, les difficultés rencontrées par ce front se sont multipliées, en particulier à l’approche des élections. Les principales organisations de ce front surestimaient beaucoup leur influence. Déroutées par la place que leur accordait les médias, certaines pensaient qu’il leur était possible, en se présentant seules, de faire une percée électorale. Le résultat des élections d’octobre 2011 a alors été une véritable douche froide. 

Après un moment d’abattement, les discussions ont repris et les organisations ont recommencé à travailler ensemble. Trois facteurs ont poussé à ce nouveau rapprochement. D’abord, les militant-e-s ayant participé au Front du 14 janvier ont en effet une longue habitude de travail en commun depuis l’époque de Ben Ali, par exemple au sein de l’UGTT, de l’UDC, sur les questions estudiantines et féministes, au sein de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH). Leurs liens s’étaient renforcés dans la première phase révolutionnaire du 17 décembre 2010 au 27 février 2011. Ensuite, il fallait réagir face à la gravité de la situation actuelle. Enfin, il était nécessaire, dans ce cadre, de faire face aux deux blocs constituée, d’un côté 

autour d’Ennahda, de l’autre autour de Nidâa Tounes (« l’Appel de la Tunisie », un parti constitué d’un mélange de « modernistes » et d’anciens bénalistes, avec à sa tête l’ancien Premier ministre Caid Beji Essebsi).

Des discussions ont donc commencé au printemps 2012 pour reconstituer un Front du 14 janvier sur de nouvelles bases, ouvert à d’autres partis ainsi qu’à des militants individuels indépendants. L’enjeu était de constituer un troisième pôle politique, s’opposant simultanément aux deux pôles se situant dans le cadre du capitalisme néolibéral. 

 

Le Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution

Aujourd’hui, le Front a une présence indiscutable, notamment dans les secteurs les plus avancés de la classe ouvrière. Il est présent dans toutes les régions, chez les diplômés-chômeurs, ainsi que dans une série d’organisations comme l’UGTT, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) ou l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD).

Dès sa fondation, une coordination a été mise en place, dans laquelle de nombreux indépendants ont pris place. Le meeting du 16 octobre 2012 a été l’un des plus importants qu’ait connu la Tunisie depuis les élections d’octobre 2011.

Même s’il dispose de très peu de moyens financiers et n’a pas de locaux, le Front est présent dans la plupart des mouvements sociaux et des mobilisations, où ses militant-e-s jouent parfois un rôle dirigeant. Sa plate-forme est à la fois démocratique, progressiste, anti-impérialiste et antilibérale. Elle revendique explicitement la parité entre les hommes et les femmes.

Pour la première fois, les militant-e-s composant ce front se posent le problème de postuler au pouvoir, sur une orientation anti-libérale et anti-intégriste. 

Il s’agit d’un front large ouvrier et populaire qui, pour la LGO, prépare la voie à ce que l’UGTT joue ensuite une telle fonction. Le Front est pleinement impliqué dans les mobilisations sociales et démocratiques. Il aura par ailleurs des listes lors des élections de 2013. Ces deux aspects sont complémentaires. 

 

1. Ancien prisonnier politique sous Ben Ali, l’auteur est un des dirigeants de la Ligue de la gauche ouvrière (LGO). 

2. Le 17 décembre 2010, le geste désespéré de Mohamed Bouazizi, qui s’était immolé par le feu à Sidi Bouzid, a été le point de départ de la révolution tunisienne.

 

A lire en complément

A lire en complément

La page Tunisie, dans la rubrique « international », du site www.solidaires.org, notamment la revue parue en novembre 2012 :

http://orta.pagesperso-o…

« L’épreuve de force n’a pas eu lieu », interview de Nizar Amami du 17 décembre 2012 paru dans TEAN l’hebdo!

« Le Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution », Dominique Lerouge, Inprecor, janvier 2013.

« Projet de charte politique du Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution » (26 septembre 2012), http://www.europe-solida…