Publié le Lundi 10 février 2014 à 14h09.

La ville écologique

La ville peut-elle être écologique ? Soumise au capitalisme, certainement pas. 

Aujourd’hui plus de 50 % de la population mondiale vit en ville (65 % en 2050). L’augmentation du trafic automobile engendre une pollution atmosphérique et sonore. Bâtiments et véhicules nécessitent des carburants fossiles produisant des gaz à effet de serre, tandis que l’éloignement des habitations des zones d’activités crée un engorgement du trafic. L’urbanisation capitaliste se traduit ainsi tout à la fois par des conditions de vie dégradées pour une grande partie de l’humanité, et une aggravation du réchauffement climatique et du gaspillage des ressources naturelles.

Mais au lieu de relier ces phénomènes au système de production et de consommation capitaliste, les pouvoirs publics oscillent entre le cynisme et les beaux discours sur un « capitalisme vert ». Belle aubaine pour les grands groupes en perpétuelle recherche de profits, toujours prêts à investir là où ça rapporte gros, s’emparant des concepts de « villes écologiques » et « intelligentes ». IBM, Bouygues, Suez, Philips, Siemens, Microsoft mettant la main sur la gestion de l’eau, les transports, les technologies du bâtiment.

Si des initiatives locales de plus en plus nombreuses sont parfois à saluer car elles constituent un réservoir de solutions dans lesquelles il faudra puiser, elles ne peuvent à elles seules être la réponse adaptée à la globalité et l’importance de la crise écologique. Il faut libérer la gestion des ressources, des déchets, des transports, de l’occupation des sols, de l’emprise des grandes entreprises capitalistes ; planifier et décider la production de biens en fonction des besoins sociaux. Seule l’organisation autogestionnaire de toute la population, décidant de quoi produire, comment et  pour quoi, pourra résoudre ces problèmes.

D’où l’intérêt du témoignage suivant de Michael Löwy sur le mouvement pour le transport gratuit au Brésil.

Movimento Passe Livre

La lutte pour les transports gratuits au Brésil

C’est la lutte du Movimento Passe Livre (MPL) – Mouvement pour les transports publics gratuits – contre l’augmentation du prix des tickets de transports qui a déclenché la vaste et impressionnante mobilisation populaire au Brésil en juin dernier, qui a mis dans la rue des centaines de milliers, sinon des millions, de personnes dans les principales villes du pays. Quelles leçons peut-on tirer de cette expérience et quelle est la portée sociale, écologique et politique de la lutte pour le transport gratuit ?

Origines et méthodes du réseau

Le MPL a été fondé en janvier 2005, à l’occasion du Forum social mondial à Porto Alegre, comme un réseau fédératif de collectifs locaux. Ces collectifs existaient depuis plusieurs années et avaient déjà mené des luttes importantes, comme celle de Salvador da Bahia en 2003, contre une élévation du prix des tickets d’autobus. 

La Charte de principes du MPL (revue et complétée en 2007 et 2013) le définit comme « un mouvement horizontal, autonome, indépendant, non-partisan mais pas anti-partis ». L’autonomie par rapport aux partis signifie le refus de se faire instrumentaliser par ces derniers, mais le mouvement ne rejette pas la collaboration et l’action commune avec les organisations politiques, notamment de la gauche radicale. Il coopère aussi avec des associations des quartiers populaires, des mouvements pour le droit au logement, des réseaux de lutte pour la santé, et avec certains syndicats (travailleurs du métro, enseignants). Le MPL voit dans le transport gratuit non une fin en soi mais « un moyen pour la construction d’une autre société ». Petit, le réseau n’a jamais dépassé quelques centaines de militants, enracinés d’abord dans les lycées et, plus tard, dans certains quartiers populaires. 

De sensibilité anticapitaliste libertaire, les activistes ont différentes origines politiques : trotskystes, anarchistes, altermondialistes, néozapatistes ; avec une pointe d’humour, certains se définissent comme « anarcho-marxistes punks ». En novembre 2013 le réseau a réalisé, pour la première fois, une conférence nationale à Brasilia – grâce au soutien financier de la branche brésilienne de la Fondation Rosa Luxemburg – avec la participation de 150 délégués, représentant 14 collectifs locaux. Quelques résolutions ont été adoptées, au consensus, et un groupe de travail, composé de représentants des collectifs, a été chargé de coordonner les initiatives, respectant l’autonomie locale et « l’horizontalité »1.

La méthode de lutte du MPL est l’action directe dans la rue, souvent ludique et insolente, plutôt que la « négociation » ou le « dialogue » avec les autorités. Les militants ne fétichisent ni la violence, ni la non-violence ; une de leurs actions typiques est le blocage des rues, au son de fanfares de musique, en mettant feu à des pneus et à des « catracas ». Ce terme, intraduisible, désigne au Brésil une borne métallique giratoire, assez raide, située dans chaque bus, qui ne peut être traversée qu’après le paiement du billet à un contrôleur. Le symbole du MPL est une « catraca » en feu… Il faut rappeler que les transports en commun, qui à l’origine étaient un service public, ont été privatisés dans toutes les villes du pays, et appartiennent désormais à des entreprises capitalistes aux pratiques mafieuses. Les mairies gardent cependant un contrôle sur le prix des billets.

L’intelligence tactique du MPL a été de se donner d’abord un objectif concret et immédiat : contre l’augmentation du prix du ticket décidée par les autorités locales dans les principales villes du pays, gérées aussi bien par le centre-droit que par le centre-gauche (le Parti des travailleurs, devenu social-libéral). Refusant les arguments prétendument « techniques » et « rationnels » des autorités, le MPL a mobilisé des milliers de manifestants, durement réprimés par la police ; ils sont devenus des dizaines de milliers puis des millions (au prix d’une certaine dilution politique), et les pouvoirs locaux ont été obligés, dans la précipitation, d’annuler les augmentations. Première leçon importante : la lutte paye, on peut gagner, et faire plier les autorités « responsables » !

Une utopie concrète

Tout en menant ce combat pratique et urgent, le MPL n’a pas cessé un seul instant de mener campagne pour son objectif stratégique : le transport public gratuit. Il faut pour cela, observe la Charte de principes, « retirer le transport en commun du secteur privé en le plaçant sous le contrôle des travailleurs et de la population ». C’est ce que les militants du MPL appellent « la perspective classiste » de leur combat. C’est une exigence de justice sociale élémentaire : le prix du transport est prohibitif pour les couches les plus pauvres de la population, qui vivent dans la périphérie dégradée des grandes villes et dépendent des transports en commun pour se rendre sur leurs lieux de travail et d’étude. C’est une revendication qui intéresse directement les jeunes, les travailleurs, les femmes, les habitants des bidonvilles, c’est-à-dire la grande majorité de la population urbaine.

Mais le prix zéro est aussi une demande profondément subversive et anti-systémique, dans l’esprit de ce qu’on pourrait appeler la méthode du programme de transition : comme l’observe la Charte de principes du MPL, « nos demandes dépassent les limites du capitalisme et remettent en cause l’ordre existant ». Elle est un bel exemple de ce que le philosophe marxiste Ernst Bloch appelait une utopie concrète. Certes, il y a des villes, au Brésil ou en Europe, où cette proposition a pu être réalisée. De nombreuses études spécialisées ont démontré qu’il est tout à fait possible de le faire sans pour autant grever le budget des administrations locales.

Il n’en reste pas moins que la gratuité est un principe révolutionnaire, qui va à rebrousse-poil de la logique capitaliste, pour laquelle tout doit être une marchandise ; c’est donc un concept insupportable, inacceptable et absurde pour la rationalité mercantile du système. D’autant plus que, comme le propose le MPL, la gratuité des transports est un précédent qui peut ouvrir la voie à la gratuité d’autres services publics : l’éducation, la santé, etc. En fait, la gratuité est la préfiguration d’une autre société, fondée sur d’autres valeurs et d’autres règles que celles du marché et du profit capitalistes. D’où la résistance acharnée des « autorités », qu’elles soient conservatrices, néolibérales, « réformatrices », centristes ou social-libérales. 

La dimension écologique

Il existe encore une autre dimension de la revendication du transport gratuit, qui pour le moment n’a pas été suffisamment mise en avant par le MPL (mais qui commence à être prise en compte) : l’aspect écologique. Le système actuel, totalement irrationnel, de développement illimité de la voiture individuelle, est un désastre à la fois du point de vue de la santé des habitants des grandes villes – des milliers de morts à cause de la pollution de l’air directement provoquée par les pots d’échappement – et du point de vue de l’environnement. 

Comme on sait, la voiture est un des principaux émetteurs de gaz à effet de serre, responsable de la catastrophe écologique du changement climatique. Elle reste, depuis le fordisme jusqu’à aujourd’hui, la marchandise phare du système capitaliste mondial ; par conséquent, les villes sont entièrement organisées en fonction de la circulation automobile. Or, toutes les études montrent qu’un système de transports collectifs efficace, extensif et gratuit, permettrait de réduire significativement l’usage de la voiture individuelle. L’enjeu dépasse donc largement le prix du ticket de bus ou de métro, puisqu’il s’agit bien de faire advenir un autre mode de vie urbaine, un autre mode de vie tout court.

Pour résumer et conclure, la lutte pour le transport public gratuit est à la fois un combat pour la justice sociale, pour l’intérêt matériel des jeunes et des travailleurs, pour le principe de gratuité, pour la santé publique et pour la défense des équilibres écologiques. Il permet de former de larges coalitions et d’ouvrir des brèches dans l’irrationalité du système marchand. Ne devrions-nous pas, en France et en Europe, nous inspirer de l’exemple du MPL en impulsant dans nos villes des mouvements larges, unitaires, autonomes, de lutte pour la gratuité des transports publics ? 

Michael Löwy

Notes

1 Nous avons obtenu ces renseignements grâce à deux rencontres avec des militants du MPL à Sao Paulo, Brésil, en novembre 2013.