Depuis un mois, le mouvement populaire contre la vie chère en Martinique s’amplifie. Marcel Sellaye, militant du GRS (Groupe révolution socialiste) et ancienne tête de la liste Respé (Résistance ESPoir, Émancipation) nous explique les raisons de la colère et comment le mouvement se poursuit.
Comment est né le mouvement contre la vie chère ?
Des mobilisations impressionnantes des peuples antillais contre la vie chère ont eu lieu ces dernières années : en 2009, elles étaient initiées par le LKP en Guadeloupe et le K5F en Martinique, puis, plus récemment, dans le contexte de la pandémie de covid et celui moins spectaculaire de 2021. Le mouvement lancé le 1er septembre 2024 par le RPPRAC (Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéens) vise spécifiquement le prix des denrées alimentaires qui ont grimpé de façon spectaculaire de... 40 % selon l’Insee !
En réalité, la vie chère aux Antilles, en l’espèce en Martinique, est totalement dû à la structure de l’« économie martiniquaise » dont l’insertion dans l’économie mondiale remonte à 1957 (dans le cadre du Marché commun européen). Vie chère structurelle dont l’aggravation conjoncturelle est liée à une variation du contexte inflationniste global.
L’économie martiniquaise est une économie de dépendance vis-à-vis du marché français — un héritage du modèle économique colonial fondé sur le principe de l’exclusivité des échanges avec la « métropole » au détriment de la production locale.
80 % des produits alimentaires sont donc non seulement importés mais de surcroît ils transitent entre les mains de… 14 intermédiaires soucieux de leurs bénéficiaires !
Ce modèle économique est très coûteux pour la population, notamment pour les classes laborieuses et populaires (dont 35 % vivent sous le seuil de pauvreté).
Ce marché est dominé par l’oligopole GBH (Groupe Bernard Hayot), leader depuis 1960 de la grande distribution et dont le propriétaire béké figure parmi les 500 premières fortunes françaises. Cette même dépendance profite aussi à la multinationale CMA CGM (qui détient le monopole du transport maritime) qui participe au renchérissement du coût d’achat des produits, lequel s’élève, officiellement, à environ 7 % !
Quelles sont les revendications du mouvement ?
Il faut revenir à 2012, date à laquelle des mesures sont prises pour réguler ce marché, à travers un système de promotion permanente sur des produits de base (Bouclier Qualité Prix). Un système géré exclusivement par... les fournisseurs et distributeurs sous le regard bienveillant de l’État.
Devant la flambée continuelle des prix, une « commission d’enquête par rapport au coût de la vie dans les collectivités territoriales régies par les articles 73 et 74 » sous l’impulsion du député martiniquais Johnny Hajjar (Parti progressiste martiniquais, parti césairiste) révèle en 2023 l’opacité du système et le façonnage des marges exorbitantes par la grande distribution. C’est dans ce contexte, qu’apparaît le RPPRAC, dont l’équivalent en France serait les Gilets jaunes.
Lancé sur les réseaux sociaux, il se donne pour ambition de mobiliser simultanément, le 1er septembre, les peuples des colonies (Martinique, Guadeloupe, Guyane, Réunion) et les Antillais vivant en France.
Mais c’est en Martinique, à côté de ses leaders (Rodrigue Petitot et Aude Goussard) qu’il réunit le plus de monde (près de 800 personnes répondent à l’appel du 1er septembre) et mène depuis des opérations de blocage des supermarchés — en particulier les enseignes du groupe GBH (Carrefour)
Le mouvement a indiscutablement su imposer cette préoccupation légitime de la population, mais en écartant, et c’est dommage, au nom de « l’efficacité », la question des bas salaires et des pensions, la santé, les services publics, etc. Il a permis de provoquer plusieurs réunions officielles dites de « négociations » sur la baisse des prix, notamment en préfecture et au sein de l’Assemblée territoriale. Sans succès, après plus d’un mois de mobilisation, comme les leaders le reconnaissent officiellement. Un échec provisoire qui en toute hypothèse a conduit ses leaders à amender leur discours hégémonique et réviser leur rapport avec le mouvement syndical dont ils prétendaient, au début, se passer, au prétexte notamment de son « échec du mouvement de 2009 » et de sa responsabilité dans la situation actuelle.
Comment les autorités, y compris l’État français, répondent-elles ?
L’État ne pouvait faire mine d’ignorer la question de la vie chère après notamment l’échec avéré des mesures antérieures — dont il est le complice — et surtout après la publication du rapport de la commission d’enquête parlementaire du député Hajjar !
Du reste, le préfet s’est bien gardé d’inviter le député aux réunions en préfecture sur le sujet. Il s’est montré ferme dans son opposition à la revendication de transparence réclamée par le RPPRAC, qui voulait la retransmission en direct du film des débats.
Il n’a pas tardé à imposer le couvre-feu, à la suite des exactions nocturnes perpétrées en marge du mouvement et des échanges de tirs entre policiers et manifestantEs dans le quartier populaire de Sainte-Thérèse, mi-septembre !
Mais le fait le plus marquant, c’est le retour sur notre sol des CRS, ceux-là mêmes qui avaient été jugés indésirables après leurs méfaits à Fort-de-France en décembre 1959 ! Dans un contexte de vie chère, chômage, émigration forcée, revendication d’autonomie, de révoltes populaires urbaines, trois jeunes étaient tombés sous les balles des CRS.
Quelles sont les actions envisagées par le mouvement prochainement ?
Ce qui semblait jusque-là impensable (en raison des positions antisyndicales) s’est produit le 28 septembre dernier, lors d’un rassemblement à l’initiative de la CDMT (Centrale démocratique martiniquaise des travailleurs) dans un contexte de grève générale lancée par la seule CGTM (martiniquaise) à la Maison des syndicats : la rencontre « officielle » entre les leaders du RPPRAC et les militantEs et dirigeants des deux centrales syndicales, les militantes de l’UFM (Union des femmes de Martinique), les militantEs de la liste Respé (Résistance ESPoir, Émancipation) au cours d’un meeting tenu dans le même lieu devant une centaine de personnes ! Pour l’instant, sans perspective concrète et immédiate de travail.
Le meeting lancé à l’initiative de 3 syndicats (CGTM, CDMT et UNSA) le 4 octobre fut une première tentative pour entamer une discussion collective et approfondie sur le rapport avec le RPPRAC mais aussi et surtout pour penser la reconstruction des rapports détériorés (au sommet de l’intersyndicale) et préparer une mobilisation populaire, à la hauteur des enjeux sociaux et environnementaux, avec une garantie d’efficacité !
Propos recueillis par la rédaction, le 5 octobre 2024