Publié le Samedi 17 décembre 2016 à 12h50.

LuxLeaks : « Des centaines de milliards d’impôts qui chaque année échappent aux caisses des États, au financement des services publics »

Entretien. Lundi 13 décembre avait lieu au Luxembourg le procès en appel d’Antoine Deltour et de Raphaël Halet, à l’origine des Luxembourg Leaks, c’est-à-dire la révélation de nombreux accords secrets passés entre le fisc luxembourgeois et des multinationales, qui payaient ainsi moins d’impôts... À cette occasion, nous avons interviewé Romain Deltour, frère d’Antoine et porte-parole de son comité de soutien.

 

Peux-tu revenir sur les enjeux autour de LuxLeaks ?Les documents révélés par le LuxLeaks, sont des « tax rulings » (ou « rescrits fiscaux » en français) : ce sont des documents qui décrivent les montages fiscaux établis par les multinationales avec l’aide des grands cabinets d’audit, et validés par l’administration fiscale d’un pays (en l’occurrence le Luxembourg). Les centaines d’accords fiscaux des LuxLeaks documentent pour la première fois l’ampleur et le caractère systémique de l’optimisation fiscale agressive opérée par les multinationales avec la complaisance de certains États, au sein même de l’Union européenne. Concrètement, cela représente des centaines de milliards d’impôts qui – chaque année ! – échappent aux caisses des États, au financement des services publics.L’autre gros enjeu de l’affaire LuxLeaks est la protection des lanceurs d’alerte. Il est absolument inacceptable qu’un lanceur d’alerte comme Antoine Deltour, qui a accompli un devoir citoyen en informant sur des pratiques dommageables à l’intérêt collectif, soit aujourd’hui sur le banc des accusés et puisse être condamné. Ces citoyens exemplaires doivent être protégés, selon les principes mêmes de la Convention européenne des droits de l’homme !

Dans quelles conditions ces documents sont-ils sortis ?C’est en recherchant des documents de formation, à la veille de son départ de chez son ancien employeur, qu’Antoine est tombé accidentellement sur un dossier contenant des centaines de « tax rulings ». Conscient du potentiel informatif de ces document, et sensibilisé par le caractère abusif de certaines pratiques fiscales agressives, Antoine décide de les copier. Il cherche ensuite à faire expertiser ces documents auprès d’ONG expertes en évasion fiscale, mais sans grand succès.Quelques mois plus tard, c’est le journaliste Édouard Perrin qui prend contact avec Antoine, l’ayant repéré à travers un commentaire de blog qui lui semblait bien informé. Antoine prend alors la décision de lui parler des documents en sa possession, et de les lui remettre. Édouard Perrin utilisera ces documents pour réaliser un reportage pour le magazine Cash Investigation diffusé en 2012 sur France 2.C’est d’ailleurs suite à cette diffusion que Raphaël Halet est interpellé par ces pratiques et contacte Édouard Perrin pour finalement lui transmettre 16 déclarations fiscales de grandes multinationales. Des nouveaux documents qui seront utilisés pour un nouvel épisode de Cash Investigation.Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Tous ces documents en la possession d’Édouard Perrin tombent dans les mains de l’ICIJ, un consortium de journalistes d’investigation, qui les révèlent en novembre 2014 dans une quarantaine de médias internationaux sous le nom de « LuxLeaks ». Cela fait un grand bruit médiatique, et c’est à partir de ce moment que l’affaire devient véritablement connue du grand public.

Quelles étaient les motivations des deux lanceurs d’alerte, Antoine et Raphaël ?Antoine a toujours été extrêmement clair : il n’avait d’autre motivation que celle de l’intérêt général. En tant qu’auditeur, il avait eu l’occasion d’analyser des cas d’optimisation fiscale agressive fondés sur des « tax rulings ». Avec une vision citoyenne très critique des ces pratiques qu’il jugeait néfastes, c’est clairement avec l’intention d’attirer l’attention sur le caractère systémique et abusif des « tax rulings » qu’il a décidé de copier les documents, et de les transmettre par la suite au journaliste Édouard Perrin.À la barre, Raphaël Halet évoque lui aussi cette motivation : c’est en visionnant l’enquête d’Édouard Perrin qu’il a pris conscience qu’il participait indirectement à cette évasion fiscale et qu’il a voulu agir.

En retour, la machine judiciaire luxembourgeoise s’est donc mise en marche...C’est à la suite de la diffusion de l’épisode de Cash Investigation que PricewaterhouseCoopers (PwC), l’ancien employeur d’Antoine, porte plainte au Luxembourg. Ils identifient assez rapidement Antoine comme l’auteur des fuites, et il sera mis en garde à vue, perquisitionné, puis finalement inculpé en décembre 2014. Il risque jusqu’à 10 ans de prison et 1 250 000 euros d’amende !Le procès en première instance s’est tenu en avril et mai 2016. À l’issue du procès, Antoine se voit condamné à une peine de 12 mois de prison avec sursis, et une amende de 1 500 euros. Raphaël, lui, écope de 9 mois avec sursis et 1 000 euros d’amende. Le journaliste Édouard Perrin est relaxé.Ces peines pourraient paraître relativement légères par rapport aux peines maximales encourues, mais 12 mois de prison, même associées de sursis, ça reste très significatif ! Et le jugement semble incohérent : d’un côté, la justice reconnaît le rôle de lanceur d’alerte des inculpés, d’un autre côté, le caractère d’intérêt général n’est pas reconnu comme suffisamment fort pour justifier la violation du secret professionnel. Et surtout, Antoine n’aurait pas agi en lanceur d’alerte en copiant les documents, mais uniquement par opportunisme en les remettant au journaliste. On marche sur la tête ! Devient-on lanceur d’alerte du jour au lendemain, en se réveillant un beau matin ? Bien sûr que non, il s’agit d’un long processus, d’une prise de conscience critique, qu’Antoine avait bel et bien entamé avant sa démission de PwC et la copie des documents.Pour Antoine comme pour Raphaël, la décision de faire appel du jugement est donc évidente. Le parquet luxembourgeois fera lui aussi appel général, pour « ne pas saucissonner l’affaire », et Édouard Perrin se retrouve aujourd’hui à nouveau lui aussi sur le banc des accusés.Ce procès en appel est donc l’opportunité de souligner les incohérences du jugement et de montrer clairement que le cas d’Antoine répond parfaitement aux différents critères établis par la Cour européenne des droits de l’homme pour être protégé par la liberté d’expression.

En réaction, peux-tu nous parler des soutiens reçus et de la mobilisation autour des procès ?Depuis qu’Antoine a assumé publiquement son rôle et que nous avons constitué le comité de soutien  1.Et">http://helpraph.com… loin de faiblir, la mobilisation se renforce : à l’ouverture du procès en appel lundi, nous étions plus de 200 citoyens, représentant 20 pays différents, à se mobiliser en soutien aux lanceurs d’alerte ! Avec l’aide de plusieurs organisations (CCFD-Terre solidaire, ATTAC, ActionAid, Oxfam, le réseau Tax Justice Europe, la CGT, la LDH, et j’en oublie bien d’autres !) nous avons participé à l’organisation d’une belle mobilisation, dans un formidable élan de solidarité.Pour les lanceurs d’alerte, cette mobilisation est importante. Ils se sentent entourés et soutenus. Cela montre également que les citoyens européens accordent une réelle importance aux questions de justice fiscale et au besoin de protection des lanceurs d’alerte.

Quelles suites peut-on attendre ?Sur le plan judiciaire, il est trop tôt pour se prononcer… mais une chose est sûre : quelle que soit la décision des lanceurs d’alerte, il y aura du monde pour les soutenir !

Propos recueillis par Manu Bichindaritz