Publié le Mardi 19 avril 2022 à 20h08.

« Non à l’OTAN » ou la crise identitaire de la gauche espagnole

Les terribles images qui nous parviennent après le retrait des troupes russes de la région de Kyiv révèlent l’ampleur de l’offensive russe et obligent les dirigeant-e-s politiques à condamner unanimement l’attaque de Poutine contre l’Ukraine, y compris ses alliés naturels (l’extrême droite). Dans ce contexte, certain-e-s des plus radicaux éprouvent le besoin d’exprimer, ne serait-ce que par un geste esthétique, leur aversion pour l’unanimité nationale. Les député-e-s de la CUP (gauche radicale indépendantiste catalane), du BNG (gauche nationaliste galicienne) et le Secrétaire général du PCE (Parti communiste) refusent d’applaudir Zelensky.

Mais ce geste esthétique n’est guère étonnant. Il n’est que la conséquence logique des analyses et des positions de la gauche espagnole sur la situation ukrainienne. Albert Botrán (député de la CUP) explique la signification de son geste dans son article « Applaudir Zelensky », dans lequel il commence par déclarer que « l’occupation russe de l’Ukraine n’a qu’un seul responsable, Poutine » pour se contredire dans le paragraphe suivant dénonçant les « responsabilités » des autres puissances et de l’État ukrainien. Si seuls quatre députés ont poussé jusqu’au bout leur logique en refusant d’applaudir Zelensky, la logique du « oui mais en fait non » fait pratiquement l’unanimité au sein de la gauche (radicale) espagnole qui (1) désigne l’OTAN comme (a minima) co-responsable du conflit, (2) s’oppose par conséquent à tout soutien matériel concret à la résistance armée ukrainienne afin d’« empêcher l’escalade » et (3) pointe systématiquement (et souvent exagère) tous les défauts du gouvernement/de l’État ukrainien comme prétexte pour garder, de facto, ses distances avec tout le peuple ukrainien et le laisser seul face à l’attaque impérialiste russe.

L’incohérence de cette position est manifeste. L’obsession pour la responsabilité de l’OTAN ne résiste pas à une analyse concrète de la situation concrète, comme ne cessent de le répéter les camarades syriens et ukrainiens. Bien que cette position ne soit ni unique ni exclusive à la gauche espagnole, puisqu’elle est assez répandue dans toute l’Europe occidentale, la particularité de l’Espagne, et d’autres pays du sud de l’Europe, est que cette position est hégémonique et laisse peu de place à la contradiction.

Selon moi, l’analyse que la gauche espagnole fait de la situation en Ukraine s’éloigne de la réalité parce qu’elle ne cherche pas à la comprendre, mais répond plutôt à ses propres intérêts internes : la nécessité d’une affirmation identitaire « radicale » d’une gauche de plus en plus institutionnalisée conjuguée à un désintérêt pour nos voisin-e-s de la périphérie de l’Europe qui fait d’elleux le vecteur idéal de cette auto-affirmation.

« Non à l’OTAN » : une affirmation identitaire

L’opposition à l’OTAN est une marque identitaire de la « vraie » gauche dans l'État espagnol. L’adhésion de l’Espagne à l’OTAN, qui a été ratifiée à l’issue d’un référendum organisé en 1986, est un symbole majeur de l’institutionnalisation du PSOE et de sa trahison de la gauche et des classes populaires du pays. En effet, si le PSOE est arrivé au pouvoir en 1982 avec pour slogan « l’OTAN, d’entrée, non », il a mené en 1986 la campagne pour le oui qui l’a emporté de peu, malgré l’opposition massive de la gauche qui, regroupée dans la Plateforme Civique pour la sortie de l’Espagne de l’OTAN, s’est consolidée peu après dans la coalition électorale Izquierda Unida.

Au cours de la dernière décennie, d’importants secteurs de la gauche radicale espagnole sont passés d’une stratégie de rupture à une stratégie de « gouvernabilité », faisant face à de nombreuses contradictions et tensions internes. Les trajectoires de la CUP depuis 2011 et de Podemos depuis 2014 témoignent de ce processus d’institutionnalisation de la gauche et de toutes ses contradictions. Évidemment, ces deux formations sont très différentes en termes de fonctionnement, d’organisation et de positionnement sur l’échiquier politique, dans la mesure où le contexte catalan est différent du contexte national, et sachant que Podemos est une formation beaucoup plus verticale et institutionnalisée que le CUP.

Pourtant, malgré ces différences notables, les deux formations sont passées par un processus d’institutionnalisation. Ces deux dernières années, elles ont affronté des scissions internes pour cette raison. Les deux formations s’efforcent constamment de se démarquer de leurs alliés institutionnels (du gouvernement dans le cas de Podemos). La réalité à laquelle font face ces deux organisations est que l’institutionnalisation est incompatible avec la rupture et que les deux sont nécessaires dans tout processus de transformation sociale mais peuvent difficilement être incarnées par un même agent politique. La crise entre Yolanda Díaz pour son soutien à Pedro Sánchez dans l’envoi d’armes en Ukraine, et le reste de l’équipe d’Unidas Podemos qui accuse le PSOE d’être « le parti de la guerre » illustre parfaitement cette tension.

Et les Ukrainien-ne-s dans tout ça ?

Dans ce contexte, la guerre en Ukraine se présente comme une occasion idéale pour se démarquer et réaffirmer l’identité de la gauche radicale anti-atlantiste qui s’oppose à la « gauche » institutionnelle, monarchiste, atlantiste, vendue au système et aux intérêts américains (incarnée en dernière instance par le PSOE). Mais ce qui permet cela en Espagne, comme dans le reste de l’Europe occidentale, c’est qu’au fond ce qui se passe en Ukraine ne nous importe que dans la mesure où cela peut nous affecter, et les ukrainien-ne-s nous importent peu. En tant qu’« autres » orientaux, iels peuvent être instrumentalisé-e-s à volonté pour les faire correspondre à la logique de nos propres récits.

Le récit de la gauche espagnole invisibilise délibérément la participation à la résistance ukrainienne de camarades socialistes, anarchistes et féministes tout en magnifiant le poids de l’extrême droite et l’autoritarisme du gouvernement ukrainien. Par exemple, la méfiance envers Zelensky et certains secteurs de la résistance ukrainienne est régulièrement utilisée pour justifier la prise de distances avec la résistance ukrainienne dans son ensemble et lui refuser toute solidarité concrète. Le récent tweet d’Álvaro Aguilera, coordinateur d’Izquierda Unida (IU) à Madrid, accusant Zelensky d’être un « danger pour la paix » et « l’héritier d’un coup d’État qui a interdit le parti communiste et 11 autres partis » illustre bien cette tendance. Albert Botrán dénonce également dans son article l’interdiction du Parti communiste ukrainien en 2015 (avant l’arrivée au pouvoir de Zelensky en 2019) ainsi que la récente interdiction de plusieurs partis accusés d’être pro-russes. Álvaro Aguilera, Albert Botrán et leurs organisations respectives n’ont, et n’ont jamais eu, évidemment, aucun lien avec un parti conservateur, raciste et antiféministe qui défendait la peine de mort, la famille traditionnelle, s’opposait aux droits reproductifs des femmes et persécutait les personnes lgtbqi+, malgré l’appellation « parti communiste » pour des raisons historiques.

Il existe cependant une gauche féministe, antiraciste et anticapitaliste en Ukraine qui résiste à l’invasion russe avec et sans armes tout en continuant à s’opposer à la politique de Zelensky. Une gauche avec laquelle IU et la CUP n’ont pas de relations directes, parce qu’iels ne le veulent pas. Pourtant iels le pourraient puisque leurs organisations partenaires de pays comme la France, la Suisse, la Belgique ou l’Allemagne collaborent étroitement avec cette gauche ukrainienne et d’autres organisations d’Europe de l’Est dans le Réseau européen de Solidarité Ukraine (RESU). Les représentants de la CUP et d’IU préfèrent faire comme si cette gauche ukrainienne et cet espace internationaliste n’existaient pas et s’érigent en défenseurs d’une gauche fantasmée et inexistante qui ne ferait pas partie de la résistance ukrainienne mais au contraire serait étouffée par cette dernière.

Cette logique n’est pas le monopole d’IU ou de la CUP. Podemos a participé au Forum européen contre la guerre à Rome à l’initiative de la coalition italienne Potere al Popolo dont l’objectif est d’articuler un mouvement anti-guerre européen et dont les deux premières revendications sont l’opposition à l’envoi d’armes à l’Ukraine et l’opposition à des sanctions contre la Russie. Le mouvement n’a évidemment pas de représentants ukrainien-ne-s et ignore leurs revendications.

Les féministes espagnoles ont lancé un manifeste féministe transnational avec 150 signatures d’éminentes féministes d’Europe et des Amériques. Parmi elles, pas une seule féministe de l’Europe post-soviétique. Leur absence est évidente dans le contenu, qui est contraire aux revendications des féministes ukrainiennes. Évidemment, les féministes qui sont en contact étroit avec les féministes ukrainiennes et polonaises ont refusé de signer ce manifeste.

Si ce qui inquiétait vraiment la gauche espagnole était l’équilibre des forces internes de la résistance ukrainienne, le plus logique ne serait-il pas d’établir des liens étroits avec la gauche anticapitaliste antipatriarcale et antiraciste en Ukraine pour la renforcer autant que possible ? Le problème est que cette gauche, la vraie, ne leur sert pas, car elle ne rentre pas dans leur stratégie de démarcation. Pour continuer à raconter la même histoire, il faut silencier et invisibiliser les secteurs progressistes de la résistance ukrainienne, en leur refusant toute solidarité concrète, ce qui a pour conséquence l’affaiblissement de la gauche en Ukraine. Les militant-e-s de gauche ukrainien-ne-s, en revanche, n’arrêtent pas de nous interpeller : iels sont dans les réseaux internationalistes, iels écrivent sous les bombes et en anglais, iels traduisent leurs productions en espagnol et iels vous accueilleraient à bras ouverts au sein du Réseau Européen de Solidarité Ukraine (RESU).

La dérive confusionniste et la responsabilité politique de la gauche

Le problème de s’accrocher à une position identitaire est qu’elle nous enferme dans une interprétation biaisée de la réalité qui participe d’une atmosphère nauséabonde. Le jour où la gauche espagnole comprendra enfin que cette fois-ci (une fois n’est pas coutume) le problème n’est pas l’OTAN, que Poutine représente un réel danger pour les ukrainien-ne-s, pour les russes et potentiellement pour le reste de l’Europe, le récit complotiste et négationniste se sera déjà bien installé. En fait, il est déjà en place. Dans un éditorial récent, Ignacio Escolar a expliqué que de nombreux lecteurs se désabonnent d’El Diario, les accusant d’être financés par l’OTAN.

L’obsession de la gauche espagnole et de la gauche de l’Europe occidentale pour l’OTAN a fait d’elle les idiots utiles de l’impérialisme russe, et les principaux relais de la propagande du Kremlin. La rhétorique made in Kremlin de « l’expansion de l’OTAN » et de « la dénazification de l’Ukraine » rappelle trop celle du révisionnisme franquiste qui délégitime la Deuxième République espagnole pour justifier le coup d’état fasciste. L’Ukraine est loin d’être un pays parfait ou exempt de contradictions, mais elle est (ou plutôt était, avant l’invasion) préférable à la Russie dans tous les domaines : participation démocratique, droits civils et politiques, liberté d’expression, etc.

En insistant sur cette lecture biaisée, la gauche espagnole contribue à semer la confusion dans un contexte historique marqué par la désaffection politique et par la méfiance à l’égard des institutions, qui est propice à la propagation de théories complotistes. Si, après le discours de Zelensky devant le Congrès des députés, dans lequel il a fait un parallélisme entre les massacres de Boutcha et Gernika, l’extrême droite espagnole s’est réfugiée dans le révisionnisme franquiste pour renier Gernika, le négationnisme concernant les massacres en Ukraine s’est déployé dans les secteurs de gauche des réseaux sociaux. Une personnalité comme Manuel Delgado, intellectuel et militant communiste, poste sur ses réseaux sociaux « Je ne crois absolument rien de ce qu’on nous raconte sur ce qui se passe en Ukraine. Rien ».

Le seul antidote contre le négationnisme propre au repli identitaire qui tourne le dos à la réalité est la pratique concrète internationaliste. Toute orientation politique qui ne se développe pas dans un dialogue permanent avec la praxis est déficiente. La gauche espagnole ne pourra pas prendre des positions internationalistes pertinentes tant qu’elle ne pratiquera pas activement l’internationalisme. La gauche espagnole ne comprendra rien à ce qui se passe en Ukraine tant qu’elle ne daignera pas dialoguer avec la gauche ukrainienne.

Lien vers l'original : https://www.elsaltodiario.com/laplaza/otan-no-o-la-crisis-de-identidad-de-la-izquierda-espanola