Par Ghayath Naïssé(1)
Il est courant d’observer, lors de processus révolutionnaires, un décalage entre les masses insurgées et les partis qui prétendent parler en leur nom. Mais le fossé a rarement été aussi large qu’en Syrie, où les deux grandes coalitions affirmant représenter la révolution se caractérisent, l’une par son inféodation aux impérialismes occidentaux et à leurs alliés du Golfe, l’autre par des positions conciliatrices envers le régime. A l’opposé des aspirations du peuple syrien, aussi déterminé à imposer ses objectifs démocratiques radicaux qu’à défendre son indépendance nationale.
Le Conseil national syrien
Istanbul a accueilli en mars dernier la seconde réunion du groupe des « Amis de la Syrie », en présence de représentants de 83 pays ; cette réunion a reconnu le Conseil national syrien (CNS) comme « représentant tous les Syriens » et « partie principale » de l’opposition syrienne. Si cette déclaration est restée en-deçà des prétentions du Conseil, qui se veut le « représentant unique et légitime du peuple et de la révolution », elle marque néanmoins un soutien clair et franc de la part des gouvernements représentés, notamment ceux des Etats-Unis, d’Europe, d’Arabie Saoudite, du Qatar et de Turquie, ses parrains qui lui apportent une aide politique, financière et médiatique.
La constitution du CNS, annoncée à Istanbul le 2 octobre 2011, a rencontré un certain écho au sein de la révolution syrienne en manque d’une expression politique. Mais le CNS a vite dilapidé son crédit auprès des masses, en raison de son organisation non démocratique, des tâtonnements de ses déclarations, de ses positions opportunistes quant au respect de la volonté du peuple syrien, de son hostilité affichée à l’axe Iran-Hezbollah en faveur de l’Arabie Saoudite, du Qatar et de la Turquie, de ses compromissions sur la question de la libération du Golan (il a appelé à « sa restitution via des négociations en vertu de la légitimité internationale »), des positions confuses de nombre de ses dirigeants, à l’instar des déclarations élogieuses envers l’Etat d’Israël de sa porte-parole, Bassma Kodmani.
Les illusions du CNS quant à une intervention étrangère imminente et sa soumission organique à l’agenda politique de ses Etats « parrains », ajoutées aux conflits personnels, aux différends politiques et aux scandales financiers, ont fini par liquider ce qui lui restait de crédibilité aux yeux des manifestants. Ses liens à l’intérieur du pays se limitent à un nombre restreint de groupes, essentiellement de l’ASL (Armée syrienne libre).
Un rapport de deux centres européens d’études, paru en janvier dernier, indique que « le CNS, qui n’a pas de poids et de racines en Syrie, peu de militants, aucune assise intérieure, est soutenu et financé par le Qatar, l’Arabie Saoudite et les Etats occidentaux et leurs médias. Le principal objectif de ce soutien est de légitimer une éventuelle intervention en Syrie, que le CNS appelle de ses vœux »
Le communiqué de fondation du CNS laissait déjà apparaître une contradiction entre deux principes, à savoir le refus de « toute intervention militaire attentant à la souveraineté nationale » et l’exigence concomitante de « la protection internationale des civils » sous forme de corridors humanitaires ou de zones de sécurité et tampons. Tous ses communiqués appellent à une intervention militaire étrangère, à l’instar de la demande adressée à la mi-avril au Conseil de sécurité « d’une intervention au titre de l’article 7 » et du communiqué du 21 avril exigeant une « intervention militaire décisive ».
Le CNS a traversé récemment une crise sérieuse, quand il a échoué à se désigner un président après la démission de Borhan Ghalioun et qu’à cette occasion se sont révélées au grand jour les luttes de couloirs entre les islamistes, avec à leur tête l’organisation des Frères Musulmans, et ceux qui se revendiquent ou sont apparentés aux courants laïcs. Sans compter que nombre de ses membres l’ont quitté pour des raisons diverses ces derniers mois.
Les Comités locaux de coordination (CLC – voir plus bas) ont également menacé de s’en retirer, ou au moins de geler leur adhésion s’il n’y avait pas de correction des erreurs commises et de traitement des demandes essentielles à leurs yeux pour redresser le Conseil. Ils ont estimé que ce dernier, à la suite de la réunion de Rome, qui avait vu une accentuation extrême des divergences, était en déclin permanent. Et qu’il y avait « absence de consensus sur un projet commun entre le Conseil et le mouvement révolutionnaire », ce mouvement dont il paraît que les représentants des CCL tels Khalil Elhajj Salah, Houzan Ibrahim et Rima Flihane, boycottaient les réunions du CNS ces derniers mois, en signe de protestation contre sa marginalisation. Le CNS se réduit de plus en plus à un bureau de relations publiques et de financement, otage du parrainage des Etats précités.
Le CCNCD
Quant à l’autre force politique connue de l’opposition, le Comité de coordination nationale pour le changement démocratique (CCNCD), elle a vu le jour le 26 juin 2011, et regroupe des forces de l’opposition traditionnelle, des restes de partis de gauche et nationalistes (Rassemblement national démocratique, Rassemblement de la gauche marxiste) et quelques personnalités islamistes et libérales. Dès les premiers mois, le Comité, à l’exception de certains de ses jeunes cadres issus du Parti de l’union socialiste (nassérien), s’est empêtré dans ses rapports avec la révolution. Des membres d’autres partis y participent également, à titre personnel. Il s’agit de vieux politiciens traditionnels qui sont loin de comprendre ce qui se passe, à savoir une révolution, et incapables de sentir le pouls du mouvement révolutionnaire auquel ils s’adressent de façon dédaigneuse et hautaine.
Le CCNCD se caractérise par ses positions inconsistantes, puisque tout en appelant à « abattre le régime sécuritaire et autoritaire » et à « changer le régime », il s’affirme ouvert au dialogue avec le régime. Ses dirigeants, qui prétendent représenter « le bloc silencieux », se sont laissé aller à des déclarations insultantes pour le mouvement insurrectionnel et les révolutionnaires. Le CCNCD a adopté une série de positions misant essentiellement sur l’action diplomatique en direction des pays alliés du régime, la Russie, la Chine et l’Iran. Il a misé sur une initiative arabe, et longtemps sur celle de Kofi Annan.
Beaucoup de ses membres l’ont quitté en protestant contre la monopolisation de la direction par un petit groupe de personnes. Ce sont des forces politiques qui sont toujours considérées par le régime comme étant une « opposition nationale » et qui appellent au dialogue avec lui. N’eût été la couverture politique relativement « sécurisante » que confère le Comité de coordination à beaucoup de militants politiques en Syrie, un nombre plus important encore l’aurait quitté.
Une autre structure présente en Syrie est le Courant de la construction de l’Etat syrien de Louay Hossein, qui dit n’être pas concerné par la question du pouvoir, mais par un dialogue politique avec le régime à des conditions bien définies, proche des thèses du CCNCD.
Enfin, le Front du changement et de la libération se considère opposant. Il est composé des partis Volonté populaire, nouvelle appellation du parti de Kadri Jamil, de L’unité des communistes, une des scissions du Parti communiste syrien, et d’une des fractions du Parti national social syrien, dirigée par Ali Haïder, ces deux derniers partis étant proches du pouvoir. En raison des positions de leurs dirigeants face à la révolution, beaucoup de cadres de ces partis, notamment des jeunes, les ont quittés pour rejoindre le mouvement révolutionnaire.
Depuis le mois de février des militants, revenus de leur expérience au sein du CCNCD ou d’autres structures, ou bien qui n’y avaient pas trouvé leur place, tentent de créer une nouvelle organisation, appelée Forum démocratique syrien. Ce dernier a tenu sa première réunion au Caire du 13 au 16 avril. Il se veut un espace de discussion et de dialogue, une passerelle afin de réunifier l’opposition par une action « conciliatrice » et « de réflexion ». Il n’est rien sorti de cette réunion qui distinguerait le Forum des autres forces de l’opposition et ses initiateurs sont de la même veine que les dirigeants du Comité ou du Conseil.
Les expressions du mouvement révolutionnaire
La révolution syrienne a éclaté le 15 mars 2011 de façon spontanée. L’incendie s’est propagé à la Syrie toute entière, obligeant les jeunes révolutionnaires à créer des formes d’organisation des mouvements de protestation et de gestion des problèmes de l’information et de l’activité. Ils ont mis en place des « coordinations » au niveau des quartiers, villes et régions. Ces coordinations jouent un rôle d’agitation, d’information ou de secours, mais peu assument toutes ces tâches à la fois.
L’absence de forces politiques organisées sur le terrain a conduit à une éruption du phénomène des coordinations au point de rendre difficile, voire impossible,
l’évaluation de leur nombre réel, de leur taille et du rôle de chacune. Mais on peut dire qu’elles englobent des coordinations territoriales, dont le nombre n’est pas rendu public, et d’autres dont l’activité tourne autour de l’information et des médias, qui sont connues. Ces derniers mois, en raison de la détérioration de la situation humanitaire, des comités ou coordinations de secours humanitaire se sont constitués.
Quelques mois après le début de la révolution, on a assisté à des tentatives de regroupement de coordinations, et à l’annonce de la constitution de « l’Union des coordinations de la révolution syrienne » qui a publié son communiqué de fondation début juin 2011. Sa mission est de représenter le mouvement civil, politiquement et médiatiquement, de coordonner et d’unifier l’action sectorielle. Elle vise à constituer la base d’un conseil de la jeunesse et des militants de la révolution, pour protéger ses objectifs et garantir leur réalisation totale. Le comité de l’Union regroupe des coordinations locales de toutes les régions, villes et quartiers. Son discours se distingue par une teinte islamique, sans que cela signifie son appartenance politique aux Frères Musulmans ou aux courants salafistes.
Il y a eu aussi la constitution des Comités locaux de coordination (CLC). Dans leur communiqué du 29 août 2011, ceux-ci refusent la militarisation de la révolution et les dangers qu’elle fait encourir à la lutte révolutionnaire des masses. Ces comités ont rejoint le CNS, dont ils sont membres fondateurs. Ils ont précisé à ce sujet, par un communiqué du 20 septembre 2011, qu’ils le faisaient « en dépit de remarques sur l’action du Conseil, les modalités de sa constitution et la représentation des forces en son sein ».
Les CLC se distinguent aussi par leur appréciation de l’intervention et de la protection internationales. Dans leur communiqué du 2 novembre 2011, ils indiquent que « nous soutenons, dans ces circonstances très particulières, le droit du peuple syrien à affirmer son droit à décider de son destin, face à la communauté internationale. Nous considérons que les appels émis sur la base du « droit d’ingérence », du « devoir d’ingérence », de « l’ingérence humanitaire » ou encore de la « responsabilité de la protection » ne doivent pas conduire à contrarier les aspirations du peuple syrien à un changement pacifique par ses propres forces, ou à traiter le peuple syrien comme un champ d’influence dans le jeu des nations (…) Le peuple syrien ne veut pas remplacer l’oppression par la soumission à une influence étrangère. Le peuple syrien a arraché son indépendance et a fondé son Etat moderne. Il ambitionne de libérer tout son territoire, en premier lieu le Golan, et de poursuivre son soutien à la lutte des peuples pour décider de leur destin, en premier lieu aux droits du peuple palestinien. Le peuple syrien qui s’insurge contre ses oppresseurs n’abandonnera pas la révolution pour des formes de domination étrangère. »
En dépit des spécificités des positions des CLC, ces derniers considèrent encore le CNS comme une couverture politique exprimant leurs positions, alors qu’elles sont parfois totalement contradictoires. L’essentiel de leur activité, à l’exception de certaines coordinations de terrain, qui s’en considèrent partie prenante, consiste en un travail médiatique.
Le 18 août 2011, lors d’une réunion à Istanbul, la « Commission générale de la révolution syrienne » a vu le jour, dans un climat de prolifération des congrès de l’opposition à l’étranger. Elle regroupe, si on s’en tient à son communiqué de constitution, 40 coordinations, les pages de la révolution syrienne sur Facebook et ses réseaux médiatiques. Un discours à connotation islamique domine le ton des communiqués de ces derniers mois ainsi que l’activité médiatique.
Ces coordinations ne sont pas les plus importantes au niveau de l’action. Il existe de nombreuses coordinations de terrain, constituées de comités locaux formés dans les villes, tandis que les localités et les villages ont conservé des comités qui s’appellent coordinations. S’y retrouvent des militants de diverses obédiences politiques, ou sans ligne politique définie. Leur objectif essentiel est le combat commun pour abattre le régime, mais leur caractère local et leur éclatement restent une des faiblesses du mouvement révolutionnaire.
Mentionnons encore la « Rencontre nationale des forces et des coordinations de la révolution », qui regroupe un nombre important de militants de terrain dans trois régions essentiellement (Hama, Deraa et Dir Ezzor), les « Libres de la révolution de la dignité », un regroupement de coordinations actives à Damas et dans ses banlieues, et le « Rassemblement NABDH pour la jeunesse civile » qui est actif à Homs et ses campagnes, ainsi que Damas et ses banlieues. Enfin la « Coalition Watan », constituée le 13 février 2012, qui regroupe de nombreux comités actifs sur le terrain, n’est pas encore parvenue, malgré son activité, à faire reconnaître sa voix. Elle fait face à des pressions de tous bords : des appareils sécuritaires, ce qui était attendu, mais aussi du CCNCD, du CNS, du Forum démocratique, chacun d’entre eux avec ses propres buts politiques.
La Coalition Watan, qui regroupe maintenant 17 formations, pourrait être le point de départ de la construction d’une direction de masse révolutionnaire alternative, d’autant qu’elle compte dans ses rangs un nombre important de groupes de gauche combatifs. Il faut œuvrer à intégrer ceux qui sont encore à l’extérieur, par exemple les « Coordinations des communistes syriens » qui comptent parmi eux des jeunes extraordinaires d’enthousiasme, ou le groupe Perspectives de gauche.
Il ne fait aucun doute que la sauvagerie du régime dictatorial, l’augmentation du nombre des déserteurs, en parallèle avec la tendance à la militarisation et l’armement, en tant qu’instrument d’auto-défense, conduit nombre de coordinations à une confusion entre leur composante majoritaire attachée à la lutte de masse non armée, et des groupes minoritaires qui penchent du côté de l’action armée.
Un problème notoire au sein du mouvement révolutionnaire est celui posé par le CNS, plus particulièrement par sa composante hégémonique, les Frères musulmans, qui gagnent de la sympathie, même de façon limitée, du côté des militants des coordinations car ils apportent des aides, des secours, un soutien financier aux militants, en profitant de la manne financière en provenance des pays qui les parrainent. Mais ni le CNS, ni son noyau essentiel, les Frères musulmans, ne peuvent faire ce qu’ils veulent car peu de militants acceptent une aide conditionnée : les révolutionnaires se sont libérés du suivisme, ils considèrent qu’offrir de l’aide est un devoir et non une faveur.
La situation kurde
Alors que la révolte du peuple kurde en mars 2004 avait placé la question kurde au cœur des luttes en Syrie, la majorité des forces d’opposition arabes n’a compris son importance que tardivement. Les forces kurdes se sont senties seules et abandonnées. La position de la majorité de ces forces a été effectivement honteuse, et elle a laissé des séquelles. La méfiance est légitime dans la mesure où leurs positions à l’égard des Kurdes restent confuses et contradictoires.
Cela a poussé plusieurs partis kurdes à se retirer du CCNCD, en octobre 2011, pour former le Conseil National Kurde (CNK). De même, les principales composantes kurdes se sont retirées du CNS après la réunion des 26 et 27 mars 2012 à Istanbul, tenue sous le slogan de « l’unification de l’opposition syrienne ». Suite à la publication par le CNS de son « document national sur la question kurde », la majorité des membres du bloc national kurde y est revenue.
Le CNK regroupe aujourd’hui la majorité des forces politiques et des coordinations kurdes, à l’exception du Parti de l’union démocratique (PYD), la branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dirigé par Abdullah Ocalan, emprisonné en Turquie. Le PYD est membre du CCNCD. Au sein du CNK existe également le Courant indépendant kurde, fondé par une personnalité éminente, Michel Temo, assassinée le 7 octobre dernier. Ce parti fondé en 2005 défend des positions tranchées, hostiles au régime dictatorial, et est déterminé à l’abattre.
La jeunesse kurde a participé depuis le début aux protestations avec beaucoup d’enthousiasme, et elle continue. Comme dans les autres régions de Syrie elle a créé ses coordinations, actives sur le terrain. Leur majorité a adhéré au CNK.
A l’exception de la région d’Afarin, sous hégémonie du PYD, et qui connaît un calme relatif, les régions kurdes se sont embrasées. Elles s’inscrivent dans la dynamique générale tout en ayant une spécificité nationale. Les manifestations de mars dernier se sont ainsi menées sous le slogan des « droits kurdes », afin d’affirmer le refus du peuple kurde des positions du CNS et du reste de l’opposition arabe sur la question kurde.
Dans leur ensemble, les forces kurdes revendiquent le droit du peuple kurde à décider de son destin, dans un « Etat non centralisé » sur l’ensemble de la Syrie, la reconnaissance constitutionnelle des droits nationaux du peuple kurde (seconde nationalité du pays), le refus des injustices et l’abolition de toutes les lois et mesures préjudiciables à leurs droits. En tout cas, on n’entend pas d’appel à la sécession.
Le PYD jouit d’un traitement particulier du régime, dont il est invité à « avaler les couleuvres ». La raison en est son hostilité envers le gouvernement turc, qui représente une menace pour le pouvoir syrien. Le PYD construit dans ses régions une « autogestion démocratique » œuvrant à gérer les régions où il est présent et influent. Les forces du CNK ont elles aussi créé des « conseils locaux ».
Le PYD se caractérise par la discipline de ses membres et sa fermeté envers ses dissidents ou concurrents, ainsi que par le fait que le parti-mère en Turquie dispose de forces armées ayant des prolongements en Syrie. La crainte d’une escalade des combats avec les forces du CNK a conduit à l’adoption, le 3 mars 2012, d’un document « de compréhension mutuelle » destiné éviter les combats fratricides inter-kurdes.
Une stratégie pour la Syrie ne peut esquiver une réponse claire à la question nationale kurde, à même de créer la confiance entre le peuple kurde, ses forces politiques (qui souffrent des mêmes problèmes que l’opposition arabe, tout en s’en différenciant par le fait d’être majoritairement laïques) et les forces de la révolution et des masses arabes insurgées, pour unifier les luttes afin d’abattre le régime et édifier une Syrie libre, démocratique et laïque, dont tous les citoyens seraient égaux, par delà leurs origines ethniques, religieuses ou sexuelles.
Les régions kurdes marginalisées et paupérisées ne se lanceront dans des luttes politiques et sociales communes que lorsqu’une position révolutionnaire claire sera arrêtée par les forces arabes face à la question nationale kurde. Nous n’encourageons pas la séparation du peuple kurde en Syrie car nous considérons que dans les circonstances actuelles, cela serait préjudiciable à la lutte commune des couches sociale populaires contre leurs bourgeoisies, toutes nationalités confondues. Cela affaiblirait la lutte contre la dictature et notre lutte commune pour la justice sociale, et pourrait conduire le pays à une guerre civile catastrophique. Cela assujettirait les masses populaires kurdes à des directions nationales qui n’ont rien à envier aux directions arabes.
Notre position de principe repose sur l’intérêt commun kurde-arabe dans la lutte contre le régime despotique, la reconnaissance de l’oppression nationale subie par le peuple kurde de la part de tous les gouvernements arabes en Syrie, la fin de ces injustices et la réalisation de l’égalité totale entre tous les citoyens syriens, quelle que soit leur appartenance nationale, ethnique, religieuse ou sexuelle, la reconnaissance constitutionnelle des droits nationaux du peuple kurde de Syrie – donc du droit à l’autodétermination et à faire sécession, même si nous invitons nos populations kurdes à demeurer dans l’unité populaire syrienne.
C’est seulement à partir de cette position que nous pourrons renforcer la lutte commune de toutes les composantes nationales des masses syriennes pour abattre le régime d’oppression et réaliser la liberté, l’égalité et la justice sociale.
Construire une direction révolutionnaire de masse
De façon générale, la force d’un mouvement révolutionnaire réside dans les classes laborieuses et paupérisées, ainsi que dans la jeunesse. La seule composante sociale à être massivement descendue sur le terrain est jusqu’à présent celle des étudiants, dont la majorité a des origines sociales ouvrières ou moyennes ,et qui représentent dans ces conditions les « intellectuels » de ces classes.
A ce jour, la classe ouvrière n’est pas intervenue en tant que telle. Une exception est la protestation des classes moyennes et inférieures dans les syndicats ouvriers, dominés par les appareils du pouvoir, en faveur de l’autonomie de ces syndicats par rapport à l’Etat, de l’augmentation des salaires, de meilleures conditions de travail, et contre les licenciements (plus de 100 000 travailleurs ont été licenciés l’année dernière, le pouvoir ayant fermé plus de 180 usines). En dépit des liens entre le pouvoir et la bureaucratie de l’Union générale des travailleurs, la contestation frappe cette dernière depuis 2006, et va croissant avec la révolution en cours.
Aucune force politique de l’opposition ne se soucie d’agir dans la classe ouvrière syrienne, dont le nombre avoisine les deux millions. Aucune non plus ne propose un programme défendant ses intérêts ou ses revendications, ni n’appelle à son indépendance par rapport à l’Etat ni même à construire des syndicats autonomes. N’omettons pas la marginalisation et les réquisitions de terres auxquelles se sont heurtés les travailleurs des zones rurales dans les années passées, et la nécessité de proposer un nouveau programme de développement rendant aux petits paysans leurs droits et l’administration directe de leurs affaires, avec l’aide de l’Etat.
La société syrienne est plurinationale et multiconfessionnelle. Il sera impossible de convaincre de larges secteurs, notamment les couches moyennes habitant les deux grandes villes que sont Damas et Alep, sans proposer un programme reconnaissant les droits nationaux des minorités nationales et la laïcité de l’Etat à construire sur les ruines du régime actuel. Cette laïcité ne signifie nullement l’hostilité envers les religions, mais la séparation de la religion et de l’Etat, ainsi que la reconnaissance des droits des femmes, leur égalité avec les hommes, celle de tous les citoyens en droits et en devoirs, quelle que soit leur appartenance ethnique, nationale, religieuse ou sexuelle.
Le peuple syrien insurgé est jaloux de son indépendance, il refusera toutes les tentatives de la brider, que ce soit par le pouvoir en place ou par des forces étrangères. Il est attaché à la restitution de ses terres spoliées, comme à la lutte du peuple palestinien pour la restitution de tous ses droits historiques.
Lors de la guerre civile espagnole des années 1930, dans le cadre d’une lutte armée de masse, Trotsky estimait que « la tâche urgente des communistes espagnols n’est pas (seulement) la lutte pour arracher le pouvoir, mais la lutte également pour les masses »
En Syrie aujourd’hui, les forces de gauche (et démocratiques laïques radicales) doivent mettre sur pied une alliance révolutionnaire, pour gagner les masses, sur la base de leur programme, à travers l’engagement direct dans le mouvement révolutionnaire, en aidant les masses révolutionnaires à construire leurs comités d’auto-organisation et d’autogestion dans les quartiers, les usines et les villes, et à défendre leurs revendications économiques, sociales et ouvrières, dans la lutte violente en cours pour la chute du régime.
A elles de porter le slogan transitoire d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, qui aura deux tâches après la chute du régime, dans le cadre du programme de transition démocratique révolutionnaire autour duquel se rencontreront les milieux les plus larges des masses insurgées : détruire l’Etat sécuritaire, élire librement une assemblée constituante reposant sur une proportionnelle non confessionnelle.
L’émergence de cette direction de masse révolutionnaire est une question essentielle pour le devenir du processus révolutionnaire. Elle est la garantie de la chute du régime et de changements politiques et sociaux plus profonds, à travers un processus révolutionnaire permanent. Elle mettra un terme à la fable de l’arriération de la conscience des masses, par laquelle certains justifient leur abandon de ce programme. Car, comme le dit Trotsky, « nous ne nous solidarisons pas un instant avec les illusions des masses, mais ce qui se cache de progressiste sous ces illusions, nous devons l’utiliser jusqu’au bout, autrement nous ne serions pas des révolutionnaires, mais de misérables pédants ».
Donc, que les attentistes et les geignards cessent d’attendre, de se plaindre et de chercher des prétextes à leur désintérêt, et qu’ils laissent place à la lutte et à l’action en vue de l’édification de cette direction de masse révolutionnaire alternative !
1. Militant révolutionnaire syrien. Nous publions ici des extraits, édités, d’un texte paru initialement dans le n°2 (juin 2012) de la revue arabe Révolution permanente puis, en français, sur le site Europe solidaire sans frontières : http://www.europe-solida…. Daté du 1er juin 2012, cet article ne prend évidemment pas en compte l’accélération récente des événements. Il a été traduit de l’arabe par Luiza Toscane.