Publié le Samedi 31 août 2013 à 11h11.

Rompre avec l’austérité et l’Union européenne

Paris, Bruxelles, Berlin, qui dirige ? Cette question fait régulièrement la une des gazettes. Dernier épisode du feuilleton, les « recommandations » du commissaire européen aux affaires économiques, Olli Reh, pour la France…

En échange d’un délai de deux ans dans la réduction du déficit budgétaire à 3 %, la commission « recommande » de nouvelles « réformes substantielles » qui visent une remise en cause du Smic, la baisse des allocations chômage, une nouvelle augmentation de la TVA, de nouvelles dérégulations des services publics notamment dans le secteur de l’énergie et des transports, un nouveau report de l’âge de départ à la retraite. C’est sans compter tous les choix des gouvernements français de droite comme de gauche qui depuis des années ont décidé, participé, soutenu une construction européenne qui est « consubstantiellement » néolibérale et autoritaire. Tous les traités européens, du traité de Maastricht au Pacte budgétaire européen, ont gravé dans le marbre « la concurrence libre et non faussée » des biens et des services, l’indépendance de la Banque centrale européenne, la stabilité des prix et de la monnaie, bref, ce qui fait l’orthodoxie économique néolibérale.

Mais la crise actuelle imprime une nouvelle dynamique à la question européenne et aux rapports économiques et politiques internes à l’Union européenne. Ces changements ne sont pas conjoncturels mais structurels. Ainsi les plans d’austérité qui frappent actuellement l’Europe ne sont pas des énièmes plans d’austérité que le continent a connus : sous les effets actuels de la concurrence capitaliste internationale qui met de plus en plus directement en concurrence les forces de travail, c’est la place du continent européen qui est remise en cause. La globalisation capitaliste exige de l’Europe, pour assurer sa place dans la concurrence mondiale, qu’elle casse ce qui reste du « modèle social » hérité des luttes ouvrières de l’après-guerre aux années 1970. 

L’ensemble de l’Europe est confronté à une thérapie de choc. Les gouvernements et les marchés financiers mettent en avant l’équilibre budgétaire et la dette publique mais, en fait, les classes dominantes visent la réduction d’au moins 15 % du pouvoir d’achat des classes populaires, quand ce n’est pas plus dans le sud de l’Europe, la destruction des services publics, l’explosion du code du travail.

 

Une « construction européenne » qui aggrave la crise

Le type de construction européenne aggrave les effets socio-économiques de la crise mondiale, d’autant qu’il n’y a pas de « capitalisme européen » à proprement parler. Il y a des capitalismes européens, qui se font une concurrence farouche.

L’intégration européenne n’a pas renforcé un capitalisme européen capable de jouer son rôle propre dans la concurrence inter-impérialiste. Les plus grosses entreprises ou banques européenne sont croisées avec des entreprises américaines ou de pays émergents. Nous pouvons aisément en faire la liste, dans le transport aérien, l’industrie automobile, pharmaceutique. La globalisation capitaliste est passée par là, fusionnant les principales entreprises européennes avec des multinationales, souvent dominées par des capitaux nord-américains ou ceux de pays émergents. Il existe bien quelques grands groupes européens comme EADS, mais c’est l’exception.

Les classes dominantes se sont emparées du marché unique pour conquérir de nouvelles parts de marché dans le monde globalisé, plutôt que de construire une Europe économiquement, socialement et politiquement intégrée. Manquant de base économique propre, il n’y a pas eu de constitution d’État bourgeois européen en tant que tel. L’Union européenne est dotée de fonctions étatiques partielles, segmentées, mais pas d’une politique globale, socio-économique, militaire ou extérieure. Ces choix de classe ont conduit à faire de l’Europe la chose privée des gouvernements et d’élites économiques et technocratiques, plutôt que la cause des peuples.

Aussi dans une situation de concurrence mondiale exacerbée entre capitaux, et en l’absence de capitalisme européen, les tensions et les contradictions intra-européennes s’aggravent. Au-delà des prises de position publiques sur la nécessité de l’union et de la coopération, d’un gouvernement économique européen, se sont instaurés de nouveaux rapports de forces dominés par la bourgeoisie allemande. Les fortes capacités de productivité, d’innovation technologique, de recherche, de développement, la densité d’un réseau de petites et moyennes entreprises performantes à l’échelle internationale ont consolidé la place de l’Allemagne dans cette compétition.

Mais c’est surtout la restructuration néolibérale de son marché du travail et de son organisation productive qui lui ont donné un avantage certain. Le « modèle allemand » repose aujourd’hui, surtout, sur deux facteurs. Le premier est constitué par les réformes du marché du travail qui ont eu lieu entre 2003 et 2005, sous le mandat du chancelier social-démocrate Gerhard Schröder. Elles ont abouti à une dégradation des salaires et à une précarisation des travailleurs allemands depuis plus d’une dizaine d’années : 20 % de la population active occupent des emplois précaires aux salaires de 450 euros environ. Le second est la délocalisation d’une partie significative de la production industrielle (notamment dans l’automobile) dans des pays de l’Est européen, tout en conservant en Allemagne la maîtrise des processus productifs. Le but étant de présenter à l’exportation des prix inférieurs à ceux des concurrents. D’où l’excédent commercial allemand gigantesque, plus de 180 milliards d’euros en 2012, alors que la quasi totalité des autres pays de la zone euro enregistre des déficits commerciaux – la France a pour sa part un déficit de plus de 65 milliards d’euros. En conséquence, dans le « couple franco-allemand », la France est un conjoint affaibli.

Ces nouveaux rapports ont cristallisé un centre de l’Europe, l’Allemagne et ses satellites, et une périphérie de l’Europe – les pays du sud : Grèce, Chypre, Portugal, Espagne. La France, cinquième puissance mondiale, et l’Italie occupant une place intermédiaire. 

 

Les conséquences de l’austérité sans fin

C’est ce qui conduit Oskar Lafontaine, ancien président du SPD (social-démocratie allemande) et fondateur de Die Linke (parti de gauche allemand), partisan de l’Europe capitaliste, à déclarer le 30 avril 2013 que « les Allemands n’ont pas encore réalisé que poussés par la crise économique, les européens du Sud – y compris la France – risquent tôt ou tard d’être forcés à se révolter contre l’hégémonie allemande » et à prôner la « sortie de l’euro ».

Ces politiques « d’austérité sans fin » ne sont pas seulement défendue par le capitalisme allemand – soutenu par la Démocratie chrétienne d’Angela Merkel et le SPD –, elles répondent fondamentalement aux exigences de rentabilité et de profitabilité du capital dominé par la financiarisation de l’économie mondiale. Les divers capitalismes européens, les diverses classes dominantes européennes, les divers gouvernements européens qui sont au service du système globalisé ne peuvent que répondre à la logique interne du système : réaliser les taux de profits maximum. Et Hollande, « patron de la République », s’inscrit complètement dans cette logique : s’en écarter impliquerait un affrontement avec le capital totalement étranger aux gènes du social-libéralisme.

Le problème, c’est le risque social et politique d’une telle régression historique. Car ces politiques renforcent les effets de la crise et installent le continent européen dans la récession ou la croissance molle. Le chômage et la pauvreté explosent. Les conditions de travail de millions de salariés se dégradent. Le déclassement de couches sociales dites moyennes s’amplifie. Certains secteurs capitalistes subissent de plein fouet cette crise. Les peuples résistent, au travers de grèves, manifestations ou mobilisations sociales, même si c’est de manière inégale. Mais les enjeux sont très élevés : gouvernements et classes dominantes s’arcboutent sur leur politique et il ne suffit pas de journées d’action, même massives et répétées, pour les ébranler. Jusqu’à ce jour, ces tendances lourdes de la situation depuis plus de cinq années n’ont pas été inversées. Les politiques néolibérales sont confirmées.

Sur le plan politique, l’austérité s’accompagne de tendances autoritaires. En Italie et en Grèce, des changements de gouvernement ont été imposés de l’extérieur. Les rapports entre la troïka (Union européenne, Banque centrale européenne, FMI) et certains pays du Sud, la Grèce en particulier, peuvent même, selon certains observateurs, s’apparenter à des rapports néocoloniaux. L’effondrement de formations politiques traditionnelles, à droite comme à gauche, n’est plus à exclure. Avec le succès électoral de Beppe Grillo, l’Italie montre la possibilité d’apparition d’alternatives en trompe-l’œil dans ce contexte de désarroi. Si la gauche radicale se renforce dans certains pays (surtout en Grèce), ce qui domine, c’est la poussée des forces de droite et d’extrême droite. La limite de ces poussées tient à la résistance démocratique des peuples mais aussi au fait que l’essentiel des secteurs capitalistes dominants ne soutient pas l’extrême droite, ce qui est une des différences avec les années 1930.

Mais la politique ne reflète pas mécaniquement l’économie. La crise politique et institutionnelle peut atteindre de telles proportions qu’il y a une certaine autonomie pour des recompositions entre des forces de droite et d’extrême droite. Des poussées significatives de forces de droite anti-euro peuvent provoquer de nouvelles configurations politiques sur la question européenne ou, autre hypothèse, un processus de dissociation entre l’Allemagne et ses satellites d’une part, les autres pays d’autre part, peut là aussi déboucher sur une nouvelle géographie politique de l’Europe.

 

Quelles voies pour une rupture anticapitaliste ?

Dans ces conditions, comment s’opposer à l’austérité et construire une alternative anticapitaliste et internationaliste, en France comme en Europe ? Trotsky, dans ses Thèses sur la révolution permanente, donnait une première indication : « La révolution socialiste commence sur le terrain national, se développe sur l’arène internationale, et s’achève sur l’arène mondiale. »

Comment combiner la question sociale sur le plan national et européen ? La lutte commence sur le terrain national. Face aux exigences de l’UE, des marchés financiers ou des gouvernements en place, quelle serait la politique d’un gouvernement qui s’engage vraiment à lutter contre l’austérité et satisfaire les besoins vitaux de la grande majorité de la population ? Lutte contre le chômage de masse, interdiction des licenciements, augmentation des salaires, défense et relance des services publics, défense de l’environnement, égalité des droits généralisée, annulation de la dette illégitime, nationalisation des banques sous contrôle social, fiscalité anticapitaliste, contrôle des capitaux, voilà l’essentiel d’un plan d’urgence social et démocratique pour conjurer la catastrophe en cours.

Cette politique ne saurait être appliquée sans la mobilisation et l’auto-organisation des classes populaires. Mais dès qu’un gouvernement s’engagerait dans l’application sérieuse d’un tel programme, il se heurterait aux classes dominantes, il serait confronté aux exigences des marchés financiers et aux diktats de l’Union européenne. Tous les « puissants » lui opposeraient le remboursement de la dette, la « règle d’or » budgétaire, les équilibres de l’euro face aux attaques des marchés financiers. Un tel gouvernement aurait, alors, une double tâche : rechercher une projection européenne, qui est une bonne échelle pour agir face à la crise, en appeler aux peuples d’Europe pour mettre en œuvre un programme de droits sociaux et démocratiques, un plan de réorganisation économique qui mette au centre les besoins sociaux, les services publics, des grands travaux écologiques et non la logique du profit capitaliste. Ceci supposant le démantèlement des institutions de l’actuelle Union européenne et ensuite l’amorce d’un processus démocratique constituant qui redonne la parole aux peuples, dans la perspective d’une Europe sociale et démocratique, des Etats-unis socialistes d’Europe.

Mais le développement de la lutte sur l’« arène internationale » n’est pas mécanique. Il y a une interconnexion mais les rythmes sont inégaux, les crises et les basculements non simultanés, les histoires et trajectoires de chaque pays spécifiques. Dans ce cas, chaque peuple et chaque gouvernement qui s’engagent dans une rupture avec la logique capitalise européenne doit « protéger son expérience », chaque processus révolutionnaire, ses acquis.

C’est avec cette méthode que nous devons traiter la question de la sortie de l’euro qui est posée par une partie de la gauche radicale. La crise s’aggravant, la régression sociale étant identifiée à l’UE et à l’euro, on comprend le sentiment populaire qui pousse à rejeter l’euro et l’Europe. Pourtant, c’est poser le problème à l’envers, surtout si la sortie de l’euro se fait dans une économie qui reste capitaliste, et donc équivaudrait à une dévaluation massive qui serait une autre forme d’une austérité contre les peuples. Ce n’est pas un hasard si le Front national en France (et d’autres formations réactionnaires en Europe) se prononcent contre l’euro.

Loin de choisir le repli national, les forces anticapitalistes doivent garder le cap : une Europe au service des peuples et des travailleurs. Mais il ne faut pas se voiler la face, il y a une contradiction insurmontable entre le type de construction de l’UE et de l’euro, et l’application d’un programme anti-austérité. C’est la raison pour laquelle nous n’avons jamais partagé les conceptions de « réforme » ou « réorientation » de l’UE. Lorsque la troïka lance l’ultimatum suivant au peuple grec : « ou vous acceptez les mémorandums (les politiques d’austérité) et vous restez dans l’euro, ou vous refusez le mémorandum et vous sortez de l’euro », il faut sortir de ce piège, et nous comprenons totalement le mot d’ordre lancé par Syriza, en Grèce, « pas de sacrifices pour l’euro » ! Et donc, se préparer au conflit, à la confrontation.

Ce n’est pas à un gouvernement anti-austérité d’opter pour la sortie de l’euro, ce qui relève de sa responsabilité, c’est d’aller jusqu’au bout dans le refus de l’austérité et donc de préparer la population à la rupture avec la logique capitaliste. C’est à l’Union européenne de décider d’exclure tel ou tel pays – ce qui sur le plan juridique ne serait pas si facile – qui n’appliquerait pas ses plans. Et si l’UE va jusque là, c’est de la responsabilité d’un gouvernement des travailleurs d’assumer la crise, de tirer toutes les conséquences de la rupture (et bien entendu, de s’y être préparé).

 

François Sabado