Publié le Jeudi 5 mars 2015 à 16h24.

Syriza sur la corde raide

Publié par ensemble-fdg.org. Avec son style inimitable, Wolgang Schäuble, le ministre allemand des finances, avait déclaré dès la conclusion de l’accord entre la Grèce les autres membres de l’Eurogroupe, le 20 février dernier : « le gouvernement grec aura du mal à faire passer cet accord auprès de son électorat ». En réalité, l’électorat semble se montrer compréhensif vis-à-vis d’un gouvernement soumis à un chantage permanent, qui a tenté un exercice auquel aucun de ses prédécesseurs n’avait sérieusement songé : négocier le plus durement possible dans le cadre de l’euro pour sortir le pays de la cure d’austérité qui l’a plongé dans une dépression sans fin. 

Selon un sondage récent, Syriza bénéficie d’un solide soutien populaire. En cas de nouvelles élections, il obtiendrait 41,3%, des suffrages, avec 20 points d’avance  sur la Nouvelle Démocratie. La même enquête pointe un paradoxe apparent : l’accord conclu avec l’Eurogroupe le 20 février est jugé par 70% des personnes interrogées « meilleur » ou « plutôt meilleur » que le précédent, mais une majorité relative (39%) pense également qu’il est « certainement » ou « plutôt », la continuation des Mémorandums contre 31% qui sont de l’avis contraire et presque autant qui se déclarent « sans avis » sur cette question.

Il semble donc bien que l’opinion publique pense que le gouvernement a fait ce qu’il a pu dans le contexte donné sans pour autant adhérer à sa rhétorique autojustificatrice, qui s’efforce de présenter le résultat comme un « succès ». Raison pour laquelle, les taux d’approbation d’options visant à durcir la stratégie suivie lors des négociations  sont les plus élevés jamais enregistrés jusqu’à présent, avec 44% se déclarant en faveur de mesures de contrôle des capitaux (52% contre) et 38% en faveur d’une sortie de la zone euro, avec 60% d’avis contraire. 

Un « coup d’état soft »

Reste que l’accord en question représente un sérieux recul pour le gouvernement Syriza, obligé à des concessions de taille: reconnaissance de l’intégralité de la dette, engagement à éviter toute « mesure unilatérale » susceptible d’avoir un impact budgétaire ou de menacer la « stabilité financière », reconduction enfin de la tutelle de la Troïka elle-même, désormais appelée « Institutions ». La liste des « réformes » envoyée par Yanis Varoufakis le 25 février à ses homologues complète le tableau : le gouvernement grec s’engage à poursuivre les privatisations, à introduire de la « flexsécurité » dans un marché du travail déjà dérégulé et à tenter d’améliorer la qualité des services publics à dépense strictement constante. Les engagements préélectoraux de Syriza paraissent bien loin…

Alexis Tsipras a certes obtenu un répit de quatre mois, qui devrait assurer les besoins de financement du pays et de son système bancaire. Mais le discours qu’il a tenu depuis et visait à présenter l’accord comme un « succès » et une « démonstration des possibilités de négociation au sein du cadre européen » n’a pas tardé à sonner faux. Le gouvernement se trouve les mains liées, dans l’incapacité de réaliser la plupart de ses engagements électoraux et de sortir le pays du corset des « Mémorandums » honnis. Il en a résulté une paralysie presque irréelle pour un gouvernement de la gauche radicale, avec un travail législatif au point mort, et un flot de déclaration contradictoires et/ou dilatoires sur la quasi-totalité des mesures emblématiques qui avaient été annoncées lors des premiers jours du gouvernement, tout particulièrement sur le relèvement des salaires, la suppression des taxes foncières particulièrement pénalisantes pour les couches moyennes et populaires, le relèvement du seuil de non-imposition, bref l’essentiel de ce qui aurait permis de donner un bol d’air à une société exsangue. 

Syriza se trouve en fait confronté à ce que certains qualifient de « coup d’état européen soft », où les armes monétaires et les techniques de manipulation de la communication ont remplacé (pour l’instant en tout cas) les chars d’assaut, et qui lui interdit de mettre en œuvre le programme pour lequel il a reçu un mandat populaire. Plus grave encore : si cet état de choses se perpétue, le « temps gagné » de ces quatre mois couverts par l’accord du 20 février pourrait fort bien jouer contre le gouvernement, conduisant à l’érosion du soutien populaire et permettant à l’adversaire de réorganiser ses forces et de contre-attaquer. Et, surtout, il n’y a aucune raison de penser que, si la même approche que celle que suivie par la délégation grecque à Bruxelles le mois dernier est maintenue, le résultat lors du nouveau round de négociations qui s’ouvrira en juin pourrait être différent. D’autant que ce dont il sera question ne portera pas sur un arrangement transitoire de quelques mois mais sur des engagements de long terme.

Vers une « désobéissance contrôlée » ?

Les critiques n’ont donc pas tardé, et elles se sont manifestées au sein même du Syriza, à son plus haut niveau. A l’issue d’une réunion marathon de douze heures, le 27 février, environ un tiers du groupe parlementaire a manifesté son opposition à l’accord lors d’un vote indicatif. Pas moins de six ministres ont marqué leur désapprobation par un votes « blanc », à savoir les quatre ministres issus des rangs de la Plateforme de gauche (Panagiotis Lafazanis, Dimitris Stratoulis, Nikos Chountis et Costas Isyhos), auxquels se sont ajoutés Nadia Valavani (vice-ministre des finances) et Thodoris Dritsas (vice-ministre au développement). Ils ont été rejoints par la présidente de l’Assemblée nationale, Zoé Kostantopoulou, qui n’a pas hésité à voter contre. Cette fronde a obligé Alexis Tsipras à reporter sine die toute idée de soumettre l’accord du 20 février à un vote parlementaire, qui ne ferait que révéler les fractures au sein de sa propre majorité.

Les résistances ont franchi un nouveau seuil lors de la réunion du comité central de Syriza, qui s’est tenue le week-end dernier. L’aile gauche du parti, emmenée par l’actuel ministre du redressement productif Panagiotis Lafazanis, s’est livré à une démonstration de force en réussissant à rassembler 41% des voix sur un amendement rejetant aussi bien l’accord de l’Euro que la « liste Varoufakis » des réformes à mener. Pour la Plateforme de gauche, le gouvernement doit sortir du cadre des accords signés et mettre en œuvre certains de ces engagements-phare, en se passant de l’accord préalable des « Institutions ». En vue des négociations de juin, elle propose « un plan alternatif », qui n’hésiterait pas devant des mesures unilatérales, y compris, en cas de nouveau chantage à la liquidité, une rupture avec le cadre de l’euro. Et pour « avancer dans ce sens », et pour la gauche de Syriza propose de s’« appuyer sur les luttes ouvrières et populaires, de contribuer à leur revitalisation et à l’élargissement continu du soutien populaire ». Les médias ont aussitôt fait état d’un parti divisé sur les choix stratégiques et peu enclin à accepter le carcan imposé par les instances de l’UE. 

C’est toutefois un nouveau point d’équilibre qui semble se dégager aussi bien du discours d’Alexis Tsipras devant le comité central que des annonces ministérielles qui ont suivi. Le gouvernement s’oriente à présent vers une sorte de « désobéissance contrôlée » vis-à-vis de la tutelle européenne. Tsipras a annoncé la présentation imminente de cinq projets de loi, qui porteront sur les mesures d’urgences pour faire face à la crise humanitaire, le règlement des arriérés au fisc selon des modalités favorables aux contribuables modestes, l’interdiction de la saisie des résidences principales pour cause de dette, la reconstitution de l’audiovisuel public et la constitution d’une commission d’enquête sur les responsabilités des politiques qui ont conduit à la signature des Mémorandums.  

Le projet de loi pour résoudre la crise humanitaire a depuis été présenté au parlement, mais il faut souligner qu’il ne constitue qu’unε version fortement revue à la baisse du « premier pilier » du programme de Thessalonique, du fait notamment des conditions restrictives fixées pour avoir accès aux aides offertes. Son coût est évalué à 200 millions d’euros contre 1,8 milliard pour celui correspondant aux engagements préelectoraux, ou même 1,3 si on enlève les 500 millions prévus pour le rétablissement d’un treizième mois pour les bénéficiaires de la pension minimale. Il est toutefois complété par les mesures annoncées par le ministre des affaires sociales, Dimitris Stratoulis, qui annulent les coupes sur les retraites que le précédent gouvernement s’était engagé à effectuer courant 2015. Stratoulis, l’une des figure de proue de la Plateforme de gauche, a par ailleurs déclaré qu’il ne comptait soumettre le moindre de ses projets à l’accord préalable des « Institutions », seul le ministre des finances étant celui-lui chargé de discuter avec la Troïka relookée. Quant au salaire minimum, le projet de loi visant à le ramener à son niveau de 2009, soit 751 euros brut, en deux étapes (l’une au cours de cette année, la seconde en 2016), ainsi qu’à rétablir les conventions collectives, est attendue d’ici deux semaines.

Pour compléter ce tableau de désobéissance sélective, il faut mentionner les initiatives du ministre du redressement productif, et dirigeant de l’aile gauche de Syriza, Panagiotis Lafazanis qui a bloqué la poursuite des trois projets sans doute les plus emblématiques de la politique d’ « accumulation par dépossession » poursuivie à marche forcée par les gouvernements précédents : la poursuite du dépeçage de la compagnie d’électricité qui visait à privatiser sa partie « rentable », l’exploitation à à ciel ouvert de la mine d’or de Skouries dans la Chalcidique, cédée dans des conditions scandaleuses au mastodonte de l’extractivisme Eldorado Gold et la cession du terrain de l’ancien aéroport d’Athènes à un prix dérisoire à un holding constitué par le milliardaire grec Latsis associé à des capitaux qataris.

Vers un nouveau round d’affrontement 

Cette orientation ne pourrait que compliquer davantage les rapports avec les « Institutions » et cela alors que la situation économique se dégrade fortement. Confronté à un effondrement des rentrées fiscales qui pourrait conduire à un défaut de paiement désordonné, le gouvernement a annoncé son intention de reporter le versement des obligations de la BCE qui viennent à échéance, pour pouvoir honorer celles du FMI.

Mais Wolgang Schäuble ne l’entend pas de cette oreille. Dans un entretien accordé à l’édition dominicale de Bild Zeitung, il a averti les dirigeants grecs qu’un quelconque retard dans le remboursement de la dette serait automatiquement considéré comme un défaut de paiement. Il les a également enjoint de mettre en œuvre immédiatement les « réformes » auxquelles ils se sont engagés sous peine de se voir refuser le moindre financement. Une menace à prendre d’autant plus au sérieux que la BCE n’a toujours pas levé les restrictions à l’approvisionnement en liquidité des banques grecques, plus que jamais dans un état critique. Mario Draghi a même tenu à préciser que ces restrictions ne seraient levées que si le conseil de la BCE « décidait que les conditions pour une achèvement réussi du programme sont réunies », tout en exprimant de fortes « réserves » concernant les réformes envisagées par Athènes. 

Au total, il apparaît que, loin de résoudre la crise grecque, l’issue de ce premier round de négociations mouvementées n’était qu’une première étape d’un affrontement prolongé entre le premier gouvernement européen de gauche radicale et une Union Européenne plus que jamais retranchée dans la défense de la « cage de fer » des politiques néolibérales. Il reste à voir si le gouvernement Syriza, mais aussi le parti et les mouvements sociaux, sauront mettre à profit ces quatre  mois pour élaborer une stratégie alternative en mesure de briser ce carcan et d’éviter la répétition des déboires de février. 

Stathis Kouvelakis