Publié le Mardi 13 décembre 2016 à 06h17.

Trump, à qui la faute ?

Pourquoi, comment Trump a-t-il pu se faire élire, contre la grande majorité des pronostics ? Cet article/interview du site étatsunien Socialist Worker analyse les principaux facteurs qui ont joué dans ce sens, le 8 novembre dernier (traduction, Jean-Philippe Divès).1

Alors, qui a gagné cette élection ? La réponse n’est pas si évidente…

Elle ne l’est effectivement pas. C’est Hillary Clinton qui a obtenu le plus de voix dans le pays. A la fin de la semaine dernière, elle en était à un peu moins de 61 millions de voix, contre 60,4 millions pour Donald Trump. Une marge d’environ 600 000 voix est faible par rapport à plus de 123 millions de votants, mais c’est davantage que l’avance d’Al Gore [le candidat démocrate] en 2000 [quand George W. Bush avait été « élu »]. Et cet écart va augmenter – selon certaines estimations, jusqu’à deux millions – quand les bulletins qui manquent encore de Californie et d’autres Etats de la côte ouest auront été comptabilisés.2

Dans tout autre système, Clinton aurait été déclarée vainqueur. Mais les Etats-Unis ont le Collège électoral, un vestige du 18e siècle alors introduit dans la Constitution pour apaiser les dirigeants du Sud esclavagiste. Pour la deuxième fois en seulement 16 ans – et la cinquième dans l’histoire des Etats-Unis –, le Collège électoral a donné la victoire au perdant du vote populaire à l’échelle du pays.

Dans tous les Etats sauf deux, celui qui gagne au niveau de l’Etat, même de quelques voix sur des millions, remporte tous les délégués au Collège électoral. La clé de l’élection de Trump a été ses courtes victoires obtenues dans trois Etats de « la ceinture de la rouille » (Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin), où les Républicains ne l’avaient pas emporté depuis les années 1980. Une étude du Washington Post estime que la différence entre Trump et Clinton a été dans ces trois Etats de 107 000 voix – la Maison Blanche a tenu à cela. Trump n’a gagné le Michigan que de 13 000 voix sur plus de cinq millions d’exprimés.

 

Quelles en sont les implications ?

Suivant n’importe quelle définition de la démocratie – qui suppose que les gens puissent choisir leurs dirigeants –, le Collège électoral devrait être aboli. Cela impliquerait de modifier la Constitution, ce qui s’est déjà fait dans le passé. A l’origine, elle ne reconnaissait ni la citoyenneté des Noirs, ni le droit de vote des femmes, et ne prévoyait pas l’élection directe des sénateurs. Ces dispositions anti-démocratiques ont été supprimées par des amendements constitutionnels.

Mais même si les sondages indiquent que plus de 70 % des Américains veulent se débarrasser du Collège électoral, les élites ne semblent pas décidées à bouger sur ce plan. On voit au contraire l’establishment politique – Démocrates comme Républicains, y compris les gagnants/perdants Al Gore et Hillary Clinton – s’agenouiller devant une institution conservatrice qui a enlevé au peuple son pouvoir de décision.

Le Collège électoral fausse tout le système des élections présidentielles. Parce que la plupart des Etats votent très largement pour un des deux principaux partis, les candidats ne consacrent pas leurs ressources à y faire campagne. Cette année, cela a signifié ignorer trois des quatre Etats les plus peuplés – Californie, Texas et New York – et les millions d’Américains ordinaires qui y vivent et travaillent. Les grands partis se sont concentrés sur dix ou douze « Etats clés » (swing states) où les écarts étaient faibles, en sachant que celui ou celle qui y serait vainqueur remporterait la Maison Blanche.

Imaginez un instant que l’élection du président dépende du vote populaire [du suffrage universel à l’échelle des Etats-Unis]. Les candidats en campagne devraient s’adresser aux masses multiraciales des grands centres de l’industrie, des services et des transports : Los Angeles, Houston, Chicago, New York City. Au lieu de cela, l’attention s’est concentrée sur des Etats tels que le New Hampshire. Nul mépris pour ses habitants, mais sa population est bien moindre que celle de chacune des quatre villes qui viennent d’être citées. Et le New Hampshire est aussi beaucoup plus blanc et riche que le reste du pays.

Autre leçon des résultats de cette année, ils démentent clairement le mythe selon lequel les Etats-Unis seraient un pays de « centre-droit », voire encore plus à droite. Les Républicains vont affirmer avoir un mandat pour faire passer un ensemble de politiques réactionnaires pour lesquelles, à l’évidence, la majorité du pays n’a pas voté. De fait, ils n’ont gagné le vote populaire qu’une seule fois (en 2004) lors de toutes les élections présidentielles depuis 1988. Une telle série de victoires démocrates dans le vote populaire ne s’était produite qu’à un seul moment dans le passé – dans les années 1820 et 1830.

 

Parlons des raisons de l’échec de Clinton. L’abstention en fait-elle partie ?

Du point de vue le plus général, la première chose à noter est la forte baisse de la participation par rapport aux trois dernières élections présidentielles. Les votes continuent d’être comptabilisés, mais il semblerait qu’il y ait eu près de cinq millions de votants de moins qu’en 2012, et autour de sept millions de moins qu’en 2008. Cela, dans un pays où la croissance démographique3 aurait dû à elle seule conduire à une augmentation du nombre des votants.

On peut supposer que le taux final de participation tournera autour de 57 % des citoyens américains disposant de leurs droits civiques. Ce taux était de 59 % en 2012, de 62 % en 2008 et même de 61 % en 2004, selon des chiffres compilés par le professeur Michael McDonald, un expert électoral de l’université de Floride. Cette chute de la participation explique pourquoi Trump a pu « gagner » alors qu’il n’aura probablement pas obtenu plus de voix que Romney, le battu de 2012.

Nos élections anti-démocratiques, biaisées par des intérêts de classe et n’offrant qu’un choix restreint, sont celles où l’abstention est la plus forte de tout le monde capitaliste avancé. Les estimations de participation signifient que près de 100 millions de personnes en capacité de voter ne l’ont pas fait – ce qui souligne l’aliénation vis-à-vis du système politique.

Tels sont donc les chiffres globaux. Mais le plus important est le fait que la baisse soit fondamentalement venue du côté des Démocrates. Entre 2008 et 2016, le vote républicain s’est plus ou moins maintenu autour de 60 millions de voix. Mais le vote démocrate est tombé de 69 millions pour Obama en 2008 à 61 ou 62 millions cette fois pour Clinton. Et, plus important que tout afin de comprendre la victoire de Trump au sein du Collège électoral, la participation démocrate a été la plus faible dans ce qui était considéré comme des bastions de ce parti, en particulier dans le haut Midwest.

 

Que s’est-il passé dans ces Etats ? D’où y vient l’avance, même légère, de Trump ?

Comme je l’ai signalé, dans les trois Etats clés – Wisconsin, Michigan et Pennsylvanie –, la décision a été emportée par un peu plus de 100 000 voix. Ainsi que l’a remarqué le Washington Post, c’est à peu près le nombre de gens qui s’entassent dans le stade « Big House » de l’université du Michigan pour les matches de football [américain] du samedi.

L’histoire est un peu différente dans chacun de ces Etats, mais le cadre global est le même. Dans les principaux centres urbains à forte population africaine-américaine – Philadelphie, Detroit et Milwaukee –, Clinton a obtenu significativement moins de voix qu’Obama. Une part de la baisse enregistrée au Wisconsin peut sans doute être attribuée aux mesures prises par les Républicains, qui sont à la tête de l’Etat, pour rayer des listes un certain nombre d’électeurs. Mais cela n’explique pas le Michigan et la Pennsylvanie. Loin de voter pour Trump, de nombreux Noirs sont simplement restés à la maison.

Le résultat tout sauf brillant de Clinton dans les grandes villes ne lui a pas permis de contrecarrer le vote en faveur de Trump dans les zones périurbaines et rurales, plus conservatrices. Ainsi, dans le Wisconsin, Trump a remporté treize comtés ruraux ou périurbains qui avaient donné une majorité à Obama dans deux élections successives.

A ce stade, il est difficile de dire si le tournant en faveur des Républicains s’explique par le fait que d’anciens électeurs d’Obama se soient tournés vers Trump, par une poussée de nouveaux électeurs en faveur de Trump, ou par la chute de la participation des Démocrates alors que celle des Républicains est restée stable. Mais si l’on compare les votes globaux de ce scrutin avec ceux de la première élection d’Obama, on s’aperçoit qu’il y a bien plus une chute  du vote démocrate qu’une hausse du vote républicain.

En Pennsylvanie, il apparaît que Trump a mobilisé des électeurs qui n’avaient pas voté pour Romney [en 2012]. Mais il l’a aussi emporté dans les zones périurbaines, par 52 % contre 44 %. Le réalisateur progressiste [aux Etats-Unis et dans le texte original, « liberal »] Michael Moore a affirmé sur l’émission Morning Joe de la chaîne MSNBC que 90 000 votants du Michigan ont laissé en blanc, sur leurs bulletins électoraux, les cases du scrutin présidentiel, alors qu’ils ont voté pour toutes les autres fonctions. Selon le dernier comptage, Clinton a perdu le Michigan d’environ 13 000 voix.

 

Les progressistes font porter à la « classe ouvrière » la responsabilité de la défaite de Clinton. Que faut-il en penser ?

La première chose à dire est que les progressistes et les apparatchiks démocrates devraient d’abord se regarder eux-mêmes dans une glace. Ce sont eux qui ont truqué le processus interne de nomination afin de sélectionner Clinton, elle qui incarne les politiques néolibérales, favorables à Wall Street, qui ont été à l’origine de la détérioration des conditions de vie des travailleurs pour toute la durée d’une génération. Maintenant, sur le fond, Clinton a été battue de presque quarante points chez les électeurs blancs qui ne sont pas allés à l’université – ce que les médias définissent comme la « classe ouvrière blanche ». Mais cette définition très large d’une « classe ouvrière » ne prend pas en compte le fait que les « blancs sans études supérieures » incluent des auto-entrepreneurs, des petits patrons et des cadres moyens. Ceci dit, il reste qu’ils ont passé Clinton à la moulinette.

Je voudrais mentionner encore deux points, l’un sur la question raciale et l’autre sur les niveaux d’étude. En premier lieu, Clinton l’a emporté parmi les électeurs non-blancs qui n’ont pas fait d’études supérieures, ce qui montre à l’évidence que les niveaux d’éducation ont pesé moins que la question raciale et la façon dont elle interagit aux Etats-Unis avec la question de classe. Le message de Trump visait évidemment à retourner la colère envers l’establishment politique vers des boucs-émissaires non-blancs et immigrés. C’est une version 21e siècle de ce que signalait Frederick Douglass quand il montrait comment les dirigeants du Sud attisaient la haine raciale entre les blancs et les Noirs. Ils « divisent les deux pour conquérir chacun », disait Douglass.

En second lieu, par rapport à toutes ces déclarations sur la responsabilité dans l’élection de Trump des blancs qui ne sont pas allés à l’université, il faut souligner que la moitié des votants du 8 novembre étaient titulaires d’une licence, ou d’un master ou d’un doctorat, alors que selon le Bureau américain du recensement, les diplômés de l’enseignement supérieur ne représentent qu’un tiers de l’ensemble de la population. Et rappelons que Trump a remporté la majorité des voix des blancs ayant fait des études universitaires, par 49 % contre 45 % à Clinton, même si celle-ci a été majoritaire au niveau de l’ensemble des diplômés du supérieur, par 53 % contre 43 %.

Enfin, lorsque l’on considère le niveau des revenus, on voit que Clinton a été majoritaire parmi les électeurs dont les foyers disposent de moins de 50 000 dollars par an (soit un peu moins que le revenu médian), alors que Trump l’a emporté de peu parmi ceux dont le revenu est supérieur. Mais là encore, il convient de considérer la totalité de ceux qui ont participé au vote. Il y a parmi les inscrits environ 25 % de personnes dont le foyer dispose d’un revenu supérieur à 100 000 dollars. Mais le 8 novembre, ces gens ont représenté 34 % du total des votants.

Si donc on utilise les niveaux d’éducation et de revenu pour définir la classe, ainsi que les médias le font habituellement, il faut dire alors que les votants venaient plus de la classe moyenne que de la classe ouvrière. Cela fait des années que des analystes tel que Walter Dean Burnham soulignent à quel point le système électoral étatsunien, sans parti du travail ou qui soit réellement « de gauche », n’offre pas de véritable choix électoral aux électeurs de la classe ouvrière. Les études du Bureau du recensement et d’autres sources confirment que les travailleurs et les pauvres, souvent ceux qui sont aussi en faveur de politiques salariales et des revenus progressistes, ont formé le gros des 100 millions d’inscrits qui ne sont pas allés voter.

 

Trump a obtenu un nombre de voix inattendu parmi les syndiqués – 43 % selon les sondages sortie des urnes. Comment cela cadre-t-il avec le reste ?

En mars dernier, un ami du Wisconsin m’a envoyé un article à propos de la configuration de la primaire entre Hillary Clinton et Bernie Sanders. L’article incluait une citation d’un militant syndical de Madison qui estimait que dans l’élection générale au Wisconsin, après l’échec du mouvement ouvrier à défaire Scott Walker, le gouverneur de droite antisyndical, un populiste de droite pourrait certainement battre une Démocrate pro-grandes entreprises. Je ne sais pas si Bernie Sanders aurait battu Trump, mais lui était au moins en prise avec le mécontentement des milieux ouvriers et leur proposait des réponses progressistes.

Si les rapports post-électoraux issus du camp Clinton sont vrais, une série de politiciens locaux du haut Midwest lançaient des signaux d’alarme depuis des mois. Mais la campagne Clinton considérait que ces Etats étaient dans la poche. D’après les sondages sortie des urnes réalisés au niveau national, Clinton n’aurait remporté les voix que de 51 % des votants de foyers où une personne au moins est syndiquée. Dans la plupart des élections, les Démocrates obtiennent plus de 60 % de ces voix. Selon les chiffres donnés au niveau des Etats, la répartition a été la même que nationalement dans le Wisconsin et le Michigan ; en revanche, les foyers syndiqués ont voté largement pour Trump dans l’Ohio, par 54 % contre 42 %.

 

Clinton a également fait moins bien parmi les électeurs noirs et latinos…

Il est clair que même si elle a été largement en tête chez ces électeurs, elle n’a pas obtenu assez de leurs voix dans les Etats cruciaux pour contrebalancer le vote des blancs en faveur de Trump. En 2012, Obama avait récolté 70 % des voix des électeurs latinos et asiatiques ; cette fois, Clinton n’en a recueilli que 65 %. Dans le même temps, par rapport à Mitt Romney en 2012, Trump a progressé de 8 points chez les Latinos et de 7 points parmi les Africains-Américains. Le sondeur conservateur Bill McInturff l’a relevé, tout en soulignant que dans des « bases » essentielles des Démocrates – comme Milwaukee, Detroit et Cleveland, ainsi que Charlotte et Raleigh en Caroline du Nord –, la participation démocrate avait été en baisse sur 2012.

Une poussée du vote anticipé latino a certainement offert le Nevada à Clinton, mais cela n’a pas été suffisant dans d’autres Etats. En Floride, le vote latino a été légèrement inférieur, quoique plus fort dans des bastions autour d’Orlando, Miami et Fort Lauderdale. Mais il reste que 35 % des Latinos de Floride ont voté Trump, dont une majorité (54 %) de Cubains-Américains.

 

Le jour de l’élection, tout le monde parlait d’un différentiel de genre historiquement élevé. Quelles conclusions peut-on en tirer ?

Le différentiel de genre (la différence entre le vote des hommes et celui des femmes, selon les sondages sortie des urnes) est passé de 18 % en 2012 à 24 % en 2016. Clinton a remporté le vote des femmes avec 12 points d’avance sur Trump, contre 11 points pour Obama en 2012. Mais quand Obama avait perdu le vote des hommes de 7 points, Clinton l’a fait de 12 points en 2016.

Il est toutefois intéressant de noter (en sachant que ces chiffres sont imprécis) que les hommes ont choisi les Républicains par seulement un point de plus qu’en 2012, 53 % contre 52 %. Sur la base des sondages, il est difficile de savoir si la faible proportion des hommes ayant voté Clinton (41 %) s’explique par le choix d’un troisième candidat, ou s’ils n’ont simplement pas répondu aux enquêteurs. Dans tous les cas, le différentiel de genre a augmenté parce que, par rapport au vote Obama, une plus faible proportion d’hommes a voté Clinton.

Vu toutes les questions liées au genre qui ont été soulevées dans ces élections, des promesses de Clinton de « briser le plafond de verre » en tant que première femme présidente jusque, bien sûr, les multiples expressions de misogynie de Trump, cette division traduit à coup sûr un fond de sexisme au sein de l’électorat. En même temps, il faut relever que Clinton a perdu de dix points auprès des femmes blanches, et de 28 points parmi les femmes blanches non diplômées du supérieur. Pourquoi les femmes blanches de la classe ouvrière ne se sont-elles pas identifiées à Clinton ou, ce qui serait sans doute plus pertinent à dire, ne se sont-elles pas opposées à Trump ? Je vous invite fortement à lire, à ce propos, une interview récente de la sociologue Stephanie Coontz4

  • 1. Interview parue le 14 novembre 2016 sous le titre « Who’s to blame for Trump’s victory ? », https ://socialistworker.org/2016/11/14/whos-to-blame-for-trumps-victory. Nous avons inséré dans le corps du texte quelques précisions qui sont signalées entre crochets et en italique [les notes sont de notre rédaction].
  • 2. Au 24 novembre, l’avance d’Hillary Clinton est supérieure à 2 millions de voix. Le décompte lui en attribue 64 394 094 (soit 47,93 % du total), contre 62 310 486 (46,38 %) à Trump. Le reste s’est porté, principalement, sur le libertarien Johnson (3,28 %) et la candidate du Parti Vert, Jill Stein (1,02 % pour 1 366 327 voix).
  • 3. La population des Etats-Unis s’est fortement accrue ces dernières années : 325 millions estimés en 2016, contre 309 millions lors du recensement de 2010 et 281,5 millions selon celui de 2000.
  • 4. « Why women are still voting for Trump, despite his misogyny », 25 octobre 2016, http ://www.vox.com/conversation…].

    Les femmes ont représenté 52 % des votants – elles ont à peu près le même poids parmi les inscrits. Mais en 2012, leur vote avait compté pour 54 % des voix. Les femmes sont donc un autre de ces secteurs que Clinton n’est pas parvenue à mobiliser autant qu’Obama.

    Un dernier point : les chiffres du Bureau de recensement montrent que les femmes votent davantage que les hommes, une différence qui est sensiblement plus importante au sein de la population noire. Cela veut dire qu’une compréhension « intersectionnelle » est également nécessaire. Si les Africains-Américains ont été moins nombreux à voter que dans le passé, que ce soit à cause des mesures de retrait du droit de vote ou de l’absence d’enthousiasme envers Clinton, il paraît évident que c’est la participation des femmes qui en a été la plus affectée.

     

    Avant l’élection, quand il semblait que Clinton pouvait l’emporter, y compris avec une avance importante, il se disait que grâce à la démographie les Démocrates étaient en mesure de « verrouiller » la Maison Blanche, en envoyant les Républicains aux oubliettes…

    Je suis assez âgé pour me rappeler l’époque de Reagan, quand tous les pontes et politologues affirmaient que la Californie, qui était allée aux Républicains durant la plus grande partie des années 1960, 1970 et 1980, allait leur permettre de « verrouiller » le Collège électoral. En 1994, le gouverneur républicain Pete Wilson s’est fait réélire en surfant sur un référendum anti-migrants dit « proposition 187 ». Alors que les tribunaux invalidaient l’essentiel de ses mesures, cette proposition a cependant provoqué un basculement massif des Latinos vers les Démocrates.

    Ce « tremblement de terre politique » a fait que la Californie – qui avait lancé les carrières de Richard Nixon et de Ronald Reagan – est devenue pratiquement « ingagnable » par le Parti républicain. La Californie est désormais une pierre angulaire du dit « mur bleu » des Etats pro-Démocrates, sur lesquels ces derniers comptaient pour l’emporter au sein du Collège électoral. On sait que ce mur bleu [couleur des Démocrates] s’est brisé lors de ces élections, l’essentiel de ses composantes du Midwest étant allé à Trump.

    Il est indéniable que Clinton l’a emporté parmi ce qui a été appelé « l’électorat américain montant » 

    – les jeunes, les personnes de couleur, les femmes célibataires, les électeurs non religieux, etc. Grâce aux voix africaines-américaines et latinos, Clinton est passée plus près de la victoire que ne l’avait fait Obama dans des Etats « rouges » [couleur des Républicains] tels que l’Arizona, la Géorgie ou le Texas. Si elle finit par remporter le vote populaire avec un ou deux millions de voix d’avance, cela pourra présager d’une majorité démocrate encore plus importante.

    Mais l’écroulement du mur bleu nous rappelle que si la démographie a une influence, ce n’est pas elle qui décide. Pas mal d’électeurs de la classe ouvrière et de syndiqués (ainsi que d’autres secteurs) se sont visiblement lassés d’investir leur énergie et leurs espoirs dans un Parti démocrate qui ne leur apportait rien en retour. Beaucoup sont restés chez eux le 8 novembre et certains, par désespoir, ont voté Trump.

    Mais il y a peut-être une perspective encore plus sombre. Dans le haut Midwest, d’anciens bastions syndicaux tels que le Michigan ou le Wisconsin sont devenus des Etats du « droit au travail » [nom donné par leurs auteurs aux lois antisyndicales]. Les syndicats, qui constituent un facteur essentiel afin de promouvoir un niveau élémentaire de solidarité de classe interraciale, y sont démantelés. Cela ouvre la voie à un renforcement du racisme et de l’ethno-nationalisme, que les politiciens républicains avaient précisément utilisé, entre les années 1970 et 1990, pour retourner en leur faveur le « Solid South » [le bloc des anciens Etats esclavagistes du Sud, à l’est et au centre du pays].

    Vous pouvez compter sur les Républicains – même s’ils ne l’admettront pas en public – pour monter des plans afin de s’attacher durablement le vote des blancs dans le Wisconsin et le Michigan, comme ils l’ont fait au Mississipi ou en Caroline du Sud (deux Etats ayant d’importantes populations noires). Telle est leur réponse à « l’électorat américain montant ».

    C’est pourquoi nous devons nous dresser contre le poison que la campagne de Trump a injecté dans le système sanguin de la politique du pays. Et construire des mouvements interraciaux pour des revendications de classe, qui proposent de l’espérance au lieu du désespoir.

    Lance Selfa