Propos recueillis par Dominique Lerouge.
Entretien avec Hamadi Ben Mim.
Hamadi Ben Mim est un des dirigeants du Parti des travailleurs (ex-PCOT) où il est chargé de l’information et de la publication. Il a milité entre 1974 et 1979 à l’université où il était membre de l’UGET (Union générale des étudiants tunisiens) clandestine. Hamadi a ensuite été enseignant dans le secondaire puis le supérieur, en militant alors à l’UGTT.
Qu’est-ce qui a changé en Tunisie depuis deux ans au niveau des libertés ?
La seule chose qui ait réellement changé depuis l’époque de Ben Ali est la liberté d’expression. Nous avons maintenant la liberté de créer des partis, d’éditer des journaux, d’écrire toute sorte de livres. On peut maintenant tout critiquer, il y a même parfois des excès. Mais le cadre juridique relatif à la presse et la liberté des journalistes n’a pas changé. Ce sont toujours les lois de l’époque de Ben Ali qui sont en vigueur. Plusieurs fois, le syndicat des journalistes a demandé la création d’un comité pour proposer des modifications de ces textes. Mais le gouvernement fait la sourde oreille.
La liberté d’expression existe donc, mais elle reste fragile car la révolution n’a pas entraîné un changement radical au niveau du cadre légal dans lequel elle peut s’exercer. C’est la même chose au niveau de la justice. Ce troisième pouvoir doit être indépendant du gouvernement. Les organisations professionnelles de juges demandent le
changement des lois afin de disposer d’une certaine liberté et d’une totale indépendance du pouvoir exécutif. Mais, jusqu’à maintenant, il n’ont pas obtenu satisfaction.
Et sur le plan économique et social ?
C’est la régression, la situation est même pire que du temps de Ben Ali. Tout le monde est d’accord pour dire qu’en ce qui concerne les produits de première nécessité, les prix sont beaucoup plus élevés qu’il y a deux ans. Le kilo de tomates coûtait, par exemple, entre 0,2 et 0,3 dinar, il est maintenant à 0,8. Le piment vert coûtait environ 1,2 dinar le kilo, il passé à 2 dinars, etc.
Au niveau de l’emploi, on ne sent pas qu’il y ait eu réellement beaucoup d’embauches de chômeurs. Le pouvoir dit que 60 000 personnes ont été recrutées, mais dans les faits on ne voit pas où elles sont. Il est par contre vrai que des diplômés-chômeurs ont été embauchés dans l’administration, notamment dans l’enseignement primaire et secondaire.
Par ailleurs, le programme économique et social du gouvernement est dans la continuité de celui de Ben Ali. Pour cette raison, le pouvoir doit faire face aux mêmes conflits. La révolution a été faite pour permettre un changement à tous les niveaux, mais celui-ci n’a pas eu lieu au plan social et économique. C’est la raison pour laquelle on assiste à des protestations sociales, des grèves et des manifestations de tout bord touchant plusieurs catégories sociales et de tous âges, et que le pays s’enlise de plus en plus dans la crise.
Ce qui a aggravé la situation, ce sont les promesses électorales faites surtout par les partis actuellement au pouvoir. Ils avaient, par exemple, promis de réduire à 400 000 le nombre de chômeurs en créant beaucoup d’emplois. Ces promesses n’ont pas été tenues, et c’est une des causes majeures de ce qui s’est passé le 17 décembre 2012 à Sidi Bouzid1, quand les manifestants ont dit qu’ils refusaient que le président de la République et le président de l’Assemblée viennent participer à des cérémonies de commémoration.
Comment a évolué la situation des femmes ?
En ce qui concerne les femmes, il y a également une régression. Par le passé, les femmes avaient une certaine liberté. Elles bénéficiaient d’une certaine protection. Mais maintenant, la liberté d’action dont jouissent les salafistes leur permet de développer la terreur dans le pays, et pas mal de gens se sont repliés sur eux-mêmes. Des familles ne veulent plus sortir pour se promener loin de leur domicile. Dès que le soleil commence à se coucher, les gens rentrent rapidement à la maison.
Chez beaucoup de femmes règne une certaine psychose d’être attaquées par les salafistes. On entend ceux-ci dénigrer les femmes qui ne sont pas voilées. Elles sont accusées d’être anti-religieuses, d’être contre le prophète et le Coran. Ils leur demandent de rentrer à leur domicile et de ne se dévoiler que là-bas.
Un exemple typique a eu lieu à Sidi Bouzid, il y a quatre ou cinq mois. Les islamistes ont fait le tour des salons de coiffure en les accusant d’encourager les femmes à se dévoiler afin de s’embellir pour d’autres que leurs maris. Ils leur ont demandé de fermer définitivement leurs établissements. Ils ont fait la même chose pour les commerces qui vendent du vin.
C’est pour cela que les femmes ont organisé des manifestations pour protester contre les agissements des salafistes et demander au gouvernement de faire respecter leurs droits. Des organisations de femmes, comme l’ATFD2, interviennent souvent à la télévision à ce sujet.
Quel est le projet politique d’Ennahda ? Quel type de société veut-il instaurer ? Quelle est sa politique concrète en ce moment ?
Un débat existe concernant Ennahda. Existe-t-il réellement en son sein deux courants qui s’opposent ? Ou s’agit-il d’un partage des rôles ? Personnellement, je penche plutôt pour la seconde hypothèse. Ennahda se présente souvent comme démocratique et ne voulant pas instaurer un Etat religieux. Mais les quelques déclarations faites par les durs d’Ennahda montrent l’inverse : depuis environ un an, ces derniers disent qu’ils veulent appliquer la Chariah et prendre le pouvoir par la force au cas où ils ne gagneraient pas les élections. D’où la constitution de milices ayant pris le nom de « ligues de protection de la révolution », alors que ces gens-là n’avaient pas participé à la révolution.
Pourquoi l’attaque du siège de l’UGTT, le 4 décembre 2012 ?
Il faut signaler, en préambule, que les « ligues de protection de la révolution » sont un amalgame de membres d’Ennahda, de salafistes et de voyous recrutés par l’un ou l’autre de ces deux courants. Ces ligues avaient été mises en place parallèlement aux « comités de protection de la révolution » constitués dans le cadre du processus révolutionnaire de janvier 2011. A partir de mars 2011, la gauche s’est éparpillée et les « comités de protection de la révolution » ont dépéri. Les islamistes ont rempli avec leurs ligues le vide ainsi crée, et se sont implantés dans les localités et les régions pour les structurer à l’échelle nationale.
Début 2012, les islamistes ont mené plusieurs attaques contre les locaux de l’UGTT. Cela a été notamment le cas en février lors de la grève des services municipaux de nettoiement. Ils ont aussi mené campagne contre l’UGTT lors de la grève des enseignants du secondaire, l’accusant de vouloir enliser le pays, de mettre le gouvernement dans une situation désastreuse en l’empêchant d’appliquer son programme, etc.
Le comble a été atteint à Siliana3. Tous ses habitants s’étaient mis d’accord pour organiser une grève générale régionale. Ce n’était pas seulement une grève de syndicalistes, mais de l’ensemble de la population, un véritable soulèvement de l’ensemble du gouvernorat de Siliana. Cela montre bien que les habitants étaient en osmose avec l’union régionale de l’UGTT. Les islamistes ont alors décidé d’organiser une attaque frontale contre le syndicalisme. Ils ont pensé que le meilleur moment était le 4 décembre, jour où, comme chaque année, un grand nombre de militants étaient rassemblés devant le siège national de l’UGTT pour la commémoration de l’assassinat de Farhat Hached.
De quel soutien disposent encore Ennahda et le gouvernement ?
Tout le monde est d’accord pour dire que depuis les élections du 23 octobre 2011, le gouvernement n’a apporté aucune amélioration à la situation politique, économique et sociale. Même le président de la République considère aujourd’hui que ce gouvernement doit partir et qu’il en faut un autre.
Ennahda parvenait, il y a quelques mois, à organiser des meetings de 10 000 à 15 000 personnes. Actuellement, elle n’est plus capable de cela. Elle ne réussit même pas à perturber les meetings syndicaux. Sa seule manifestation réussie récemment a été celle de Sfax après l’annonce de la grève générale du 13 décembre. Ils y ont regroupé 20 000 personnes, en les faisant venir par bus de tout le pays.
Ennahda a dû conserver l’essentiel des 60 000 adhérents déclarés lors de son congrès de juillet 2012, mais a sans doute perdu au moins un tiers de son électorat d’octobre 2011, qui regrette d’avoir voté pour lui. Parallèlement, pas mal de ceux qui avaient alors voté pour les partenaires d’Ennahdha (le CPR de Marzouki et le parti social-démocrate Ettakatol) risquent la prochaine fois de voter pour Ennahda, car ces deux formations sont en chute libre. Au final, il n’est donc pas impossible que lors des prochaines élections, Ennahda maintienne son score. O
1 Voir la note 2 de l’article précédent.
2 Association tunisienne des femmes démocrates. Voir http://femmesdemocrates.org/qui-sommes-nous/
3 Siliana, ville située à 120 kilomètres de Tunis, a connu une grève générale reconductible quasi totale pendant cinq jours à la fin novembre 2012. Face à l’extrême violence de la répression, les 35 000 habitants ont carrément abandonné la ville occupée par la police, et ont commencé à marcher en direction de Tunis. Face à ce soulèvement, le gouvernement a été contraint à quelques reculs, dont la destitution du gouverneur régional.