C’est le « quartet » composé de l’UGTT (la centrale syndicale hégémonique), de l’UTICA (syndicat patronal), de la LTDH (Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’Homme) et de l’Ordre des avocats qui s’est vu décerner, le 9 octobre, le prix Nobel de la Paix 2015. Le « dialogue national » pour lequel elles sont récompensées s’est pourtant accompagné d’un cortège d’attaques contre les libertés publiques ainsi que les conditions de travail et d’existence des couches populaires.
«Nous avons réalisé un miracle avec le dialogue national ».1 Ce n’est pas Wided Chammaoui, la patronne des patrons, qui le dit. C’est Jilani Hammami, porte-parole du Parti des travailleurs, principale composante du Front Populaire, pour expliquer les raisons de l’attribution du prix Nobel de la paix au « quartet ». Cela révèle bien l’état d’esprit largement partagé parmi les dirigeants des organisations de gauche en Tunisie.
Suite à l’assassinat de deux dirigeants de la gauche tunisienne et face à la montée réelle de la violence politique, ce quartet invraisemblable s’est formé et le « dialogue national » a été lancé en septembre 2013, à l’appel de l’UGTT, en se donnant comme tâche d’assurer la « transition démocratique » en Tunisie dans un climat le plus pacifique possible. Ce quartet a notamment assuré des médiations entre organisations politiques et établi une feuille de route fixant les délais de finalisation de la nouvelle Constitution et d’organisation d’élections. La Constitution a bien été adoptée, les élections ont eu lieu, et cela en ayant entre-temps convaincu les islamistes de céder le pouvoir à un gouvernement de « technocrates » pour la période de transition. Sur ces terrains, on peut dire que le quartet a atteint ses objectifs affichés.
Multiplication des violences contre les travailleurs
Mais la violence politique, c’est l’Etat lui-même qui l’a poursuivie : le gouvernement s’est appuyé sur la présence réelle de groupes terroristes pour faire passer tout un arsenal de lois liberticides : une loi antiterroriste prévoyant la peine de mort – alors qu’un moratoire est observé depuis 1991 ; la possibilité de maintenir un suspect en garde à vue pendant 15 jours sans voir un avocat ; le recours simplifié aux écoutes téléphoniques ; une définition extrêmement floue du mot « terroriste » ; et la déclaration de l’état d’urgence suite à l’attentat de Sousse en juin 2015, dispositif maintenu pendant trois mois. Historiquement, l’état d’urgence, qui limite notamment les droits syndicaux en interdisant les grèves et manifestations, avait été instauré par Bourguiba pour réprimer les mobilisations sociales.
En fait, ces lois et pratiques, qui n’ont aucunement prouvé leur utilité dans la lutte contre le terrorisme, portent essentiellement atteinte aux libertés politiques et syndicales. Ainsi, les procès et condamnations à de la prison ferme se sont multipliés contre des militants ayant participé aux mobilisations de 2010-2011 qui ont chassé Ben Ali. Onze militants de Sidi Bouzid, qui avaient organisé et participé à des manifestations en 2011, viennent ainsi d’être condamnés à huit mois de prison ferme chacun.
En même temps, de nombreux tortionnaires de l’ancien régime ont été blanchis par la justice, dans le cadre plus large du retour en grâce des dirigeants de l’ancien RCD qui ont progressivement repris du service dans l’appareil d’Etat. Les cas les plus emblématiques sont ceux d’Ali Seriati, dernier directeur de la Sûreté sous Ben Ali et Rafik Haj Kacem, son dernier ministre de l’intérieur. Tous deux avaient été arrêtés en 2011 et condamnés à 20 et 15 ans de prison respectivement. En plein « dialogue national », en avril 2014, leurs peines ont été réduites à 3 ans et ils ont été libérés.
Les témoignages sur des actes de torture dans les postes de police et les prisons augmentent. Pour le seul mois d’avril 2015, l’Organisation tunisienne de lutte contre la torture a enregistré trois morts et onze victimes de tortures dans les prisons tunisiennes. La police se déchaîne de façon systématique sur les militants dans les manifestations syndicales et politiques de gauche. Des instituteurs mobilisés depuis le mois de juin sur leurs conditions de travail, la reconnaissance de leurs diplômes et leurs salaires ont été agressés par la police dans les manifestations et pendant les occupations qu’ils ont organisées dans les locaux du ministère de l’Education nationale puis du rectorat de Tunis.
Autre exemple, celui de la loi de réconciliation économique, approuvée par le gouvernement le 14 juillet 2015, qui prévoit de blanchir les hommes d’affaires et hauts-fonctionnaires corrompus du temps de Ben Ali. En réaction à cette loi, militants syndicaux et politiques ont lancé la campagne : « Je ne pardonne pas ! ». Des manifestations organisées en septembre ont été fortement réprimées. Plusieurs militants ont été arrêtés pour y avoir simplement appelé sur les réseaux sociaux. Plusieurs manifestants ont été arrêtés, d’autres ont été agressés, dont un dirigeant de l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET) qui a dû être hospitalisé plusieurs jours pour des blessures graves. Enfin, la police et la justice s’en prennent bien plus aux jeunes non jeûneurs pendant le ramadhan, aux femmes et aux minorités sexuelles, qu’aux terroristes. En même temps, la menace terroriste sert évidemment d’alibi pour renvoyer les revendications sociales aux calendes grecques.
Par contre, pour porter des coups aux droits des travailleurs, le temps et l’énergie ne manquent pas. Sous le gouvernement du « technocrate » Jomaa puis avec l’actuel gouvernement Nidaa-Nahdha, un certain nombre d’accords internationaux ont été signés et de conditions du FMI acceptées, dont un nouveau plan d’ajustement structurel comprenant des suppressions de postes dans la fonction publique, une augmentation de l’âge de départ à la retraite et la privation d’entreprises publiques.
Ayant obéi aux règles du jeu impérialiste, l’Etat Tunisien n’a pas attendu le comité Nobel pour avoir sa récompense : les organisations garantes de l’ordre capitaliste ont de nouveau ouvert le robinet des emprunts. En décembre 2014, un responsable du FMI a déclaré que « La Tunisie a accompli une transition politique réussie » et que « l’économie tunisienne a fait preuve de résilience »2, en même temps qu’il annonçait que le FMI venait de débloquer une nouvelle tranche du prêt de 1,7 milliard de dollars accordé à la Tunisie en 2013. Tant pis pour les générations futures qui devront les rembourser au prix fort et tant pis pour la dégradation des droits économiques et sociaux, condition préalable à ces emprunts3. Le même responsable du FMI prévient cependant : « il est impératif d’accélérer la mise en œuvre des réformes structurelles pour améliorer le climat des investissements et entraîner une croissance plus forte et plus solidaire : les priorités absolues sont l’approbation par le parlement des lois sur la faillite, la concurrence, et les partenariats public-privé. »
Au nom de « l’intérêt national »
C’est donc dans ce climat général de recul des droits sociaux et économiques ainsi que des libertés démocratiques que s’est déroulé le « dialogue national ». Que le patronat y ait pris part, cela ne surprend pas. Mais les avocats et la LTDH s’y sont associés. Avant 2011, ils s’étaient sincèrement engagés contre la dictature de Ben Ali. Aujourd’hui, ils semblent prêts à accepter une pacification de la société aux dépens des travailleurs, y compris par le retour d’un Etat fort qui réprime les mobilisations sociales. De ce point de vue, ils sont assez bien représentatifs de l’état d’esprit de la petite-bourgeoisie qui ne souhaite pas que le peuple entre avec ses mains sales et ses revendications matérielles dans l’arène politique. Le prolétariat déstabiliserait trop l’ordre précaire qui s’établit ! Ils étaient donc naturellement prêts à une alliance avec la bourgeoisie et ses représentants, espérant gagner en échange le maintien d’une démocratie formelle. Triste illusion, quand on voit toutes les atteintes aux libertés depuis le début du « dialogue national ».
Pire encore est l’association de l’UGTT avec le patronat dans cette entreprise, à un moment où les antagonismes de classe sont pourtant criants. Au nom de « l’intérêt national », elle a laissé les travailleurs en lutte orphelins d’une organisation qui défende leurs intérêts contre ceux du patronat. Dans de nombreuses mobilisations, la centrale syndicale était absente quand elle ne s’est pas désolidarisée des travailleurs et syndicats locaux en lutte. Elle n’a notamment pas condamné les violences qu’ils ont subies. La déclaration de Sami Tahri, secrétaire général adjoint et porte-parole de l’UGTT, résume très bien l’orientation de la centrale : « ce Nobel, ça va aider tout le monde à dépasser son intérêt personnel pour enfin contribuer à l’intérêt national. »4
Le prix Nobel est donc venu récompenser cette normalisation ayant empêché un mouvement d’émancipation d’aller jusqu’au bout de ses possibilités et étouffé jusqu’aux revendications les plus élémentaires. Rien d’étonnant, c’est ce même prix qui avait récompensé un Arafat ayant trahi l’aspiration du peuple palestinien à l’émancipation. La cause palestinienne ne s’en porte franchement pas mieux, depuis ! On comprend bien que l’UGTT n’a pas été « nobélisée » pour avoir unifié les luttes des travailleurs qui se battent pour leur dignité. Bien au contraire, elle l’a été pour avoir contribué à faire régner une paix sociale contre l’intérêt des travailleurs. Quant à la déclaration de Jilani Hammami, elle montre que la gauche politique en est elle aussi au même point, de plus en plus engluée dans des logiques institutionnelles, déconnectée des revendications et des préoccupations des travailleurs.
Wafa Guiga
- 1. Débat sur la chaîne France 24 (arabe), le 9 octobre 2015.
- 2. Déclaration à la presse du Directeur général adjoint du FMI et Président du Conseil par intérim, le 12 décembre 2014.
- 3. Notamment : réforme budgétaire, réforme des entreprises publiques, réforme du code de l’investissement, « pacte social » entre patronat et syndicats. Voir par exemple le rapport du FMI n° 14/277.
- 4. Interview publiée le 9 octobre 2015 sur lepoint.fr