Publié le Mardi 27 novembre 2018 à 07h47.

Un renouveau socialiste aux États-Unis ?

Le « socialisme » n’est plus un repoussoir aux États-Unis. Un phénomène qui en surprend et en inquiète plus d’un, mais dont les racines sont profondes.

Dans une étude demeurée célèbre, le sociologue allemand Werner Sombart s’est attaché, au début du XXe siècle, à répondre à la question « Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ? ». Parmi les éléments de réponse avancés, Sombart insistait notamment sur les phénomènes d’embourgeoisement (relatif) de la classe ouvrière étatsunienne et sur la force d’attraction du « rêve américain » : « Au fur et à mesure que la situation matérielle du salarié s’améliorait et que son mode de vie gagnait en confort, il se laissait tenter par la dépravation matérialiste, il était progressivement contraint d’aimer le système économique qui lui offrait tous ces plaisirs ; peu à peu il en venait à adapter son esprit aux mécanismes de l’économie capitaliste, pour finalement succomber aux charmes que la rapidité des changements et l’augmentation considérable des quantités mesurables exercent irrésistiblement sur presque tout le monde. Une pointe de patriotisme – la fierté de savoir que les États-Unis devançaient tous les autres peuples sur la voie du "progrès" (capitaliste) – renforçait à la base son esprit commerçant en le transformant en homme d’affaire sobre, calculateur et dépourvu d’idéal, tel que nous le connaissons aujourd’hui. Et toutes les utopies socialistes d’échouer à cause du roastbeef et de l’apple pie [tarte aux pommes]. »1

 

Renouveau de la critique du capitalisme

Les développements politiques et sociaux du XXe siècle aux États-Unis, sur lesquels nous ne reviendrons pas dans ce dossier résolument tourné vers l’actualité, avaient déjà en partie invalidé les pronostics pessimistes – et fortement teintés d’économisme –  de Sombart, même si « l’utopie socialiste » est demeurée marginale aux États-Unis. Et, plus d’un siècle après la parution de l’étude du sociologue, force est de constater que l’apple pie et le roastbeef ne suffisent plus – si cela a jamais été le cas – à emporter l’adhésion des classes populaires et des classes moyennes étatsuniennes. On constate au contraire depuis une dizaine d’années, dans la foulée de la crise de 2008, un renouveau de la critique du capitalisme aux États-Unis, et même un net regain d’intérêt pour les idées « socialistes ». 

Un sondage de 2016, réalisé par l’université Harvard, indiquait ainsi que 51 % des jeunes de 18 à 29 ans affirmaient rejeter le capitalisme, 33 % d’entre eux allant jusqu’à soutenir le « socialisme ». En 2018, une nouvelle enquête révélait que 61 % des électeurEs démocrates âgés de 18 à 34 ans avaient une « vision positive du socialisme ». Des phénomènes qui se cristallisent au-delà des sondages, du succès de la campagne de Bernie Sanders (qui a obtenu, lors des primaires démocrates, plus de voix chez les jeunes que Trump et Clinton réunis) à l’afflux militant du côté des Democratic Socialists of America (DSA), qui ont vu au cours des deux dernières années leurs effectifs passer de 6000 à plus de 40 000 (50 000 selon certaines estimations), avec un rajeunissement considérable des effectifs (la moyenne d’âge passant de 68 à 33 ans). 

 

Une conjoncture particulière

Un phénomène qui ne manque pas de surprendre certains, et d’inquiéter en haut lieu. C’est ainsi que l’on a récemment pu lire dans le New York Times, quotidien de l’establishment démocrate, sous la plume de l’éditorialiste Michelle Goldberg, les lignes qui suivent, où l’inquiétude le dispute à la lucidité : « La combinaison entre la Grande récession, les coûts croissants de l’éducation, le manque de fiabilité du système d’assurance santé et l’augmentation de la précarité au travail, a plongé la jeunesse dans une situation d’insécurité matérielle préoccupante. Et ils n’ont aucune mémoire de l’échec généralisé du communisme, mais les échecs du capitalisme constituent leur environnement quotidien. »2 Un environnement quotidien duquel participent en outre, depuis le début des années 2010, de nombreuses mobilisations telles que les États-Unis n’en avaient pas connues depuis des décennies : contre la finance (mouvement « Occupy »), contre le racisme et les violences policières (« Black Lives Matter »), contre les armes (« March For Our Lives »), pour les salaires (« Fight for 15 »), grèves de masse dans le secteur enseignant, immenses manifestations des femmes contre Trump, mobilisations écologistes (avec, entre autres, l’exemple symbolique de la lutte contre le pipeline de Standing Rock, dans le Dakota), etc. 

Autant d’éléments qui forment une conjoncture particulière, également tributaire des désillusions générées par Barack Obama, au sein de laquelle s’est, en outre, invitée l’élection de Donald Trump, figure de la réaction et du capitalisme le plus brutal, qui a joué un rôle de catalyseur pour une partie significative des nouvelles générations et, par un effet de polarisation, renforcé l’idée que la seule voie opposable à celle du président milliardaire était celle du « socialisme ».

 

Un pas en avant

Il ne s’agit bien évidemment pas de surestimer la radicalisation en cours. Le « socialisme » tel qu’il est entendu par les millions d’ÉtatsunienEs qui tournent leur regard vers la gauche n’a pas grand chose à voir avec l’expropriation des capitalistes, l’abolition de la propriété privée et la socialisation des moyens de production. Il s’agit plutôt d’un version « social-démocrate » du socialisme, comme en témoignent les plate-formes électorales des candidatEs de DSA aux primaires du Parti démocrate, à l’image de celle d’Alexandria Ocasio-Cortez, 28 ans, vainqueure en juin d’une primaire face à Joe Crowley, élu de New York depuis 20 ans à la Chambre des représentants : « Sécurité sociale pour tous, frais d’inscription à l’université gratuits, […] protection des locataires chassés par la hausse des loyers et la gentrification, un "nouveau New Deal" avec 100 % d’énergies renouvelables aux États-Unis en 2035, et l’abolition de l’ICE, l’agence anti-immigration devenue hors de contrôle sous Trump »3

Mais, dans le paysage politique étatsunien, nul doute que le soutien de plus en plus massif à de telles revendications est un pas en avant, qui ne manque pas d’inquiéter les défenseurs les plus acharnés de l’ordre établi : « Malheureusement, j’ai l’impression que le socialisme est en train de redevenir cool. On le voit partout sur les réseaux sociaux, où les gens se vantent d’avoir rejoint les Democratic Socialists of America, et dans la popularité du magazine Jacobin. Si Trump échoue radicalement, j’ai peur que le populisme de gauche le remplace. Et au bout du compte, on aura une Amérique plus socialiste. »4

 

Dialectique entre mobilisations et radicalisation politique

Notre intention n’est bien évidemment pas de peindre la réalité en rose, en oubliant notamment la force d’attraction qu’exerce toujours le Parti démocrate, et les illusions maintenues dans les possibilités de le « transformer ». Comme on le verra dans ce dossier, les débats à ce propos sont nombreux au sein de la gauche US, et l’expérience de Jeremy Corbyn et du Parti travailliste en Grande-Bretagne pèse dans les consciences. Dans un pays profondément marqué par le bipartisme, la tentation électoraliste et institutionnelle est forte, et on sait à quel point les institutions digèrent aisément les velléités réformistes, aussi radicales soient-elles. 

Mais il ne s’agit pas non plus, à l’inverse, de considérer que « rien ne change » : c’est bel et bien à un processus durable que nous assistons, au sein duquel se développent des dynamiques contradictoires, et tout indique qu’il n’y aura pas de retour à la situation antérieure à 2008. La radicalisation qui s’opère dans une partie de la jeunesse étatsunienne et, au-delà, dans d’importantes franges de l’électorat du Parti démocrate, fait écho à des développements bien réels de la lutte de classe, et ne peut être résumée à une mode ou à des lubies idéologiques. Il existe en effet une dialectique évidente entre les mobilisations multiples et les phénomènes de radicalisation politique vers le « socialisme », ainsi que le souligne Katrina vanden Heuvel, rédactrice en chef de The Nation, qui évoque une « insurrection progressiste » : « Il y a à l’évidence un puissant mouvement réformiste en construction à gauche. À sa tête, on trouve des activistes non seulement inspirés par la campagne de Sanders, mais aussi par des mouvements comme Black Lives Matter et #MeeToo, la situation critique des "Dreamers" et l’activisme environnemental en plein essor. »5

 

Pas de changement sans une extension des mobilisations

Combattant toute illusion dans le Parti démocrate et dans l’électoralisme, tout en faisant preuve d'une attitude ouverte et non sectaire, l’International Socialist Organization (ISO) expliquait au début de l’année 2018 : « Dans les mois à venir, des stratégies différentes seront testées quant à la manière d’affronter le programme de Trump. En particulier, des pressions viendront […], revendiquant la nécessité de se concentrer exclusivement sur des actions assurant que des candidats démocrates remportent les élections de mi-mandat de 2018. […] Le refus des Démocrates de combattre Trump ici et maintenant démontre la nécessité qui est la nôtre de construire nos propres organisations indépendantes, démocratiques et de base, dans le but d’organiser une volonté et un pouvoir collectifs contre les attaques de Trump et défendre des revendications indispensables à la classe ouvrière. D’autres pressions viendront de gens qui affirment savoir mieux que quiconque comment assurer le changement. Ils diront que les revendications et les stratégies de ceux et celles qui s’organisent par en bas doivent être ajustées de façon à aider les Démocrates. »6

  • 1. Werner Sombart, Pourquoi le socialisme n’existe-t-il pas aux États-Unis ?, Presses Universitaires de France, 1992 (première parution en allemand : 1906), p. 142.
  • 2. Michelle Goldberg, « The Millennial Socialists Are Coming », The New York Times, 30 juin 2018.
  • 3. Matthieu Magnaudeix, « Aux États-Unis, une nouvelle génération démocrate émerge peu à peu », Mediapart, 12 septembre 2018.
  • 4. Adam Ozimek (économiste chez Moody’s Analytics), « Socialism is Bad », Forbes.com, 12 février 2017.
  • 5. Katrina vanden Heuvel, « The progressive insurgency is only just beginning », The Washington Post, 14 août 2018.
  • 6. « Lessons From a Year of Resistance », éditorial de Socialist Worker, 17 janvier 2018, publié en français sur à l’Encontre : https://alencontre.org/a…]

    Les pressions sont évidentes, qui viennent confirmer les craintes de l’ISO. Mais dans le même temps, force est de constater, même si nous n’avons pas davantage d’illusions sur les marges de manœuvre au sein du Parti démocrate et sur les voies institutionnelles, que les mobilisations « par en bas » exercent elles aussi des pressions, ainsi que l’ont confirmé les vives critiques, venues de l’intérieur même de DSA, lorsqu’après sa victoire aux primaires, Alexandria Ocasio-Cortez a opéré un recul à propos de la campagne BDS. Comme on le verra dans les pages qui suivent, les débats tactiques et stratégiques sont riches, et ils se mènent à la lumière de mobilisations et de développements de la lutte de classe qui, s’ils n’ont pas pour l’instant permis de modifier significativement le rapport de forces face à Trump, jouent en faveur de celles et ceux qui tentent de donner au « socialisme » un contenu de classe, réellement anticapitaliste et révolutionnaire.

    Julien Salingue