Publié le Dimanche 4 mars 2018 à 14h20.

Un tournant politique radical en Iran

Dans les livres d’histoire de l’Iran moderne, la première semaine de janvier 2018, qui a connu une vague de soulèvements populaires dans de nombreuses villes du pays, sera enregistrée comme une nouvelle étape historique. Un tournant après lequel la scène politique iranienne n’a plus été la même.

Indépendamment des conséquences immédiates de cet événement, soit le mouvement ouvrier imprimera de façon déterminante sa marque sur l’évolution du mouvement, soit celui-ci sera écrasé de façon sanglante. En attendant, une chose est certaine : il sera désormais impossible pour le régime actuel de continuer à gouverner comme avant. Les manifestations récentes ont miné tous les fondements politiques, culturels et idéologiques du régime capitalo-islamique, ainsi que le mythe de ce qui est appelé la « révolution islamique ».

 

Les faits et les chiffres

Les manifestations qui ont commencé le 28 décembre se sont rapidement étendues à plus de quatre-vingt villes. Les participant-e-s étaient majoritairement des jeunes de moins de trente ans. Certains bâtiments officiels et banques d’Etat ont été incendiés par les manifestants. Des portraits de Khamenei et Khomeiny, les deux symboles du pouvoir en place, ont été brûlés ainsi que le drapeau du régime.

Ces manifestations présentent plusieurs différences importantes avec celles de 2009. Dès le premier jour, elles se sont opposées directement à la pauvreté et à la corruption du régime. Elles ont comporté une large participation de salarié-e-s, de chômeurs et chômeuses, de retraité-e-s. A partir du troisième jour, elles se sont politisées et radicalisées. On a entendu des slogans réclamant la fin de la République islamique, la mort du Guide suprême Khamenei, du président Rouhani1, des « gardiens de la révolution », ainsi que la fin de l’intervention militaire de l’Iran en Syrie et au Liban. Dans certains cas, des femmes ont courageusement enlevé leur foulard dans les lieux publics. Après le choc et la confusion des deux premiers jours, le régime toutes tendances confondues (les durs, les intégristes, les modérés et les réformateurs) a décidé d’écraser violemment la protestation par tous les moyens. Le bilan est lourd : selon les autorités, 24 morts dans les rues et plus de 3700 arrestations dont à ce jour 12 morts sous la torture en prison.

Depuis la révolution de 1979, ce soulèvement est le premier qui porte la marque de la lutte de classe et l’absence de tout signe, symbole, personnalité ou slogan religieux. Les manifestations reposaient sur celles et ceux n’ayant pas de place dans les discours dominants : les sans voix, sans chef, ni guide, ni organisation. Jamais les plus pauvres, les marginaux des ville, les masses habituellement silencieuses et discrètes n’ont été si nombreux dans les rues : travailleurs précaires, marchands ambulants, travailleurs saisonniers ou temporaires, sans emploi.

Ces manifestions portaient une dynamique explosive en raison de leur couverture géographique, de la radicalité des slogans et la diversité des approches. Il s’agit d’un phénomène inédit depuis la révolution de 1979. Les règles du jeu politique ont été soudainement changées. 

 

Economie politique des émeutes

Ceux qui expliquent que « des mains invisibles » auraient été derrière la révolte devraient commencer par regarder la réalité, bien visible, de la crise économique et sociale. C’est elle qui a déclenché les émeutes. Face aux crises sociales, tous les dictateurs parlent de « complot ». Ils sont suivis par certains de leurs amis campistes se réclamant de la « gauche anti-impérialiste ». La seule « conspiration » est en fait celle du système bourgeois-clérical dont la logique est contraire aux intérêts de la majorité de la population. 

Le processus accéléré de prolétarisation des petits producteurs, ainsi que l’ampleur de l’effondrement des couches intermédiaires, ont creusé un profond fossé entre le capital et le travail. Sans aucun doute, les racines profondes de cette crise se trouvent dans le mode de production capitaliste et la mondialisation. Mais en Iran, ce qui a accru la gravité de la crise et l’a rendue explosive, c’est le déploiement d’une politique économique militariste néolibérale durant les deux dernières décennies. 

Le processus de redistribution de la richesse du pays vers les bandes capitalo-mafieuses détenant le pouvoir politique, ainsi que la corruption astronomique aux dépens des couches populaires très appauvries, ont commencé dans les années 1990, au lendemain de la guerre entre l’Iran et l’Irak. Cette redistribution des richesses a eu lieu par le biais d’une accumulation du capital accélérée et sauvage, reposant sur la destruction des petites exploitations agricoles et entreprises artisanales, des importations massives et la privatisation de biens publics à des prix dérisoires.

En janvier 2017, les sanctions économiques contre l’Iran ont été levées suite à la signature, le 14 juillet 2015, de l’accord sur le nucléaire entre l’Iran et les grandes puissances. Rouhani et son gouvernement se vantaient alors d’avoir obtenu un énorme succès politique et surtout économique. Les économistes iraniens à son service, néo-libéraux disciples de l’Ecole de Chicago, de Hayek et de Friedman, présentaient des chiffres vantant les succès de la politique d’économie de Rouhani. Et aujourd’hui que voit-on ? Des émeutes contre la pauvreté !  

« Bien dit, vieille taupe. Comment peux-tu travailler si vite sous terre ? » (Hamlet, Shakespeare). Cet animal aveugle chemine obstinément, creusant avec patience ses galeries dans l’épaisseur obscure de l’histoire. Il surgit ensuite parfois en plein soleil. Il incarne le refus, dans les moments difficiles, de se résigner à toute idée de « fin de l’histoire ».

 

Quand les masques tombent

Ce mouvement, qui a notamment pris pour cible le Guide suprême Khamenei, a de multiples causes :

• La chute terrible du niveau de vie des travailleurs, de différentes couches populaires et de la petite bourgeoisie ; 

• La déception de la base sociale du régime face à l’évolution de la situation, et sa frustration face à l’incapacité de celui-ci (tous courants confondus) à améliorer les conditions de vie ;  

• Le choc provoqué par la non tenue des promesses électorales de Rouhani, ainsi que le basculement rapide du gouvernement vers une politique droitière et ultralibérale dès le début de son deuxième mandat présidentiel ;

• Le fait que des centaines de milliers de gens ordinaires aient perdu leurs maigres épargnes suite à des escroqueries bancaires à grand échelle, commises avec la complicité du gouvernement ;  

• Des révélations sur le niveau astronomique de la corruption des personnes au pouvoir. Des slogans comme « Notre pays est un foyer de voleurs, il est le plus corrompu au monde » soulignent le dégoût de la population. Des sommes équivalentes à un tiers du budget du pays ont ainsi été détournées vers des institutions cléricales. En ces temps difficiles, la grande majorité de la population estime que cet argent aurait dû être consacré à l’aide sociale. Il n’est donc pas surprenant qu’à côté de slogans contre la totalité du régime, il y en ait eu d’autres qui visaient le clergé en tant que groupe : « les gens mendient, les clercs se prennent pour Dieu », ou « mollah, honte à toi, lâche le pays ». Le moment tant attendu d’un règlement de comptes historique avec le clergé semble être arrivé.  

• Le tremblement de terre de l’automne dernier a montré l’incompétence et l’indifférence de l’administration, ainsi que la méfiance totale de la population envers sa capacité à faire face. En 24 heures, les habitants de Kermanshah, la ville la plus proche de l’épicentre du tremblement de terre, ont envoyé plus de 1000 camions chargés d’aide aux victimes abandonnées par le gouvernement. Leur exemple a été suivi par des habitants de nombreuses autres régions. C’était comme si les gens avaient perdu tout espoir que le gouvernement apporte une réponse réaliste et efficace à la catastrophe.

Le récent soulèvement est donc le résultat de la convergence de tous ces facteurs, qui ont porté un dur coup aux espoirs de la population. Celle-ci a pris conscience qu’aucune faction du régime n’est meilleure que l’autre. Elle a compris que la participation à la mascarade électorale ne laissait de choix qu’entre le mauvais et le pire, et ne pouvait rien résoudre. Cette compréhension a mis fin au scénario qui a prévalu pendant  plus de vingt ans.

Les foules qui ont pris la rue et brûlé le drapeau du régime ainsi que les portraits de ses dirigeants n’acceptent plus les jeux électoraux, les manipulations politiques et les duperies du système. Après des décennies d’étouffement de leurs voix, leurs cris tirent la sonnette d’alarme.

 

Les points faibles du mouvement

Les récents soulèvements ont été spontanés et sans organisation. Des milliers de noyaux et de réseaux horizontaux, organisés autour d’activistes des droits civiques et de militants sociaux, ont joué un rôle de premier plan dans le lancement et la coordination des mouvements. Comme très souvent sous les régimes dictatoriaux où les organisations politiques, syndicales et associatives sont embryonnaires, le recours aux nouveaux moyens de communication a facilité le développement et l’organisation des mouvements. Mais leur usage ne garantit ni la persistance, ni le développement de la mobilisation. Son leadership dispersé et disparate, tout en reflétant la diversité sociale et politique de la population, ne permettait pas la convergence et la consolidation du mouvement.

Début janvier, on a vu s’unifier les slogans désignant ce que les manifestant-e-s voulaient voir disparaître : « Non à… » ; « A bas… » ; « Mort à... », etc. Mais les « slogans positifs », concernant ce qu’ils souhaitent voir apparaître étaient toujours absents. Ces mobilisations sont restées un mouvement de protestation qui sait ce qu’il ne veut plus,  mais n’a pas encore trouvé ce qu’il veut à la place. 

En l’absence d’organisation et de direction représentant une alternative progressiste claire, ces manifestations sont destinées soit à l’échec et à subir la répression, soit à être manipulées par des intérêts étrangers, soit à être détournées par le premier démagogue populiste venu. 

De nombreuses forces politiques représentants des intérêts de classes antagonistes vont essayer de prendre le contrôle du mouvement et de le dévoyer de ses propres fins. Il n’est pas surprenant que Donald Trump, qui deux mois plus tôt avait interdit aux citoyens iraniens d’entrer aux Etats-Unis en les accusant de terrorisme, soit tout d’un coup devenu un « ardent ami » des peuples révoltés d’Iran. Pas très étonnant non plus que Reza Pahlavi, le fils du shah détrôné (qui a passé ses quatre dernières années à fréquenter les boîtes de nuit et les casinos de Las Vegas), se prétende au côté du mouvement ouvrier iranien et se permette de lancer un appel à la grève générale !

Si nous voulons que ce soulèvement, ainsi que tant d’autres, ne s’éteigne pas comme un feu de paille, mais qu'il perdure et aboutisse, il lui faudra surmonter ses points faibles. La prise de conscience historique, politique et de classe, ainsi que les capacités propres du mouvement collectif sont déterminants pour sa survie et sa consolidation. D’où l’importance d’une direction indépendante, organique et durable. Non seulement dans sa loyauté envers les intérêts politiques et de classe des exploité-e-s, mais aussi dans la lutte contre les tentatives de manipulation.

Ce n’est pas seulement une condition pour la structuration du leadership décentralisé actuel, mais aussi pour répondre à la nécessité d’intégrer les leçons des expériences du passé, ainsi qu’au développement d’une conscience politique avec un programme articulé sur les intérêts de la classe ouvrière.

 

Et maintenant ?

Il est certain que ni la répression policière, ni la duperie démagogique et idéologique ne pourront être en mesure de dissimuler ou résoudre les contradictions existantes, ni de colmater la brèche ouverte par cette révolte. Avec certitude, on peut prédire que le prochain soulèvement ne mettra pas longtemps à venir.

« Les révolutions prolétariennes, par contre, comme celles du XIXe siècle, se critiquent elles-mêmes constamment, interrompent à chaque instant leur propre cours, reviennent sur ce qui semble déjà être accompli pour le recommencer à nouveau, raillent impitoyablement les hésitations, les faiblesses et les misères de leurs premières tentatives, paraissent n’abattre leur adversaire que pour lui permettre de puiser de nouvelles forces de la terre et de se redresser à nouveau formidable en face d’elles, reculent constamment à nouveau devant l’immensité infinie de leurs propres buts, jusqu’à ce que soit créée enfin la situation qui rende impossible tout retour en arrière, et que les circonstances elles-mêmes crient : C’est ici qu’est la rose, c’est ici qu’il faut danser ! » (Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte).

Les images de la répression brutale contre les manifestant-e-s ont provoqué une vague d’indignation dans le monde. Vu la lâcheté des opposants bourgeois « réformistes » et le fait que le système dans sa totalité est défié par le bas, la route est maintenant ouverte. Mais elle sera longue et difficile. 

Le régime a en effet prouvé qu’il a la capacité d’imposer une répression encore plus sauvage. Ce n’est pas seulement un régime capitaliste, mais aussi un régime idéologique, organisé de façon fasciste. Et il combattra pour sa survie. Il dispose en effet de forces militaires puissantes, ainsi que d’une milice paramilitaire bien organisée ayant des intérêts financiers propres très importants. 

Pour ces raisons, la solidarité internationale est plus indispensable que jamais.

Houshang Sepehr

 

Organiser la solidarité avec les travailleurs iraniens

Depuis la fin de la guerre meurtrière et dévastatrice Iran-Irak (1980-1988), les gouvernements successifs ont appliqué des politiques économiques néolibérales concoctées par le FMI. Celles-ci s’accompagnent de licenciements, de fermetures d’usines, de la disparition de pans entiers de l’industrie (comme le textile et les pièces détachées électriques), de la réduction du niveau de vie des classes laborieuses.

Les salarié-e-s iranien-ne-s, quoique sur la défensive, ont riposté par des grèves, des occupations d’usine, des manifestations de rue, des blocages de routes, etc. Une nouvelle génération militante est sortie de ces luttes, avec deux revendications centrales : le droit de faire grève et celui de constituer des organisations ouvrières indépendantes du pouvoir. 

La réponse des autorités a été une répression systématique et toujours plus dure. Des militant-e-s ont été licencié-e-s, harcelé-e-s, jeté-e-s en prison, torturé-e-s et même tué-e-s.

Au diapason avec cette renaissance du mouvement ouvrier en Iran, les militant-e-s en exil ont organisé des comités de soutien et d’entraide dans plusieurs pays, notamment en France. Ils et elles ont diffusé des informations sur les luttes et appelé à la solidarité internationale. Ils et elles ont fait connaître des militant-e-s éminent-e-s de ces luttes aux organisations politiques et syndicats de leurs pays de résidence. 

Dans plusieurs pays comme le Canada, le Royaume-Uni et la France, les centrales ouvrières ont répondu à cet appel à la solidarité. En France a été créé un collectif de soutien regroupant la CGT, la CFDT, Solidaires, la FSU et l’UNSA. Depuis plusieurs années, il apporte un soutien efficace aux syndicalistes iraniens, avec qui il a établi des relations directes et qui l’ont cité en exemple. Ce collectif intervient régulièrement auprès des autorités iraniennes et françaises, ainsi que des structures syndicales internationales.

Il a également présenté la situation du monde du travail en Iran dans des réunions publiques, ainsi qu’au sein de l’OIT (Organisation internationale du travail). Lors de ces initiatives, la parole a été à chaque fois donnée à des militant-e-s iranien-ne-s résidant en France2

  • 1. La traduction littérale de Rouhani est « le clergé » !
  • 2. Solidarité socialiste avec les travailleurs iraniens (SSTI), www.iran-echo.com/ International Alliance in Support of Workers in Iran (IASWI), https ://www.workers-iran.org/[/fn] ou venus spécialement d’Iran.

    Ces actions de solidarité ont permis à plusieurs reprises d’obtenir la sortie de prison de certains syndicalistes ou l’amélioration de leurs conditions de détention, dont l’obtention de soins médicaux.

    Une des dernières initiatives a été la publication en décembre 2017 d’une déclaration commune de douze syndicats de France, de Suède, d’Espagne, d’Italie et de Belgique, concernant la situation déplorable de Reza Shahabi. Ce dirigeant emprisonné du syndicat Vahed (Régie d’autobus de Téhéran et de sa banlieue) est en danger de mort à cause de ses conditions très dures de détention et du manque des soins que son état de santé nécessite.o

    Behrouse Farahany