Publié le Mardi 13 septembre 2016 à 11h43.

USA : La peste, le choléra et des raisons d’espérer

D’un côté un milliardaire mégalomaniaque, outrageusement raciste et misogyne, de l’autre la représentante attitrée du système, soutenue par Wall Street et les multinationales. Bref, la peste et le choléra. Mais si l’affrontement Trump-Clinton paraît a priori désespérant, le processus de la présidentielle aux Etats-Unis a aussi fait surgir de vrais motifs d’espoir.

L’autre évenement a en effet été la percée impressionnante, dans la primaire du Parti démocrate, d’un outsider se réclamant du socialisme, défendant les principales revendications des mouvements sociaux et des luttes, et porté par un mouvement de masse.

Les phénomènes Trump et Sanders traduisent un rejet des discours et structures politiques établies, ainsi qu’une polarisation politique marquée par la radicalisation de secteurs de la société, vers la droite comme vers la gauche. De tels processus ne nous sont pas inconnus, on les a vus et les reverra dans nombre d’autres pays. Mais nous parlons ici de la première puissance mondiale, celle dont le rôle économique et politique reste absolument déterminant même si son hégémonie peut être contestée. Et au cœur de cette puissance c’est une vraie nouveauté, en tout cas depuis de très longues années.

 

Un immense accroissement des inégalités

La trame de fond réside dans les transformations de la situation économique et sociale. Il est un fait que les « 1 % » que dénonçait le mouvement Occupy de la fin 2011 se trouvent toujours plus riches et puissants, alors que la situation de la majorité des salariés et de la population n’a cessé de se dégrader. La grande crise de 2008 a sensiblement accéléré l’évolution engagée dans ce sens depuis l’élection de Reagan et l’avènement du néolibéralisme, au début des années 1980.

Quelques chiffres pour compléter ceux que l’on trouvera ailleurs dans ce dossier : durant les huit années du mandat d’Obama, le salaire médian est passé d’environ 54 000 à 52 000 dollars annuels ; entre 2000 et 2014, le revenu médian des ménages a chuté de 66 845 à 60 462 dollars. En chiffres réels hors inflation, tandis que le revenu national par tête s’accroissait de 72 % entre 1973 et 2014, la rémunération horaire moyenne du travail a augmenté de seulement 8,7 % – dans le cadre d’une répartition extrêmement inégale, qui a profité pour l’essentiel aux segments supérieurs du salariat.

Quant au chômage… Le chiffre officiel est aujourd’hui de 5 %, ou 10 % en intégrant les salariés à temps partiel contraint ainsi que ceux que l’on considère « momentanément découragés » de rechercher activement un emploi. Mais pour beaucoup d’observateurs, ces données sont grossièrement sous-évaluées. Jacques Attali a estimé le taux de chômage réel à 17 %, tandis que le site américain Shadowstats l’a calculé à 22,9 %.

15 % de la population (contre 10 % en France) vit aujourd’hui sous le seuil officiel de la pauvreté, tandis que des secteurs de plus en plus nombreux s’en rapprochent. Le PNUD, agence spécialisée de l’ONU, classe les Etats-Unis au 3e rang, sur les 18 pays les plus développés, pour l’acuïté du problème de la pauvreté. 40 millions d’étudiants et anciens étudiants se trouvent sérieusement endettés auprès des banques après avoir dû emprunter pour payer leurs études.

Ajoutons que suite aux lois de criminalisation adoptées sous la présidence de Bill Clinton, un Afro-américain sur trois se trouve désormais sous la dépendance du système judiciaire – qu’il soit en prison, astreint à divers types de contrôles ou limité dans l’exercice de ses droits civiques. Sans compter la vague des assassinats racistes policiers ou para-policiers, contre lesquels le mouvement Black Lives Matter s’est créé et levé. Ou les destructions environnementales croissantes, notamment du fait de l’exploitation des pétroles et gaz de schiste au moyen de  la fracturation hydraulique.

 

La fin du « rêve américain »

Tel est donc le bilan des administrations républicaines et démocrates successives. Tel est, dans ce cadre, celui des huit dernières années de présidence d’Obama – une politique dont Hillary Clinton se réclame et qu’elle entend poursuivre. Les trois premiers textes traduits pour ce dossier traitent de ces différents aspects.

Cœur du système capitaliste mondial, les Etats-Unis sont aujourd’hui – peut-être pour cette raison même – l’un des pays où ses contradictions s’expriment le plus violemment. Avec l’apauvrissement de la majorité de la population et le déclassement de dizaines de millions de personnes, le « rêve américain », selon lequel chacun pouvait espérer construire une vie meilleure pour lui-même et ses enfants, s’est évaporé.

Comme cela s’est vu tant de fois dans l’Histoire, une partie des secteurs déclassés ou menacés de déclassement – dans ce cas, principalement des hommes et des femmes blancs – se tourne vers des solutions très à droite, ultranationalistes et racistes. Les partisans de Trump font porter la responsabilité de la situation aux gestionnaires du système politico-économique, identifiés comme l’establishment et les liberals, ainsi qu’aux immigrés chargés de tous les maux. Un article de ce dossier inscrit le phénomène Trump dans la vieille tradition américaine du populisme de droite, qui puise ses racines dans la conquête par dépossession et génocide des Indiens, ainsi que dans l’esclavage des Noirs.

 

Face aux politiques de « moindre mal »

Le scrutin du 8 novembre opposera donc, en tant que candidats principaux, ce dangereux individu et celle qui n’est pas moins redoutable puisqu’elle représente la continuité des politiques ayant mené à ce point. Plusieurs articles ont en toile de fond la question que cet affrontement met au centre, dans les débats de la gauche et du « progressisme » étatsuniens : faut-il se résigner à voter, à travers Hillary Clinton, pour un supposé moindre mal, ou bien la solution est-elle de soutenir une alternative de gauche indépendante, représentée désormais par la candidate des Verts, Jill Stein ?

Le débat n’est pas nouveau, il a même dans ce pays un caractère récurrent. Mais la nature et la personnalité des deux principaux candidats, d’une part, la force de la poussée à gauche enregistrée derrière la candidature de Sanders, d’autre part, lui donnent cette fois une acuité toute particulière.

Les forces de l’extrême gauche s’étaient divisées face à la candidature de Bernie Sanders à la primaire démocrate. Beaucoup avaient fait le choix de la soutenir, tandis qu’une organisation telle que l’ISO, qui estimait que Bernie se trouverait dans tous les cas lié par les institutions et réglements du Parti démocrate, avait appuyé dès le départ la candidature des Verts. Toutes (du moins toutes celles qui se réclament du marxisme révolutionnaire sans être enfermées dans des conceptions de secte) avaient cependant reconnu l’importance historique du mouvement déclenché autour de Sanders. Et les mêmes (ISO, Solidarity, Socialist Alternative et d’autres) se retrouvent désormais unies derrière la candidature de Stein.

Les politiques de moindre mal continuent pourtant de faire des ravages. Bernie Sanders lui-même a été le premier à y céder, en refusant de se présenter à la présidentielle en tant que candidat indépendant (ainsi que beaucoup de ses partisans le lui demandaient) et en finissant par endosser la candidature d’Hillary Clinton. Ce dénouement prévisible quoique regrettable a mis en évidence les limites politiques du sénateur du Vermont, un réfomiste antilibéral qui n’est pas acquis à l’indépendance de classe des travailleurs.

Que sa campagne se soit réclamée du socialisme a constitué un fait très positif (et a eu un impact fort notamment dans la jeunesse1), mais on doit se rappeler qu’il se définissait, selon ses propres termes, comme un « socialiste démocratique » « à la manière des pays scandinaves ». De même son projet de « révolution politique » a-t-il eu l’immense mérite de remettre au goût du jour l’idée de révolution, mais le terme « politique » signifie en réalité qu’il ne s’agit pas d’une révolution sociale, que le but n’est pas de s’attaquer au système capitaliste en tant que tel, mais de le modifier en lui imposant des réformes.

 

Une radicalisation à gauche sociale et politique

Tel n’est pas, n’est plus le cas du parti Vert – quand bien même lui aussi se situe dans un cadre fondamentalement réformiste – qui, lors de sa convention tenue au début du mois d’août, vient de modifier ses statuts en y remplaçant l’objectif d’un capitalisme responsable et participatif par celui d’un « système économique alternatif » fondé sur « la démocratie des lieux de travail et des localités ». Le parti Vert étatsunien est une sorte d’OVNI au regard des formations écologistes ailleurs dans le monde, en ce sens qu’il est réellement de gauche et profondément anti-impérialiste (quitte à tomber parfois dans des formes de campisme, comme le font aussi des secteurs de l’extrême gauche américaine).

Le dernier article de ce dossier estime, peut-être avec une dose d’optimisme, que l’« armée de Bernie » à maintenant trouvé en Jill Stein son nouveau « général ». Si cela s’avère le cas au moins pour une fraction importante de tous ces militants, alors il pourrait sortir du processus en cours quelque chose de significatif qui représenterait une avancée à gauche ; peut-être une sorte de front anticapitaliste (et écologiste, antiraciste et féministe), indépendant des Démocrates – une condition cruciale que par définition, la campagne Sanders ne pouvait remplir – et opposé à leurs politiques.

Les luttes de résistance à la crise et à l’oppression ont émaillé les dernières années. C’est le cas de deux grands mouvements : Occupy, qui en s’inspirant des exemples égytien et espagnol, a occupé les places et contesté le pouvoir économique et politique à l’automne 2011 ; et Black Lives Matter (« Les vies noires comptent »), lancé en 2013 et qui demeure à ce jour très actif. Ce sont aussi de nombreuses mobilisations écologistes, notamment à l’occasion de la COP21, et féministes, en particulier pour la défense du « droit à choisir » c’est-à-dire de l’IVG.

Et même si le niveau des grèves reste globalement bas au regard d’étapes précédentes, ce sont des luttes ouvrières emblématiques et en partie victorieuses, des enseignants de Chicago en 2012 jusqu’à la grève récente (de 45 jours !) des 39 000 travailleurs de la multinationale des télécommunications Verizon. Sans oublier la campagne syndicale « Fight for 15 », initiée dans le secteur des fast-foods pour un salaire minimum horaire de 15 dollars, qui a remporté des victoires partielles dans une série de villes et de comtés importants.

C’est tout cela, couplé à la colère générale face aux inégalités croissantes, qui s’est exprimé au plan politique dans le mouvement pour la candidature de Bernie Sanders, et qui pourrait aujourd’hui commencer à se cristalliser autour de celle de Jill Stein. 

 

Jean-Philippe Divès

 

  • 1. Une série d’enquêtes publiées depuis le mouvement Occupy de 2011 indique que le socialisme, un terme qui fait traditionnellement peur et doit normalement être honni par les Américains, est perçu positivement par la majorité des moins de 30 ans, lesquels condamnent en revanche le capitalisme (autre chose étant évidemment de que chacun peut entendre par ces termes). Significativement, c’est également le cas de la population noire.