Publié le Lundi 6 février 2017 à 08h23.

USA : « Une convergence stable et large reste à construire »

Entretien. Rédacteur à la revue anticapitaliste étasunienne Against the current, David Finkel revient sur le grand mouvement contre Trump qui traverse le pays, en particulier avec les grandes manifestations du samedi 21 janvier dernier.

 

Comment sont reçues de façon large les premières décisions prises par le président Trump ?

Les décrets présidentiels de Trump, quatorze la première semaine, cherchent à mettre en application ses promesses de campagne et à le valoriser comme unique dirigeant qui « rendra sa grandeur à l'Amérique ». Ses annonces, ses interviews et son alarmant comportement immature sont parfois déconcertants, même pour son propre état-major qui a des difficultés à en expliquer le sens ou à couvrir ses mensonges éhontés. Une nouvelle expression est entrée dans le lexique nord-américain : les « faits alternatifs »...

Certaines de ses annonces n'ont aucun sens : déplacement précipité à Jérusalem de l'ambassade des États-Unis en Israël, affirmations absurdes sur la participation lors de sa cérémonie d'investiture, et absurdités sur l'illégalité de trois millions de votes exprimés lors de l'élection. D'autres sont vicieuses mais, comme c'était prévisible, partie intégrante d'un programme visant à satisfaire les partisans des secteurs disparates de la droite extrême et religieuse : annulation de visas d'immigration, attaques massives sur le droit à l'avortement, retrait de la page web de l'EPA (Agence américaine de protection de l'environnement) sur le changement climatique, menace de réduire les fonds fédéraux des villes qui ne coopèrent pas aux coups de balai anti-immigrants, réautorisation des projets d'oléoducs Keystone XL et Dakota Access et, bien sûr, le mur infâme à la frontière.

L'opposition à la politique anti-immigrés de Trump est venue rapidement. Les maires des grandes villes des États-Unis - New York, Chicago, Portland, Los Angeles et bien d'autres - ont proclamé qu'elles continueront d'être des villes « sanctuaires » pour les immigrants, quelles que soient les représailles du gouvernement fédéral. Des manifestations ont éclaté dans tout le pays, en particulier dans les villes du Sud-Ouest, et maintenant dans les plus importants aéroports où sont retenus des réfugiés et détenteurs de carte verte des sept pays proscrits, majoritairement musulmans.

Dans sa deuxième semaine, Trump va nommer son candidat au poste vacant de la Cour suprême. Les Républicains sont déterminés à utiliser leur majorité dans cette Cour pour faire reculer l'arrêt Roe vs Wade qui légalise l'avortement, et rendre des jugements visant à affaiblir gravement les droits des travailleurs à être représentés par un syndicat. Au cours de cette première phase, la majorité des dirigeants syndicaux des États-Unis a fait montre d'une attitude attentiste et défaitiste plutôt que de rejoindre le mouvement de solidarité et de résistance. Restent à venir les propositions budgétaires républicaines qui, par des rapports initiaux, vont tester les limites extérieures de la folie économique. C'est un moment très dangereux.

Peux-tu revenir sur la genèse des grandes manifestations du samedi 21 janvier ? Qui en est à l'origine ?

Nous savions que Trump était le nouvel entrant à la Maison Blanche le plus méprisé dans l'histoire moderne. La manifestation des femmes a été initiée par un message individuel sur Facebook et a été rapidement intégré par un comité organisateur qui, bien que clairement liée au Parti démocrate, a été admirable dans sa prise en compte des préoccupations des Noirs, des musulmans, des LGBTQ et des féministes en général. L'événement lui-même a surpassé toutes les attentes, non seulement à Washington DC, mais dans les grandes et moyennes villes à travers le pays, ainsi qu'à l'échelle internationale. Il s'agissait d'un déferlement spontané de femmes de tous âges, manifestant leur indignation et exprimant clairement leur détermination à ne pas reculer. La plupart des affiches très créatives dans les manifestations étaient faites à la main par les femmes qui les portaient. La participation aux États-Unis a été d'au moins 3,5 millions. Dans une large mesure, les défilés prévus n'ont même pas eu lieu parce que les rues étaient pleines... Les orateurs du rassemblement de Washington ont été excellents, mais la plupart des gens n'étaient pas assez proches pour les entendre !

 

Vu d'ici, ces manifestations dans tout le pays (et au-delà) auront été un moment de grande convergence de tous les mouvements contestataires étatsuniens : contre Trump évidemment, mais aussi pour l'égalité des droits, l’environnement, contre les violences policières... Quelles suites cette convergence peut-elle avoir ?

On peut dire que ces manifestations ont repris au niveau où le mouvement Occupy s’était arrêté. Où elles peuvent mener est une question ouverte. Il est important de reconnaître que la gauche anticapitaliste peut contribuer de façon importante à ce développement, mais ne peut en aucun cas le « diriger ». Une convergence stable et large de tous les mouvements et organisations qui s'opposent à ce nouveau régime reste à construire. À ce stade, une grande variété d'activités est en marche, dont beaucoup visent à faire pression sur le Parti démocrate et ses élus pour qu'ils constituent une opposition sérieuse. Historiquement, cela a été un exercice assez infructueux. Le Parti démocrate néolibéral d'aujourd'hui peut se battre sur certaines questions, ne serait-ce que pour éviter l'extinction, mais pour la plupart, les Démocrates continuent à dire qu'ils vont chercher à travailler avec Trump quand ils le peuvent « pour réunir l'Amérique »...

A l'échelle locale, des coalitions non partisanes pour lutter contre le trumpisme se sont développées. Elles ne se concentrent pas sur les Démocrates, mais sur un nouvel espace de résistance indépendant. Nous espérons construire sur ces modèles alors que le règne de Trump deviendra plus dur et que les Démocrates décevront de plus en plus ceux qui les poussent à diriger.

Le mouvement doit être prêt à défendre ses secteurs les plus vulnérables. Ainsi, des menaces existent d’ « enquêtes » sur Black Lives Matter, de la manière de McCarthy. Les immigrants sans papiers sont confrontés à des perspectives terrifiantes. Dans le même temps, la partie de la classe ouvrière blanche qui est la base électorale de Trump, va être sauvagement frappée par la destruction à venir de l'assurance maladie, de la sécurité sociale et de Medicare. Le mouvement anti-Trump doit avoir un message à leur adresser afin qu'ils ne tombent pas plus encore dans les illusions racistes. Là encore, la timidité et la désorganisation du mouvement syndical est un obstacle majeur. Les syndicats de la construction, par exemple, soutiennent les politiques écocides des gazoducs de Trump, et certains travailleurs croient au mythe selon lequel le protectionnisme « ramènera des industries et des emplois américains »...

 

Du strict point de vue du mouvement contre Trump, quelles perspectives de mobilisation ?

Il y a une large variété d'activités, plus que de « perspectives » cohérentes. Tous les mardis, il doit y avoir des activités pour l'essentiel de lobbying formel ou informel du Congrès. Au niveau national, une importante mobilisation environnementale est prévue pour le 29 avril (à Washington DC et peut-être sur la côte ouest). Furieux contre les attaques contre leur droit d'informer le public, les scientifiques travaillant pour le gouvernement fédéral prévoient une Marche pour la science, la date restant à déterminer. Quelque chose est prévu pour le 15 avril, jour où les impôts sur le revenu sont dus, surtout par rapport au refus de Trump de divulguer ses déclarations de revenus comme tous les autres présidents. Et la Marche annuelle des fiertés en juin sera nettement plus importante. Il serait aussi logique - bien que nous ne le sachions pas encore - que les mobilisations massives pour les droits des immigrés menées par les Latinos il y a dix ans reprennent vers le 1er mai. Comme une grande partie de ce que fait Trump est imprévisible, il faut attendre l'inattendu, à la fois en position d'attaques et de résistance.

Un point qui mérite d'être mentionné est que la plupart des médias bourgeois sont plus opposés à Trump qu'à aucun des précédents présidents Tous les scandales seront déterrés. Les implications ne peuvent pas être connues à l'avance. Les spéculations abondent déjà sur le moment où l'élite dirigeante entrera en collision avec Trump et décidera qu'il est un obstacle à la grandeur qu'ils cherchent pour leur pays.

 

La campagne de Sanders lors de la primaire démocrate aura été un fort catalyseur d'une radicalité « à gauche ». Ou en est ce mouvement aujourd'hui du point de vue de ses perspectives politiques ?

De façon prévisible, une grande partie de la base de Sanders a été intégrée à la campagne de Clinton. Malheureusement, la campagne du Green Party, avec Jill Stein et Ajamu Baraka, n'a pas fait une percée importante, ne recueillant qu'environ 1 % des voix. Dans le sillage de l'élection, Bernie Sanders a lancé son organisation Our revolution (Notre révolution) qui tente de réformer le Parti démocrate comme force progressiste populiste. Il y a un certain désarroi parmi ses partisans face à cette perspective restrictive, et certains membres de l'équipe de Bernie ont démissionné, opposant de vives critiques publiques au maintien dans le Parti démocrate. Mais la plupart des partisans de Sanders, comme la majorité de ceux qui sont sortis dans les rues le 21 janvier, tentent de pousser les Démocrates à résister et à lutter contre Trump.

En ce qui concerne la gauche, le fait que Bernie Sanders a popularisé l'idée de socialisme, suivi du choc des élections, a galvanisé une couche de personnes vers la politique socialiste. En premier lieu, les Socialistes démocratiques d'Amérique (Democratic Socialists of America, DSA) - qui ressemble le plus à une formation social-démocrate traditionnelle aux États-Unis depuis la division du Parti socialiste au début des années 1970 - a vu un afflux de milliers de nouveaux membres. Ils sont passés de 7000 à 14 000 membres en quelques mois. Après des années de stagnation, DSA est soudainement un espace de politique de gauche qui ne peut être négligé. À une échelle beaucoup plus réduite, les organisations de la gauche révolutionnaire, y compris Solidarity, se sont également renforcées. Le test pour toute la gauche anticapitaliste et révolutionnaire sera de savoir comment répondre (sans prétentions de « leadership » d'avant-garde) aux centaines de milliers de personnes horrifiées par la monté en puissance de Trump et de l'aile droite de la suprématie blanche, et à ceux d'entre eux attirés par les idées de gauche et socialistes.

Propos recueillis par Penny Duggan et traduit par Laurent Duvin