Elsa est vidéaste (« On se laisse la nuit »), militante féministe et antivalidiste. Après une vidéo remarquée, « Handicap et cinéma », elle a été récompensée pour un scénario mettant en scène des personnes handicapées dans un court-métrage d’horreur, mais le film peine à passer au stade de la réalisation, victime de préjugés validistes.
C’est quoi, pour le handicap, la productivité ?
Entrer dans le monde du travail m’a conduit à développer une réflexion militante sur le handicap. J’étais metteuse en scène et brusquement mon corps à lui seul racontait quelque chose sur scène, me valant des réflexions du genre : peux-tu tenir ce rôle alors que tu boites ?
Et il y avait les conditions matérielles d’existence. L’intermittence, c’est précaire, et j’ai commencé à manquer d’argent. Comme la plupart des jobs de subsistance me sont inaccessibles, j’ai dû me tourner vers la MDPH (maison départementale pour les personnes handicapées), où je me suis heurtée à la violence administrative. Qu’a prévu la société pour les gens comme moi ? Trop handi pour faire certaines choses, pas assez pour avoir droit aux miettes de l’AAH (allocation adulte handicapée) !
C’est la question de la productivité. Est-ce que tu mérites plus que le minimum si tu ne contribues en rien ? Le fait de juste exister en tant qu’humain ne peut être un but en soi. Regarde les ESAT (établissements ou services d’aide par le travail), on leur fait faire des trucs ! Pareil avec les Cafés Joyeux, qui s’inscrivent dans une tradition religieuse charitable. Pitié religieuse et pitié sociale se rejoignent sur la nécessité de trouver aux handis une productivité, même si cela ne vaut que pour ceux dont le handicap se voit bien. Toi et moi, on est seules conscientes de nos handicaps, on a alors la charge de faire oublier notre perte de productivité.
J’en suis donc venue à Youtube. Ma chaîne On se laisse la nuit m’a permis de continuer à créer tout en me détachant du milieu du spectacle. J’ai sorti la vidéo Handicap et Cinéma en m’apercevant que l’on ne trouvait aucune représentation de nous depuis Freaks1. L’injustice artistique s’ajoute à l’injustice matérielle : j’ai droit à moins car la société ne m’autorise pas à ne pas être productive ET je n’ai pas de représentations artistiques car elles émanent des valides.
Suite logique, ton film...
Le but était de traiter différemment du handicap, par un film d’horreur qui raconte autre chose sur le corps handi, mais le projet a été refusé par des valides parce que jugé trop violent ! Pourtant, le scénario a reçu un prix, il est apprécié... mais il y a encore du chemin avant de faire accepter le fait d’avoir une bande d’handis qui soient des méchants. La liberté de montrer une face moins positive du handicap nous est refusée. On a le droit à la comédie, au drame, c’est tout. Surtout si on veut des acteurices handi et pas de creeping up2. C’est une expérience assez folle en tant qu’handi d’avoir une personne valide qui te dit : « non, tu ne peux pas parler de ce que tu es comme ça ».
Heureusement, j’avais des handis autour de moi pour me rassurer sur l’intérêt de ce que j’avais écrit. On a la même volonté de péter les murs de positivité autour de la représentation du handicap. Dans la société, on doit rester des martyrs et en même temps nos représentations doivent apporter de la joie aux valides, incarner des leçons de vie. Briser ces narratifs en créant une communauté vengeresse, violente, aux envies malsaines rend frileux. Comme si les valides redoutaient qu’il y ait là-dedans une part de vrai. Si un groupe d’handis cherchait à se venger d’une société validiste, n’auraient-ils pas un peu raison ?
Dans le film d’horreur, avec le handicap psy, la personne devient le croquemitaine : c’est le sociopathe tueur. Le handi psy offre la narration du monstre qui ne se voit pas : cette personne a l’air normal ! C’est différent avec le monstre physique. On considère ça comme insultant, un monstre handicapé. Donc on le maquille, en zombie par exemple. Quand le handicap se voit, ça devient une responsabilité collective : on ne peut plus en faire un prédateur dans un film. Ça voudrait dire que la société a failli : « Regardez ce que la société a fait à ces gens ! »
Tu parles de « se réapproprier notre monstruosité »…
Il y a bien des films comme La Colline a des yeux3 qui parlent de handicap sans le nommer, mais c’est une parade que je refuse. Je veux en parler explicitement, il est utile socialement de le nommer. Ça touche à une frange de la société qu’on ne sait pas gérer : il faut montrer ce malaise. On a aussi pensé à produire à l’étranger, là où le sujet semblait plus abordable, mais j’ai envie que ça naisse dans mon pays, là où je vis, avec des acteurices françaisEs, de parler aux gens qui ont vécu les mêmes choses que moi. Je vais donc adapter mon idée dans un livre avec la liberté plus grande que permet la littérature, même si je pense qu’un jour je voudrai à nouveau en faire une représentation visuelle, car le choc, nécessaire, est plus grand.
Les valides nous empêchent de vivre des émotions négatives par rapport à ce que l’on est. Cela gêne aussi au regard des aidantEs qui sont omniprésents via les associations. On a l’impression que nos pensées négatives reviennent à critiquer toutes les personnes qui nous ont aidéEs, aiméEs jusque-là. C’est rare de naître handi dans une famille handi : évidemment qu’on aime les valides ! On ne cherche pas à aller vivre loin d’eux ! Mais pour autoriser une pensée positive, lumineuse autour des valides et de la société, il faut qu’on puisse avoir des pensées plus sombres. C’est une construction normale de la psyché. Comment pourrait-on être « comme tout le monde » sinon ?
Ce qui a choqué dans mon histoire, c’est que pour la première fois au cinéma, le monstre s’est fait tout seul. Souvent, dans nos cas, ce qu’on est peut être monstrueux pour nos familles, pour nos aidantEs, mais il n’y a personne à blâmer pour ça. On est des monstres, nos propres monstres et il faut nous autoriser cette part de monstruosité, avec son côté lumineux mais aussi avec son côté violent.
On a le droit de jouer avec nos corps et nos esprits, avec la répulsion qu’ils peuvent causer. Évidemment que ça fait mal de vivre cette répulsion mais on ne nous autorise pas à ressentir cette douleur pleinement : « Ce sont des idiots. Tu boites mais t’es belle, t’es folle mais t’es hyper intelligente »… N’empêche que machin a eu peur, ne me fait pas confiance, n’a pas voulu me tenir la main. Pas parce que c’est un idiot, mais parce que c’est un petit garçon de 6 ans qui trouve ça laid, ce que j’ai. Cela ne veut pas dire que je me trouve laide mais quelqu’un a trouvé ça laid et je ne vais pas pouvoir l’effacer. Or, ça ne peut pas devenir une force si on ne me laisse pas m’en saisir. Laissez-moi jouer avec cette peur que vous ressentez : on va savoir, vous et moi, que c’est pour rire et l’exorciser.
La communauté handi a ceci d’impossible à saisir et à défendre politiquement : les handis vivent des réalités très différentes, même avec le même handicap ! On ne vit pas la douleur de la même manière, on ne vit pas le regard extérieur pareil… Certains ne peuvent pas s’exprimer : à quel point est-on légitime à parler en leur nom ? La question terrible est : les handis font-ils partie de la société ? À quel niveau de handicap en font-ils encore partie ?
Propos recueillis par par Anjela de Rennes