Publié le Samedi 12 avril 2025 à 12h00.

Suis-je vraiment la seule ?, de et avec Ella Glendiling

Le documentaire signé par Ella Glendiling est une sorte d’ovni (objet visuel, novateur, impertinent) qu’il est urgent de regarder, et même de regarder plusieurs fois. C’est que l’angle choisi — est-ce un choix ? — est multiple, variable, évolutif, dialectique, dirions-nous ! Is There Anybody Out There, le titre original — mais pourquoi traduire un titre ? — renvoie au morceau des Pink Floyd, dans l’album The Wall. Et c’est bien à un mur que se heurte Ella, quand elle cherche à se définir. 

Moins qu’humaine...

Ella Glendining dit que son film « est une histoire sur le validisme, sur la vie dans un monde où l’on est considéré comme moins qu’humain, et sur ce qu’il faut pour s’aimer intensément malgré cela ». Ella se filme pendant quatre années, elle utilise également des images familiales où on la voit, enfant, filmée par ses parents, qui l’entourent de beaucoup d’amour, de joie, d’énergie positive. Ella utilise également des images d’archives, notamment un reportage de 1976 (Kevin, retenez ce nom...) de la télévision publique anglaise, qui montrent le handicap, qui dévoilent la vision de la société d’il y a quelques décennies sur les personnes handicapées : un regard clinique d’une grande brutalité ! 

Ella parle d’Ella, montre Ella dans le monde, mais ce qu’elle nous livre est un regard sur le monde, depuis un point de vue ­spontanément et radicalement non validiste ! Ce film n’est pas antivalidiste, il évoque une société qui ne serait pas validiste, que Ella et les autres personnes qu’elle rencontre, porteuses du même handicap qu’elle-même, de leur entourage, ou porteuses d’un autre handicap, évoquent naturellement dans le film.

Vraiment la seule ?

Ella considère son corps. Elle serait la seule ? Vraiment ? Ce corps qui la contraint, mais ce corps dont elle use avec gourmandise, comment le regarder dans toute sa singularité ? Comment l’appréhender sans point de comparaison ? Comment l’admettre sans « autre » ? Existons-nous hors du regard de l’autre ? Ella la non-valide, Ella l’handicapée nous renvoie à l’universelle recherche de l’altérité...

Ella est dynamique, combattive, équipée (que serait sa quête sans internet ?) inventive, et quand elle cherche, Ella trouve ! Elle finit par trouver, outre Atlantique, une femme dont le corps pourrait rappeler le sien. Sur un groupe Facebook, elle rencontre une communauté, et se trouve confrontée à d’autres qu’elle — elle ne serait pas vraiment la seule... — et à d’autres destinées que la sienne. De ce corps, que convient-il de faire ? Faut-il le redresser, au prix d’opérations nombreuses, douloureuses, coûteuses ? Elle rencontre des parents, leurs enfants, un chirurgien un peu chelou, qui ne jure que par la scie et la prothèse. Ella traque le validisme en elleux, le validisme en nous, la marque du validisme en elle-même !

Ella, la joie !

Le plus touchant, dans ce film, sorte d’autodocumentaire romanesque, c’est le croisement entre la détermination, dont Ella fait preuve au cours d’une quête dont l’objet s’écarte peu à peu, et la vision de notre humanité que cette jeune femme affiche, de son point de vue, dans ses rencontres avec d’autres personnes handicapées. Ella inspire la joie, respire une sorte de bonheur, parfois serein, souvent tourmenté, nous parle de sa vie amoureuse, nous montre sa grossesse, son accouchement, confère à son compagnon une place très marginale — il ne sera pas mon sauveur valide ! — nous fait partager ses virées en voiture, ses apéros avec les copines, ses sorties au parc avec ses complices... La vie quoi, une vie non validiste assumée !

Ah oui, Kevin : elle retrouve Kevin, celui du reportage de 1976. Elle lui offre la conclusion, que nous pourrons méditer tranquillement en sélectionnant « Visionner à nouveau » !

Vincent Gibelin