Comme l’écrit le philosophe italien Giorgio Agamben, « on ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier ». Le processus de construction d’un Etat fort engagé en 1958 connaît une nouvelle étape, lourde de dangers.
L’écologiste et altermondialiste Naomi Klein, dans une intervention filmée réalisée le 29 novembre dernier (disponible sur Mediapart), explique que le gouvernement français applique la « stratégie du choc », c’est-à-dire utilise l’émotion créée par les attentats criminels commandités par Daesh pour mettre en œuvre des mesures autoritaires auxquelles il songeait depuis un certain temps.
Cette thèse est validée par des documents du ministère de l’intérieur cités le 5 décembre par Le Monde, qui recensent les mesures de police administrative que policiers et gendarmes souhaiteraient voir passer dans les textes en préparation. Le Monde précise : « le cabinet du directeur [de la police nationale] estime, sans fausse pudeur, qu’il ‘’convient d’utiliser cette ‘fenêtre’ [législative] pour faire avancer certaines évolutions souhaitées par les différents services et qui n’ont pu jusqu’à présent aboutir soit par manque d’un vecteur législatif approprié, soit parce que le contexte ne s’y prêtait pas’’. Le contexte s’y prête désormais, à n’en pas douter. Place Beauvau, le Père Noël a un nouveau nom : état d’urgence ».1
Naissance de l’Etat fort
Une nouvelle phase de l’histoire de l’Etat français est en fait en train de s’engager. La Constitution française actuelle (dite de la V° République) date de 1958. Un soulèvement d’une partie de l’armée française en Algérie, le 13 mai de cette année, avait débouché, avec l’approbation de l’ensemble du champ politique (sauf le PCF, une minorité des socialistes et l’extrême-gauche alors groupusculaire, ainsi que quelques personnalités), sur l’appel à un « homme fort » chargé d’élaborer une nouvelle Constitution : De Gaulle. La nouvelle Constitution a pour élément central un président de la République qui a d’importants pouvoirs propres et n’est pas responsable devant les députés. Différents régimes accordant des pouvoirs extraordinaires au gouvernement et à sa police sont prévus : l’article 16 de la Constitution, l’état de siège et, découlant d’une loi de 1955, l’état d’urgence.
Ces évènements avaient provoqué à l’époque des débats importants parmi les opposants à De Gaulle (lesquels s’opposaient le plus souvent, avec diverses nuances, à la guerre coloniale menée par la France en Algérie). Certains, mettant l’accent sur le contexte (coup d’Etat militaire, tendances autoritaires bien connues de De Gaulle), voyaient le processus déboucher sur un régime de type fasciste. D’autres, au-delà de la question algérienne, soulignaient que l’essentiel résidait dans les contradictions de la bourgeoisie française et l’opposition entre ses fractions réactionnaires et modernistes. Selon cette dernière analyse, il s’agissait avant tout pour la grande bourgeoisie française de préparer l’économie au début de l’intégration économique européenne (le traité de Rome instituant le Marché commun est entré en vigueur le 1er janvier 1959) en réduisant les pouvoirs du parlement où était représenté un parti communiste encore puissant et où pesaient fortement aussi les lobbies de la petite-bourgeoise traditionnelle qui redoutait les effets de cette modernisation du capitalisme. Comme l’a écrit le sociologue et militant du PSU, Serge Mallet : « l’Etat souhaité par le capital financier est certes un Etat « fort », mais pas fasciste ».2
On sait que De Gaulle a ensuite rompu brutalement avec les plus réactionnaires de ceux qui l’avaient porté au pouvoir, en se résignant à l’indépendance de l’Algérie : les intérêts de long terme de la bourgeoisie française supposaient d’en finir avec une guerre coûteuse.
Le rôle central du président de la République a été ensuite renforcé par deux réformes : son élection au suffrage universel (mise en œuvre par De Gaulle) et l’alignement du mandat présidentiel sur la durée de celui des députés (dont la paternité revient à Lionel Jospin). Le président est désormais élu le premier et les députés sont élus dans la foulée : la majorité parlementaire est donc quasi automatiquement de la même couleur politique que le président, et les députés sont enclins à ne pas s’opposer à un président dont ils ont soutenu l’élection.
Le reniement du PS
En 1964 était publié un livre intitulé « Le coup d’Etat permanent ». François Mitterrand, son auteur (alors un politicien ambitieux, vaguement de gauche et opposé à De Gaulle), y dénonçait le caractère autoritaire du régime de la V° République, ses dérives possibles et les risques pour les libertés. En 1971, Mitterrand prenait le contrôle d’un parti socialiste très affaibli et discrédité (son principal dirigeant, Guy Mollet, avait conduit la guerre d’Algérie puis soutenu De Gaulle) : il allait le reconstruire avec un programme prévoyant une réforme de la Constitution. Ce thème figurait également dans le programme commun de la gauche (PS, PCF, radicaux de gauche) signé en 1972. Devenu président en 1981, Mitterrand s’est en fait parfaitement accommodé de cette Constitution qui allait lui permettre, après une année de réformes de gauche, de faire le choix de l’austérité en 1983 et de l’imposer au PS.
Hollande, premier président « socialiste » à succéder à Mitterrand, non seulement s’inscrit dans ses traces, mais accentue la nature autoritaire du régime en programmant une révision de la Constitution. Ce n’est plus la question algérienne qui sert de détonateur, mais le terrorisme : les attentats de Daesh permettent d’ajouter des mesures supplémentaires à 30 ans de législation antiterroriste. Depuis 1986, en effet, l’arsenal judiciaire n’a cessé d’être renforcé. Plusieurs mesures rognant les libertés publiques et annoncées comme provisoires ont été par la suite entérinées définitivement. Depuis que Hollande est président et jusqu’en octobre 2015 (donc avant les attentats), ce sont cinq textes en relation avec le terrorisme qui ont été préparés. Ceux adoptés ou annoncés depuis novembre vont encore accroître les pouvoirs policiers.
Le gouvernement a instauré l’état d’urgence après les attentats du 13 novembre puis a profité du vote de sa prolongation pour modifier la loi de 1955. Ont donc été inscrites dans la loi et le droit de nouvelles dispositions (les perquisitions sans contrôle judiciaire, la facilitation des assignations à résidence, la dissolution de groupes « dangereux ») qui seront dorénavant mobilisables à chaque proclamation de l’état d’urgence. Sans parler de la constitutionnalisation de l’état d’urgence « nouvelle formule », annoncée dès le 16 novembre.
Comme le montrent les mesures prises autour de la COP21, ces textes permettent en fait de viser bien au-delà des terroristes : demain, ce seront tous ceux qui seront soupçonnés de vouloir agir contre la politique gouvernementale ou qui voudront faire connaitre leurs grèves en manifestant sous des formes diverses. Dans une interview donnée à l’Anticapitaliste hebdo le 12 avril 2015, Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, le confirmait à propos de la loi sur le renseignement promulguée en juillet 2015. Les futurs textes seront donc très utiles pour défendre le pilier essentiel de la politique de ce gouvernement : l’austérité et la soumission au patronat, en cas de grèves « dures » et de mouvements généralisés.
Fascisation ?
Pour comprendre ce qui se jouait en 1958, il fallait aller au-delà de la cause immédiate (l’Algérie) pour prendre en compte les contradictions de classe. De la même façon, aujourd’hui, il faut aller au-delà des aspects sécuritaires. Certes, ceux-ci sont essentiels et potentiellement très lourds de dangers. Giorgio Agamben a écrit fort justement : « on ne comprend pas l’enjeu véritable de la prolongation de l’état d’urgence [jusqu’à la fin février] en France, si on ne le situe pas dans le contexte d’une transformation radicale du modèle étatique qui nous est familier ».3 Il précise ensuite que « l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut, d’ores et déjà, appeler Etat de sécurité (‘‘Security State’’, comme disent les politologues américains). […] l’Etat [de sécurité] se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix, l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité. »
L’analyse d’Agamben est pertinente mais il lui manque un volet : la crise économique et les rapports sociaux. Aujourd’hui, les objectifs des secteurs dominants de la bourgeoisie française (imposer des réformes liquidant l’essentiel de l’héritage du « modèle » mis en place après 1945) impliquent sans doute un Etat encore plus fort. Le système présidentialiste français permet déjà d’éviter ce qui se passe aujourd’hui au Portugal et en Espagne : des résultats électoraux qui, ne donnant pas de majorité claire au Parlement, permettent à des partis de la gauche radicale (le Bloc de gauche portugais, Podemos en Espagne) de faire pression sur les partis gestionnaires de l’austérité. L’heure est désormais à la constitution d’un exécutif qui ait les moyens de prévenir toute éventuelle révolte sociale. Ce qui était auparavant considéré comme l’exception (l’interdiction des manifestations, par exemple) devrait devenir la règle.
Mais pas plus aujourd’hui qu’hier, il ne s’agit d’une fascisation. Comme l’explique le sociologue Alain Bihr, « l’Etat fasciste n’est pas la seule forme d’Etat d’exception » auquel peut recourir la bourgeoisie (voir son interview dans l’Anticapitaliste hebdo du 24 avril 2014). Il ne s’agit pas d’imposer un terrorisme d’Etat, un parti unique, etc. Les formes institutionnelles de la démocratie bourgeoise, notamment les élections, ne sont pas en cause. Rappelons qu’Alain Bihr, dans un texte de 2014, notait aussi qu’un des scénarios possibles accélérant un tel type d’évolution serait « une déstabilisation à grande échelle de la proche périphérie de l’Europe (l’Afrique du Nord, le Proche Orient ou l’Europe orientale), avec des menaces immédiates sur ses frontières (par exemple sous la forme d’un afflux massif de réfugiés ou de plusieurs guerres civiles) ».4
Bonapartisme ?
En 1958, l’Etat gaulliste avait des aspects bonapartistes : à son arrivée au pouvoir, De Gaulle donnait l’impression d’osciller entre les différentes fractions de la bourgeoisie avant de trancher le nœud gordien en faveur de l’indépendance de l’Algérie et de l’engagement dans la construction européenne (tout en menant une bataille acharnée pour sauvegarder les intérêts agricoles français). Les références constantes à la France éternelle s’accompagnaient de gestes concrets pour construire un semblant d’indépendance par rapport aux Etats-Unis, notamment sur le plan militaire (sortie de l’organisation militaire de l’OTAN, force de frappe nucléaire) et diplomatique (prise de distance avec la guerre américaine au Vietnam).
L’Etat fort façon Hollande se drape d’oripeaux nationalistes avec l’injonction d’arborer un drapeau tricolore, la visite présidentielle sur le porte-avion « Charles de Gaulle » et l’introduction envisagée dans la Constitution de la déchéance de la nationalité française. Les références au patriotisme, au rôle de l’armée et de la police tendent à devenir permanentes dans les discours du président et du premier ministre.
Pour un peu, on croirait entendre le mot d’ordre des « néo-socialistes » en 1933 « Ordre, Autorité, Nation »5. Mais il s’agit d’un nationalisme de pacotille. Comme l’explique Enzo Traverso, «‘‘l’état d’exception’’ qui s’installe aujourd’hui n’est pas fasciste ou fascisant, mais néolibéral : il transforme les autorités politiques en simples exécutants des choix des pouvoirs financiers qui dominent l’économie globale. Il n’incarne pas l’Etat fort, plutôt un Etat soumis, qui a transféré aux marchés une grande partie de sa souveraineté. »6
Aujourd’hui, contrairement à 1958, les cercles dominants de la bourgeoisie française sont unifiés sur les objectifs. L’Etat fort hollandais n’est pas bonapartiste mais directement un instrument de maintien de l’ordre sur tous les plans, de maintien du « désordre établi » (selon l’expression d’un philosophe des années 1930).
Cela amène à un autre aspect de la situation, que nous nous conterons ici d’évoquer rapidement : l’évolution du PS. Celui-ci avait été (re)fondé par Mitterrand en 1971 comme parti de transformation sociale. Des 1983, cet aspect avait commencé à être enterré, mais le PS se targuait encore d’être le parti de la transformation « sociétale » contre les archaïsmes. Le dernier feu en a été le « mariage pour tous ». Maintenant, le cycle est bouclé : avec Hollande et Valls, Guy Mollet (le « socialiste » qui a envoyé en 1956 les soldats du contingent pour réprimer la lutte du peuple algérien) est de retour. Rappelons que sous Mollet, le parti socialiste (alors dénommé SFIO, « section française de l’internationale ouvrière »…) avait soutenu l’appel à De Gaulle en 1958 et appelé à voter pour la Constitution de la V° République.
Le plus piteux dans cette affaire est que Hollande et Valls se drapent dans les habits de la lutte contre le Front national, alors que non seulement leur politique économique et sociale renforce ce parti, mais que leur état d’urgence crée les conditions juridiques et politiques ainsi que les conditionnements mentaux qui pourraient favoriser demain l’imposition d’un état d’urgence « bleu marine » si Marine Le Pen accédait au pouvoir.
Henri Wilno