Publié le Mercredi 16 mars 2022 à 14h07.

Hommages à Alain Krivine (parus dans l'Anticapitaliste n° 607)

C’est par centaines que paraissent dans toutes les villes en France, du monde entier, des messages d’hommage à Alain.

Ils disent qu’il n’est guère de vies plus nobles, dans le cœur des indignations quotidiennes, guère de rencontres qui nous rendent plus grandEs, plus fortEs et plus justes.

Ils nous disent comment Alain, avec une présence modeste qui forçait le respect, inspirait la force combative, donnait confiance, confortait, tournait toujours vers l’action.

Ils célèbrent, à l’opposé des repentis et des renégats, la sincérité de ses engagements, son indéfectible constance internationaliste, sa fidélité à l’idéal révolutionnaire en même temps que son ouverture d’esprit et son intérêt pour ce qui était nouveau et prometteur.

Nous les remercions toutes et tous, et nous excusons auprès de celles et ceux que nous ne pouvons publier aujourd’hui, comme des coupures dans certains messages.

La vie politique d’Alain a suivi les chemins qui ont mené de l’opposition de gauche dans le PCF à la Ligue communiste/LCR puis à la création du NPA. On peut même dire qu’il en a été le fil conducteur, toujours présent, toujours visible, dans les meilleurs comme dans les plus durs moments.

Alain, comme beaucoup de militantEs d’après-guerre a commencé son activité au sein du PCF. Suivant ses études au lycée Condorcet de Paris, il devint vite responsable du travail des JC dans les lycées parisiens. Militant exemplaire, il se retrouva rapidement confronté à la position du PCF face à la guerre coloniale en Algérie. Partisan du soutien à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, il s’engagea dès la fin des années 1950 dans les réseaux Jeune Résistance de soutien au FLN, puis, militant de l’UEC, anima le Front uni antifasciste à la Sorbonne. Ayant rejoint le PCI (la section française de la Quatrième Internationale) en 1961 (dans lequel militaient déjà ses deux frères Jean-Michel et Hubert), il joua un rôle central dans la construction de l’opposition de gauche dans l’UEC Secteur Sorbonne Lettres qui amena à la rupture avec le PCF lors de son soutien à la candidature Mitterrand en 1965, et à la création de la JCR. Alain en fut un des principaux animateurs, tout en participant à la création du Comité Vietnam national (CVN) de solidarité avec la lutte du peuple vietnamien. Ainsi dans les années 1960, il conjuguait sa participation à la direction du PCI, l’organisation de l’opposition au sein de l’UEC (puis de la construction de la JCR) avec l’animation de fronts militants unitaires, comme le Front uni antifasciste puis le CVN.

Avec Mai 68, la dissolution de la JCR puis son incarcération pendant tout l’été 1968 et son enrôlement pour le service militaire, la vie d’Alain allait se confondre à partir d’avril 1969 avec la création de la Ligue communiste dont il devint le porte-drapeau le plus connu, dès la « campagne Krivine » pour la présidentielle de 1969.

Il devint alors pour 40 ans le principal référent politique des militantEs de la LC/LCR, pilier quotidien de la direction et du contact avec les villes. Principal porte-parole, le seul réellement connu à une échelle large jusqu’en 2002, il fut la voix de la LC/LCR, l’animateur infatigable des centaines de meetings pour les sections de la Ligue, grandes ou petites. Il était sûrement le dirigeant qui connaissait le mieux les sections et les camarades des villes, carte politique vivante de la LCR. Attaché au travail militant minutieux, il était tout autant attentif à l’activité politique quotidienne du parti qu’à saisir toutes les possibilités d’organiser des campagnes unitaires, d’entrer en contact et de collaborer avec d’autres courants militants. Dans les années 1970 et 1980, lecteur quotidien de l’Humanité, il était toujours attentif à ce qui se passait dans et autour du PCF qu’il considérait, à juste titre à l’époque, comme le principal parti dans les entreprises et les quartiers populaires. Il avait le souci de dépasser les frontières de la LCR, d’avancer vers un regroupement politique capable de prendre dans les classes populaires la place du PCF. Ayant l’anticolonialisme chevillé au corps, il participa activement aux liens avec les camarades et les organisations d’Algérie, des Antilles, de Corse et de Kanaky. De même, il participa activement jusqu’aux dernières années à la direction de la IVe Internationale. Il contribua notamment au travail avec les camarades d’Europe de l’Est et de Russie.

L'Anticapitaliste

 

 

Militant des organisations de jeunesse du PCF, Alain va se radicaliser et rompre avec ces attaches, comme toute une génération sous le feu de « la révolution algérienne ».

Envoyé en 1957, pour récompense de ses qualités de vendeur de l’Avant-Garde, au Festival mondial de la jeunesse à Moscou, il est frappé, lors d’une rencontre non publique qu’il a réclamée, par les reproches de la délégation algérienne vis-à-vis de la politique du PCF face à la guerre menée par l’impérialisme français, en particulier quant au vote des pouvoirs spéciaux au gouvernement du socialiste SFIO, Guy Mollet. Pouvoirs qui vont être transmis à l’armée en Algérie renforcée par l’envoi du contingent.

Alain va rejoindre Jeune Résistance, une organisation qui comptera 800 à 900 militantEs pour encourager et faciliter la désertion ou l’insoumission des jeunes qui refusent la guerre, avec des réseaux d’exfiltration pour la Suisse, bloquer les trains militaires en rase campagne, papillons, tracts, affiches, badigeonnages, etc. jusqu’au projet empêché par la répression de balancer à la mer du matériel militaire en lien avec les dockers.

Ce qui l’amène aux réseaux d’aide au FLN qui, comme les désertions, mais plus clairement politiques, toucheront tout de même quelques milliers de militantEs (ou devenus de fait militants). Il s’agissait d’abord de transferts de fonds (centralisation régionale des cotisations des immigrés puis transferts à l’étranger), d’impression et diffusion des tracts et de la presse du FLN en France, d’hébergements, de protection des déplacements des militants, d’aide aux tentatives d’évasion de prisonnierEs politiques (Alain raconte sa nuit passée avec une militante à repérer le nombre, les parcours et horaires des gardiens de la prison de Fresnes).

Les journaux pouvaient être saisis ou/et paraître avec des colonnes blanches. Plusieurs publications pirates existaient, reproduisant les textes interdits ou censurés, comme Témoignages et Documents auquel Alain participa activement.

Plusieurs des responsables de ces diverses activités étaient évidemment aussi membres de la IVe Internationale, et en même temps au PCF, double clandestinité ! Alain ne sera exclu de ce dernier qu’en 1965. La « génération algérienne » s’y était en grande partie organisée et s’était assurée d’un rapport de force durable.

Vers la fin de la guerre, les ultras créèrent l’OAS qui pratiqua le terrorisme contre les partisans de l’indépendance algérienne, en Algérie et en métropole. L’appartement d’Alain sauta. Avec ses camarades de l’UEC et sans l’accord du parti, les étudiants du PSU, la Jeunesse étudiante chrétienne, des inorganisés, il créa le FUA (Front universitaire antifasciste), une organisation de masse et de combat qui arriva à réunir des milliers d’étudiantEs à Paris (mot d’ordre : « Chasser les fascistes du Quartier Latin ») et en province, et possédait même un service de renseignement qui démontra son efficacité. Cent cinquante intellectuels derrière Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir assuraient, comme dit Alain qui avait l’art de convaincre de ce côté-là, le « coussin démocratique ».

Jean-Pierre Debourdeau

 

 

Depuis quelques jours, je m’étais promis d’écrire à Paris pour obtenir des informations précises sur Alain. Pendant trop longtemps, son visage avait disparu de ces initiatives des mouvements et des luttes qui avaient caractérisé son militantisme généreux et indestructible tout au long de sa vie. Samedi, J’ai reçu la nouvelle la plus triste.

Mon rapprochement de la Quatrième Internationale, mûri à travers plusieurs lectures, après avoir participé aux luttes étudiantes, s’est traduit d’abord en participant à une assemblée de la petite formation italienne dédiée à l’expérience de Mai 68 mais aussi à la candidature révolutionnaire d’Alain Krivine à l’élection présidentielle. J’ai considéré que les positions de la Ligue communiste française étaient beaucoup plus proches de ce qui mûrissait dans ma tête que les conceptions politiques majoritaires de l’extrême gauche en Italie.

Je rencontrai Alain l’année suivante, à l’automne 1970 à Bruxelles lors de la grande réunion internationaliste des sections européennes de la QI, et je commençai à apprécier pleinement non seulement le rôle de l’organisation française, mais aussi les compétences politiques de son principal dirigeant.

Dans les années suivantes, la Ligue sera un mythe pour nous, Italiens, Paris sera Paris et Alain sera Alain.

Dans les nombreuses rencontres internationales, j’aurai eu l’occasion de connaître les qualités politiques de nombreux autres camarades français et d’autres pays, mais Alain sera resté le grand frère, celui qui sait le mieux se mouvoir dans la confrontation politique, celui qui donne la sécurité, qui rassure et sur qui vous pouvez compter même dans les moments les plus complexes.

Plus tard, juste au moment où la section italienne avait atteint le maximum de sa force et aussi de sa capacité d’initiative politique autonome, à partir de l’opposition à la guerre en Afghanistan, quelqu’un n’a rien trouvé de mieux que de dénoncer notre position nous accusant de prendre des consignes politiques à l’étranger, de la France, c’est-à-dire directement d’Alain.....

Avec Alain, je me suis aussi retrouvé à faire, je pense à deux reprises, une tournée de conférences en France : une belle expérience, non seulement pour ses formidables talents oratoires, avec beaucoup de contenu et en même temps de simplicité, mais aussi pour son humanité et ses capacités d’intégrer les camarades.

Je l’aurai revu pour la dernière fois lors d’un congrès du NPA, avec un débat interne difficile ; après nous ne nous serons plus joints qu’au téléphone.

Pour cette raison, il reste difficile pour moi de penser qu’à Paris il n’y a plus Alain avec qui débattre, apprécier son humour proverbial, mais aussi son amour pour la vie, pour l’amitié et le plaisir du militantisme commun.

Franco Turigliatto

 

 

Comment restituer aujourd’hui l’itinéraire collectif incarné par Alain, celui d’une génération, celle de la guerre d’Algérie et du combat antifasciste, celle de la crise du stalinisme, celle de la guerre du Vietnam, celle de la révolution cubaine, celle de 1968 mais aussi celle de l’invasion en Tchécoslovaquie ?

En ces années soixante, l’histoire avait basculé. Au sein de l’UEC, la solidarité avec le combat anticolonialiste des Algériens s’était heurtée à la direction du PCF opposée au mot d’ordre d’indépendance, se contentant de réclamer la « paix en Algérie ». Alain avait rejoint Jeune Résistance. JR regroupait les appelés qui refusaient de participer à la guerre coloniale. Le 17 octobre 1961 il avait assisté aux ratonnades des Algériens sous la houlette du préfet de police ancien collaborateur Maurice Papon. Les partisans de l’Algérie française et l’OAS étaient à l’offensive. Le Front uni antifasciste (FUA) dont Alain était l’un des animateurs montait en puissance, rejoint par de nombreux intellectuels mais critiqué par la direction du parti communiste pour son « aventurisme ».

La guerre d’Algérie s’était achevée en 1962 mais elle laissait des traces. La gauche étudiante se séparait du PCF. C’était le début d’une bifurcation historique comme il s’en produit parfois, quand convergent plusieurs cheminements politiques creusés par la vieille taupe, cette taupe rouge qui devait devenir l’emblème de la LCR.

Peu à peu, le puzzle des évènements politiques trouvait une cohérence. Le rapport Khrouchtchev n’était pas un faux rapport comme le laissa entendre pendant longtemps la direction du PCF, les bolcheviks condamnés lors des procès de Moscou n’étaient pas des traîtres. La Révolution trahie et les autres écrits de Léon Trotsky commençaient à circuler. Les Éditions François Maspero reprenaient le fil de l’histoire interrompue.

C’est alors que sur le plan international un nouvel espoir surgit en Amérique latine avec la révolution cubaine. L’invasion nord- américaine de la Baie des Cochons s’était conclue par une défaite retentissante en 1961. Une délégation officielle de l’UEC se rendra plus tard à La Havane. « Le devoir de tout révolutionnaire est de faire la révolution », proclament Fidel Castro et Che Guevara. Cette critique publique des partis communistes latino-américains confirme l’analyse. Ce n’est pas seulement le PCF qui est en cause. Il faut réviser l’histoire de la révolution russe sous Staline et celle du Kominform, reprendre le combat de l’opposition de gauche et de la IVe Internationale. L’internationalisme en gestation des nouvelles générations en France et dans le monde en sort renforcé ainsi que l’anti-impérialisme avec la guerre du Vietnam. En 1963, le poète russe Evtouchenko est présent à la Mutualité. Laurent Terzieff lit ses poèmes dénonçant les héritiers de Staline et Baby Yar, qui évoque le massacre de 100 000 juifs pendant la guerre, fustigeant l’antisémitisme. Evtouchenko est acclamé par des milliers de jeunes. À la Sorbonne, le Secteur Lettres de l’UEC est en ébullition. Plusieurs courants critiques y cohabitent. La décision du PCF est prise, il faut purger cette dissidence. La dissolution aura lieu en janvier 1966. La JCR sera fondée après. C’est Alain qui en prend l’initiative, il maîtrise ces enjeux politiques. Il est de tous les combats. Son intuition politique ne le trompe pas, Mai 1968 confirmera qu’une refondation politique et générationnelle est à l’œuvre. Il faut en rassembler les composantes, organiser une nouvelle force militante. L’antifascisme ne peut plus servir à légitimer les crimes du stalinisme, le soutien aux luttes de libération nationale et l’anti-impérialisme font corps avec l’anticapitalisme, avec la lutte antibureaucratique aussi. Alain consacrera toute sa vie et son énergie militante – et elle était grande – à ces combats, faisant preuve d’une modestie, d’un dévouement, d’un désintéressement absolus. À l’heure où le fracas de la mondialisation engendre les monstres du nationalisme guerrier et du fanatisme religieux, et menace la vie sur la planète, la poursuite du combat exemplaire d’Alain n’est pas pour les jeunes générations un choix de vie mais une nécessité.

Janette Habel

 

 

Avec ses lunettes studieuses et sa « kravate » (objet de la dérision libertaire), il avait un look romantique doctrinaire. Il ne faut pas se fier aux apparences. Alain est plutôt un pragmatique hyperactif, animé d’une vocation et d’une authentique passion pour la politique. Il s’est révélé matériellement, médiatiquement, moralement incorruptible. La campagne présidentielle de 1969 était seulement la seconde à bénéficier de la médiatisation télévisuelle. Il n’est pas sûr qu’un autre candidat aussi jeune aurait aussi bien résisté aux flatteries et aux séductions de la personnalisation. Formé dans la lutte contre toutes les formes de bureaucratie, Alain était une sorte de grand frère rassurant et un exemple de rigueur égalitaire, toujours prêt à prendre sa part de corvée, toujours disponible, y compris en pleine nuit, pour voler au secours d’un camarade en rade dans un commissariat, toujours prêt à se régaler du casse-croûte le plus frugal ou de se satisfaire de l’hospitalité militante la plus inconfortable.

Daniel Bensaïd, Une lente impatience

 

 

Alain Krivine, grande figure du mouvement révolutionnaire et international, nous a quittés. Il laisse un monde dont les déchirures, les contradictions multipliées, les souffrances, les espérances et les inquiétudes sont la justification dramatique de son combat incessant pour que l’humanité ait un avenir. Bien que les visions individuelles, les bilans solitaires soient l’exact contraire du combat collectif auquel il s’est consacré depuis son plus jeune âge, ses proches et ses amiEs dont nous sommes heureux et fierEs de faire partie, peuvent dire qu’il a fait sa part avec honnêteté, dévouement et intelligence. Impossible d’oublier la chaleur de ses engagements, son humour à toute épreuve, sa fraternité vivante et généreuse.

Puisque c’est la période, il nous plaît d’informer les jeunes générations qu’il est le seul candidat aux élections présidentielles de France qui ait permis à un jeune militant martiniquais de lancer à ses côtés « dans la télévision de la personne » ce cri insolent mais toujours juste : CRS, képis rouges, légionnaires, gardes mobiles, mach des Antilles Guyane !

Depuis la belle campagne menée en France pour l’acquittement du regretté Christian Courbain, (traîné devant les tribunaux parisiens pour avoir brocardé vivement le sieur Messmer), Alain Krivine s’est tourné vers les Antilles et ses militantEs avec la même ardeur qu’il avait mis aux côtés des combattants indépendantistes algériens, et qu’il mettra à soutenir la lutte du peuple kanak.

Il restera pour nous un exemple de fidélité à l’idéal émancipateur contre le capitalisme, l’impérialisme, le colonialisme mais aussi le stalinisme.

Avec ses camarades de la Ligue, avec Ernest Mandel, Daniel Bensaïd et tant d’autres il a joué un rôle irremplaçable dans l’affinement de notre conscience révolutionnaire, dans le maintien permanent de l’éveil critique sans lequel le militantisme tourne à la langue de bois froide et déshumanisée.

Merci Alain. Le combat continue, avec un chagrin de plus, mais tant de souvenirs enrichissants !

Que ta famille, tes proches, tes amis, tes camarades sachent que nous sommes ensemble dans cette douloureuse circonstance.

Pour le GRS, Philippe Pierre-Charles

 

Alain, un révolutionnaire contre le cynisme

Je suis venu à Paris pour la première fois durant l’été 1973.

Dans la voiture, il y avait un adulte, qui conduisait, son fils Carlos, et deux de ses amis, Cláudio et moi. Cláudio, déjà organisé dans un groupe clandestin, avait pour mission de contacter la Ligue communiste (le contact se fit avec une certaine audace, malgré le besoin de discrétion dû à la clandestinité, dans la librairie La Joie de lire, dans le Quartier Latin) et de ramener au Portugal de la propagande révolutionnaire. Nous autres le soutenions, avec enthousiasme et un certain sens de l’aventure, dans ce pays qui nous était totalement étranger. C’est ainsi que le rembourrage de la voiture fut plein de livres et de brochures qui seraient lus avidement à notre retour. Nous n’avons alors parlé avec aucun des dirigeants de la Ligue, mais nous connaissions bien leurs noms : Daniel Bensaïd, Henri Weber, Charles Michaloux, Janette Habel et Alain Krivine étaient des leaders éminents du mouvement de Mai 1968 […] et nous avons apporté beaucoup de ses écrits qui nous remplissaient de curiosité.

Peu après le 25 avril 1974, j’ai rencontré à Lisbonne et à Porto Ernest Mandel, peut-être le marxiste le plus brillant de sa génération, et Daniel Bensaïd, avec d’autres. Mais ce n’est que durant l’été suivant que j’ai rencontré Alain lors d’une réunion en France. Il avait 32 ans et semblait tellement plus âgé, avec tant d’histoires à raconter : il était l’un des porte-parole de cette génération et l’un des représentants de ces itinéraires croisés, la dissidence du Parti communiste qui avait pris en charge la défense des indépendantistes algériens et qui voyait dans la lutte contre la guerre du Vietnam le fil de l’internationalisme. Avec Tariq Ali en Angleterre et Rudi Dutschke en Allemagne, comme avec les insurgés italiens de 1969, ce front internationaliste a été la marque des années soixante-dix. Alain était l’agitateur, le marcheur, celui qui voulait organiser la lutte de mouvement et la lutte de position. Mais surtout, il était vrai, juste dans ses formulations, populaire dans ses propositions, il engageait une politique de haute intensité dans un temps que l’on devinait très long. Et si, en cela, parfois, tant de fois, les déceptions sont venues d’attentes frustrées et d’erreurs de perspective, il avait la plus grande vertu de rejeter le cynisme, comme il l’explique dans son autobiographie.

Tu avais raison : contre le cynisme tu ne peux être que de gauche.

Francisco Louçã

 

Alain : l’espérance rouge !

La première fois que j’ai croisé Alain c’était en 1981, au stage d’été (l’ancêtre des universités d’été !) à Fronton. La liste des inscritEs devant lui, il distribuait les chambres. Souriant, accueillant et drôle comme souvent. Je ne savais pas encore la place qu’il avait dans l’organisation dans laquelle j’allais bientôt militer. Je ne savais pas non plus qu’il viendrait souvent à Grenoble ni que nous deviendrions si amis. Et encore moins qu’en 1999 nous serions les premiers révolutionnaires, et les derniers à ce jour, à entrer au cœur même de la machine européenne !

Comme tous les camarades on était très heureux que la liste LO/LCR ait réalisé un score à 5 % qui permettait d’envoyer cinq députés (trois LO et deux LCR) au Parlement européen (PE). Essentiellement parce que ça affichait l’espace politique de nos idées, petit mais réel, dans la société, dont on sentait qu’on pourrait faire quelque chose. Mais pour le dire franchement, ni Alain ni moi n’étions ravis d’être aussi embarqués personnellement dans ce succès ! Les institutions en général et le PE en particulier, c’était pas notre terrain de luttes ! Alain, au début, pestait toute la journée, les institutions c’était vraiment pas son truc, être coincé dans ce monde doré et irréel alors que les luttes et la révolution attendaient dehors !

Les députés « habituels » nous regardaient bizarrement, visiblement on n’avait pas les codes au milieu de tout ce beau monde, et on était sûrs et fiers de ne les avoir jamais ! Ceux et celles qui connaissaient Alain, en particulier s’ils avaient raccroché le drapeau rouge depuis des lustres, soit le brocardaient plus ou moins ironiquement, soit l’évitaient gênés. La plupart manifestaient cependant un grand respect pour ce révolutionnaire sans veste retournée. Et puis, avec les camarades qui bossaient avec nous, à Bruxelles, Paris ou Grenoble, on a formé une belle équipe, notre « cellule » du PE. Mon seul regret perso, c’est que je n’ai pas su, pas pu et personne d’autre non plus, la féminiser. C’était un travail collectif, les commissions de la Ligue, les sections de la IV, selon les sujets, donnaient le coup de main indispensable. Beaucoup de camarades passaient.

Avec son flair légendaire et son sens de la construction, Alain a su très vite ce qu’on pouvait mettre en œuvre depuis ce PE. De façon non exhaustive, je dirai que sous son impulsion notre activité s’est déployée dans plusieurs directions.

Au niveau international, Alain, qui connaissait parfaitement les sections de la IV, leurs histoires, les sensibilités, les légendes… s’est déployé dans le monde entier. C’était juste après Seattle, au beau moment de l’altermondialisme et des forums mondiaux, de Porto Alegre à Mumbaï, des grandes manifestations européennes dans lesquelles Alain prenait la parole à chacun de ces grands évènements. Ça sonnait juste et rouge !

On sillonnait aussi tout le pays, quelques nouvelles équipes se sont créées dans des villes où la Ligue n’existait pas ou plus. Alain aimait profondément les gens, la vie, et ce contact politique quasi charnel avec les équipes militantes.

Les députés pouvant inviter des groupes tous frais payés à visiter le PE et à tenir des réunions dans une des salles de l’édifice, on l’a fait un certain nombre de fois. Les jeunes d’un lycée professionnel de Saint-Denis (sa ville !), ceux d’une MJC de Grenoble, le CCE d’une grosse boite, un tas de salariés en lutte, des Palestiniens, des cheminots…

La force d’Alain c’est qu’il n’était pas encombré de lui-même, il avait donné définitivement sa vie à la révolution sans possibilité de retour, du coup, il avançait, il était persuadé qu’il y avait toujours quelque chose à faire. Comme il avait raison !

Il nous a donné ce souffle pour toujours continuer, tellement utile dans la période sombre dans laquelle nous plongeons ! Merci Alain !

Roseline Vachetta

 

 

Triste semaine : il y a quelques jours nous quittait notre camarade québécois Pierre Baudet, et voila qu’on m’annonce le décès d’Alain Krivine, camarade et ami depuis la fin des années soixante. Pendant plusieurs décennies, quand j’arrivais a Paris, une des toutes premières choses que je faisais, parfois directement de l’aéroport, c’était d’aller au local de la Ligue, et de rencontrer Alain. S’il était midi, il m’amenait au petit resto de l’impasse Guéménée et plus tard à sa cantine de Montreuil, où je devais faire mon rapport sur la situation en Israël/Palestine. Comme il se doit pour l’internationaliste qu’il était, son soutien à la Palestine était inconditionnel, mais l’essentiel de ses questions portait non pas sur le contexte politique mais plutôt sur notre stratégie de construction de l’organisation, nos politiques d’alliances, et en particulier nos relations avec le parti communiste local. Car Alain était avant tout un homme d’organisation. C’était aussi un politique révolutionnaire français : de tous les camarades de la Ligue communiste que j’ai connuEs il n’avait pas son pareil pour comprendre la politique locale et les composantes de la gauche hexagonale et leurs tactiques. […]

Quand Alain a été élu au Parlement européen, il a été, avec Luiza Morgantini, notre relais auprès des institutions européennes, toujours prêt à se mettre à la disposition des copains souvent à la recherche de financements. Je ne crois pas qu’Alain se sentait à l’aise dans les méandres de la politique européenne, et c’est avec un certain soulagement qu’il a retrouvé son petit bureau du local de Montreuil.

Comme tout dirigeant digne de ce nom, Alain a su former une nouvelle génération de militants et surtout leur passer les rênes. Leur action sera entre autres≠ l’héritage de notre camarade Alain.

Michel Warschawski

 

 

Alain est une figure centrale de la politique française depuis aussi longtemps que je me souvienne.

Je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’un ami commun, un militant syndical de l’industrie automobile britannique, Alan Thornett.

Alain et moi partagions la même tradition politique et le même principe fondamental : la société est fondée sur un conflit irrévocable entre deux classes opposées.

Alain est devenu un bon ami, dont le jugement était toujours fiable. Si l’on me demande de soutenir une campagne ou un groupe politique en France, c’est vers Alain que je me tourne pour obtenir des conseils. C’est par l’intermédiaire d’Alain que j’ai rencontré Olivier Besancenot et cela a été un grand plaisir. 

Lorsqu’un film sort à Paris, Alain, Olivier et moi partageons un café et mettons le monde à plat. Je me réjouis de continuer à soutenir Olivier et le NPA.  Le besoin d’une direction socialiste armée de principes devient de plus en plus nécessaire alors que nous sommes confrontés à des crises sur tous les fronts.

En tant qu’ami, Alain était loyal et généreux de son temps et de son soutien.  

Un grand homme, qui laisse un grand héritage.

Ken Loach

 

 

Alain fut un camarade exemplaire et chaleureux.

Après le congrès mondial de 1979, la LCR a mis en œuvre le « tournant vers l’industrie » . […]

À partir de novembre 1980, Alain venait tous les mois de Paris pour animer le « Groupe Taupe rouge Peugeot », qui organisait les militants et sympathisants LCR des usines Peugeot et les camarades extérieurs en soutien. On se réunissait touTEs dans une ferme proche de Montbéliard, le samedi, seule possibilité de rassembler les camarades travaillant en normal, de nuit et en équipes du matin ou d’après-midi. Systématiquement, à l’entrée du chemin de terre menant à la ferme, un RG en planque dans une voiture banalisée nous surveillait à distance. Alain apportait toujours avec lui 5 000 exemplaires de la feuille mensuelle Taupe rouge Peugeot, un quatre pages imprimé à Roto. La réunion démarrait d’abord par une séance de pliage, à laquelle Alain participait avec sa bonne humeur. C’était pour lui l’occasion de donner des infos sur la vie du parti, raconter des anecdotes et, par tous ces échanges informels, contribuer à notre formation politique.

Alain a joué un rôle décisif pour recruter des militants ouvriers et stabiliser localement une intervention politique de la LCR sur plusieurs sites Peugeot (Vesoul, Valentigney, Mulhouse et Sochaux) : 60 000 salariéEs, dont les 2/3 sur la seule usine de Sochaux qui, selon un camarade ouvrier (qui a adhéré à la fin d’un meeting d’Alain à Montbéliard) consommait autant d’électricité que la ville de Paris… Avec abnégation, tous les mois, Alain a effectué ces allers et retours, parfois accompagné de camarades de Renault pour partager les expériences d’interventions de la branche auto. Au bout de deux ans (de mémoire), cette opiniâtreté a porté ses fruits ; le noyau militant a été suffisamment fort pour voler de ses propres ailes en milieu hostile et Alain a pu se « libérer ». Le quatre pages mensuel tiré à l’offset à Roto est passé en tract recto-verso quinzomadaire tiré sur place à la ronéo. […] De l’eau a coulé sous les ponts, mais j’ai souvent recroisé Alain, en région parisienne ou à l’université d’été, toujours disponible pour discuter politique. Son antibureaucratisme viscéral, son optimisme à toute épreuve et sa chaleur humaine m’ont toujours impressionné. Avec du recul, j’ai surtout retenu d’un militant de sa trempe, jusqu’au bout fidèle à notre combat, une leçon exemplaire, qui rend définitivement dérisoires les querelles fractionnelles : l’abnégation, la patience et l’humilité sont les principales qualités d’unE révolutionnaire.  

Gilbert Guilhem

 

 

Alain Krivine était l’un des rares visages connus en Allemagne de la Ligue communiste révolutionnaire de France et des organisations qui lui ont succédé, qui constituaient à l’époque de sa vie politique active la plus grande section de la IVe Internationale en Europe. Il était en même temps l’un des camarades de cette section dont le regard internationaliste n’était pas seulement tourné vers l’Italie ou l’Espagne et le Portugal ainsi que l’Amérique latine, mais aussi vers l’Est : l’une de ses photos les plus connues dans notre pays le montre aux côtés de Rudi Dutschke lors de la manifestation contre la guerre du Vietnam le samedi de Pâques 1968, avec derrière lui une immense bannière de la Jeunesse communiste révolutionnaire. Il a pris une part active à la résistance des ouvriers et des étudiants contre l’invasion soviétique de la Tchécoslovaquie, ayant connu le porte-parole de son opposition de gauche, orientée vers la démocratie des conseils, Petr Uhl, huit ans auparavant. Il ne parlait pas un mot d’allemand, mais il avait une grande compréhension des mobilisations et des bouleversements qui se produisaient en Allemagne, comme des difficultés de la politique révolutionnaire. Bien que de 20 ans plus jeune qu’Ernest Mandel, il partageait avec lui l’idée que le prolétariat allemand avait un rôle clé à jouer dans la lutte pour le socialisme en Europe. Toute arrogance politique lui était étrangère.

En tant que l’un des porte-parole et incarnation vivante du Mai 68 français, avec ses barricades au Quartier Latin et ses 10 millions de grévistes, il était connu bien au-delà de nos rangs. Plus d’une fois, il a partagé avec nous les leçons de 68 lors de différentes manifestations, notamment lors du congrès « La dernière bataille, nous la gagnerons ! », organisé par Die Linke, SDS et la Linksjugend [solid] en mai 2008 à Berlin.

Comme très peu d’autres, il était capable d’exprimer à l’improviste des contextes politiques compliqués en termes simples — un communicateur génial de l’actualité de la révolution dans un pays qui en était et en est encore très éloigné. Last but not least : malgré toute sa notoriété et son impact médiatique, il était un homme accessible, dépourvu de toute vanité et toujours prêt à aider. Il a été un soutien précieux pour la section allemande.

Angela Klein, Organisation socialiste internationale (ISO), Allemagne

 

 

Alain Krivine a toujours été fidèle à son idéal révolutionnaire. Il a participé, sans jamais faiblir, à la longue construction d’une gauche radicale et révolutionnaire. Je voudrais rappeler le long compagnonnage qui nous a liés depuis les débuts de la création du Cedetim, dans les années 1960. Nous avions partagé, dans une camaraderie prolongée, nourrie par des débats constants, les mobilisations sur la guerre d’Algérie, pour le soutien à la lutte du peuple vietnamien, pendant Mai 1968, pour les luttes des travailleurs immigrés, contre l’impérialisme français. À plusieurs occasions, nous nous sommes retrouvés dans la construction de mouvements majeurs. Je voudrais en rappeler deux qui nous ont beaucoup marqués. En 1973, nous avons construit ensemble le comité de soutien à la lutte révolutionnaire du peuple chilien, qui a compté plus de 400 comités en France. Nous nous sommes aussi retrouvés dans la mobilisation « Dettes, colonies, apartheid ; ça suffat comme ci » le 14 juillet 1989, avec la manifestation des mouvements et des syndicats et le concert à la Bastille avec Renaud, Johnny Clegg, les Négresses vertes. Cette mobilisation a été organisée avec un comité formé de Alain Krivine et la LCR, du Cedetim, de Renaud, Gilles Perrault, Monseigneur Gaillot et Catherine Sinet. C’était déjà l’affirmation du mouvement altermondialiste. Nous reviendrons sur l’hommage à rendre à Alain Krivine. Merci à notre ami et camarade Alain pour sa fidélité, son ouverture et sa constance internationaliste.

Gustave Massiah

 

 

Engagée dans le vie politique et surtout syndicale, depuis le début des années 1970, Alain Krivine fait partie de mon univers militant même si je n’ai pas participé au même courant politique que lui et s’il était d’une génération précédant la mienne.…Porte-parole chaleureux et déterminé de la LCR, c’est surtout depuis une trentaine d’années que nous nous sommes beaucoup croisés et avons participé ensemble à de nombreux combats communs. Fin 1988, après notre éviction de la CFDT-PTT, le choix que nous avons fait de créer SUD-PTT n’était sans doute pas conforme à la doctrine officielle de la LCR en matière de travail syndical. Alain a eu l’intelligence politique de ne pas mettre de bâtons dans les roues des militantEs de la LCR qui s’impliqueront dans cette construction. Depuis cette époque, j’ai fait de nombreuses manifestations à ses côtés : lui représentant de la LCR, moi pour SUD-PTT puis pour Solidaires… En vrac, me reviennent en mémoire : le mouvement social de 1995, l’église Saint-Bernard et les luttes de sans-papiers, les marches contre le chômage, les soutiens à des luttes salariées locales, la lutte contre le TCE, le CPE, le mouvement altermondialiste et les forums sociaux, le soutien à des militantEs du monde entier victimes de répression dans leur pays, ou l’appui au FLNKS et à la Kanaky… Mais aussi des coups de fil pour signer ensemble des textes unitaires, divers et variés. Il commençait invariablement son appel par « Bonjour, Madame Sud »… Côte à côte dans de nombreuses manifestations, il me faisait souvent rire avec des remarques aigres-douces sur tel ou tel, ou de l’humour approximatif… Militant historique du trotskisme, il n’a jamais développé le sectarisme d’autres mouvements de ce courant. Il a toujours été curieux et ouvert : ce qui semblait compter à ses yeux, c’est la capacité de rassembler dans la lutte, de mise en mouvement, du passage à l’action. Il y a quelques années, en 2016, nous nous sommes retrouvés deux fois à quelques jours d’intervalle au Père-Lachaise pour l’enterrement de deux militantEs. Il m’a salué en me disant : « La prochaine fois, ce sera pour moi »… Six ans après, Alain Krivine nous quitte. Il avait la solidarité, la révolution et l’internationalisme chevillés au corps et au cœur : dans cette période troublée au plan national comme international, ce sont des valeurs et des combats que nous avons la responsabilité de poursuivre ! Sa voix un peu rauque ne m’appellera plus Madame Sud… elle me manquera. Un grand salut à ses proches, ses camarades d’ici et du monde entier !

Annick Coupé, ancienne porte-parole de Solidaires

 

 

Avec le décès d’Alain Krivine, le 12 mars, à 80 ans, s’en va la dernière figure militante de Mai 68 restée fidèle à ses révoltes de jeunesse, mêlant anti-impérialisme, anti-stalinisme et anti­capitalisme. Sa personnalité ajoutait à cette fidélité une évidente intégrité, à rebours des ambitions de pouvoir et des sectarismes de parti. « Ça te passera avec l’âge » : quand, en 2006, Alain Krivine accepta de raconter non pas sa vie mais une « aventure collective » à l’emblème du « possible d’une révolution démocratique », il choisit cette phrase pour titre de son récit. […]

Ça ? Cette idée toute simple que l’émancipation, la quête de liberté, l’espérance d’égalité, l’exigence de justice, sont d’abord un refus, une négation de l’ordre existant, un sursaut contre ses misères, ses mensonges, ses dominations. Ce qu’on appelle d’ordinaire la gauche naît de ce mouvement infini, toujours renouvelé et inachevé, face aux conservatismes de tous ordres, sans cesse renaissants. […] Si Alain Krivine fait figure à part dans le monde politique, c’est parce que sa fidélité jamais démentie à sa révolte initiale s’est accompagnée d’un rejet des ambitions et compromissions, carrières et places, où l’idéal s’égare et se corrompt. Le moment de sa mort rappelle combien ces raideurs, chez lui dénuées de sectarisme, peuvent sauver des lucidités. […] Dans la radicalité indissolublement démocratique, sociale et internationaliste qui l’animait, Alain Krivine campait résolument du côté du mouvement de la société plutôt que de la politique institutionnelle. Les tenants de cette dernière lui opposeront la nécessaire prise de responsabilités face à l’impuissance de son activisme. Au vu de l’état des gauches aujourd’hui, de leurs faiblesses, de leur divisions et de leurs déchirures, il aurait beau jeu de leur opposer combien les luttes concrètes sont le terreau des renaissances, au plus près des premières et des premiers concernéEs.

Extraits de l’hommage d’Edwy Plenel paru sur Mediapart

 

 

Une des principales caractéristiques de la longue et digne vie d’Alain Krivine a été sa fidélité aux convictions, incroyablement ferme et exceptionnellement rare à notre époque. Il y a vingt ans, lorsque j’ai rencontré Alain pour la première fois à Moscou, il était déjà une légende vivante. Pour moi et mes amis, jeunes militants de gauche, le rencontrer était une véritable rencontre avec l’histoire. Ce que nous n’avions lu que dans les livres auparavant – 1968 français, le mouvement de libération en Algérie, les mobilisations contre la guerre au Vietnam – est devenu pour nous de la chair et du sang, marquant une continuité politique dont nous pouvons être fiers. Cette rencontre avec Alain aboutit plus tard à la création du groupe russe de la IVe Internationale. Au cours des années qui ont suivi, Alain est resté en contact permanent avec nous, se rendant à de nombreuses reprises en Russie pour soutenir les campagnes de solidarité et les grèves des travailleurs. Il a visité de nombreuses régions de notre pays, et a très bien compris les conditions des gens ordinaires et les risques de la lutte politique. Et il est resté un optimiste historique, tout en conservant un « pessimisme de l’esprit ».

Alain nous a raconté que sa propre formation de marxiste anti-stalinien a également commencé à Moscou, lorsqu’en 1957, alors membre de la Jeunesse communiste française, il a participé au festival de la jeunesse et des étudiants. Alors, ses yeux vifs ont rapidement saisi le fossé entre le tableau rose de la réalité soviétique que les maîtres du festival tentaient de peindre et la réalité de la pauvreté et de l’absence de droits élémentaires de la classe ouvrière en Union soviétique. Après son retour d’URSS, il rompt rapidement avec le Parti communiste français et rejoint le mouvement trotskyste. Cette honnêteté envers soi-même, ce refus de choisir entre les « camps » en compromettant ses principes politiques, reste pleinement d’actualité. La mort d’Alain est survenue pendant les jours tragiques de l’invasion impérialiste criminelle de l’Ukraine par les troupes russes. C’est une période d’épreuve pour tous ceux qui sont prêts à embrasser la bannière qu’Alain Krivine a portée pendant plus d’un demi-siècle.

Ilya Budraitskis, militant russe de la IVe Internationale

 

 

Je rencontre Alain au Lycée Voltaire, à Paris, pour la première fois, fin 1969.

Invité par la jeune cellule lycéenne de la Ligue à Voltaire, il vient animer une réunion publique.

Pour nous, jeunes lycéens, c’est un des candidats de la présidentielle de 1969 qui nous rend visite mais c’est surtout un des leaders historiques de Mai 68 qui vient à notre rencontre.

Impressionné par ce qu’il incarne, ce qui me marque avant tout, c’est sa sympathie, sa simplicité, son accès facile, son écoute aux questions posées par les jeunes présents dans cette salle.

Déjà, Alain réussit à combiner une vie de militant de la vie quotidienne tout en incarnant une histoire, un combat, et une continuité politique.

Je militerai à ses côtés durant plus d’une quarantaine d’années.

Le soutien qu’il apporte aux opprimés est constant, quel que soit le continent dans lequel se déroulent les luttes, qu’il s’agisse de l’Algérie en 1956, des révolutions anticoloniales, des révoltes à Prague ou à l’Est contre les régimes bureaucratiques, de Mai 68 ou encore du Nicaragua.

Son engagement « trotsko-guévariste » fusionne la solidarité avec le combat du Che, la révolution cubaine et l’adhésion aux idées de l’opposition de gauche au stalinisme et de la IVe Internationale.

Le duo que forment Alain et Daniel Bensaïd tient toute leur vie durant, œuvrant ensemble à la direction de la Ligue : ils tentent sans relâche de renouer avec les hypothèses stratégiques révolutionnaires du siècle. Dans ce duo, Daniel incarnait la Ligue par les idées, et Alain c’était la Ligue par l’organisation.

Pour y parvenir, une ligne de crête : se démarquer du réformisme tout en recherchant l’intégration des révolutionnaires dans le mouvement réel des masses. Alain est unitaire : il ne ménage pas son énergie et se montre toujours disponible pour soutenir les luttes ou mouvements de masse. On se souvient encore de sa participation à l’occupation de l’Église Saint-Bernard en solidarité avec les sans-papiers, de ses multiples soutiens aux luttes ouvrières, ou aux mouvements sociaux. Avec pour fil rouge l’unité d’action et la défense d’un programme anticapitaliste.

Alain a l’obsession du dialogue avec les militants de gauche, en particulier, les communistes, et au-delà, avec les syndicalistes, les animateurs des mouvement sociaux. Il met son talent au service d’une démarche permanente : vulgariser notre politique en trouvant les mots, les formules qui font mouche. Et pour cela, il s’efforce par-dessus tout de garder le lien : n’oublions pas que presque jusqu’à la fin de ses jours, il affectionne tout particulièrement d’aller vendre la presse de l’organisation à la sortie du marché de Saint-Denis. Resté un lecteur fidèle de l’Humanité, Saint-Denis reste sa ville de cœur. La famille communiste reste très présente dans la réflexion politique d’Alain.

Enfin, Alain est un homme de « parti », au sens historique mais aussi au quotidien sur le terrain, loin de l’image du sectaire qui « cultive la silhouette particulière de son organisation ». Rappelons aussi combien il aimait se mettre au service des autres : qu’il s’agisse de diffuser les tracts, de ranger le local ou de servir de chauffeur aux uns et aux autres pour l’organisation.

Il considère l’organisation comme un instrument, un moyen efficace pour défendre les idées révolutionnaires. Après les défaites du 20e siècle et le changement d’époque que nous vivons, se fait sentir la nécessité d’une réorganisation du mouvement historique d’émancipation. Alain le ressent vivement dans sa chair.

Pour conclure, Alain, c’est plus d’une soixantaine d’années de combats politiques, mais c’est surtout un sens de l’initiative, un sens politique rare.

Souvent ceux qui le connaissent disent d’Alain qu’il « a du pif », qu’il sent les situations, les rapports de forces. Mais il aura surtout eu l’intelligence de mettre en perspective l’actualité immédiate avec de nouveaux horizons historiques. Cette qualité lui aura permis de résister aux sirènes du pouvoir auxquels tant d’autres de sa génération ont succombé. Alain incarne la noblesse de la politique et force notre respect ! Enfin, un dernier mot pour dire à quel point la présence et le soutien de Michèle tout au long de sa vie auront été précieux et nécessaires pour Alain.

François Sabado

 

 

Je me souviens du premier meeting où je suis venu écouter Alain. Je devais avoir 15 ans et ma vie a basculé. La sincérité de son discours, son ardeur et sa conclusion sur « la révolution qui remet à l’endroit un système qui tourne à l’envers » m’avaient définitivement conquis. Je voulais être de ce combat. Il était fringant, refusait de se prendre au sérieux tout en défendant des idées qui pourtant l’étaient à plus d’un titre. Ses intérêts ne relevaient que de ses convictions et cela se ressentait au premier abord. L’opposé du politicien carriériste. Et déjà, à l’époque, cette authenticité constituait une véritable bouffée d’oxygène.

Plus tard, durant toutes les années de notre militantisme en commun, j’ai pu apprécier sa simplicité et son engagement sans compter. « Qu’il y ait 10 personnes dans un meeting ou des milliers, il faut aller les chercher un par un » me répétait-il. Alain n’avait foi qu’en la vertu de l’activité militante dont il mesurait les sacrifices de chacun et de chacune – exceptés les siens. Comme beaucoup également, j’ai souvent eu l’occasion de savourer son goût pour la dérision – cette autodérision singulière qui le rendait tellement accessible –, ainsi que son sens de l’humour légendaire qui, sans conteste, était lui aussi accessible à tous.

Durant tout ce temps, notamment durant la décennie 1990, Alain nous a sauvé la mise plus d’une fois en nous permettant de maintenir la tête hors de l’eau grâce à sa popularité et la surface sociale de son intervention. Son carnet d’adresses a servi à de nombreuses reprises pour mettre sur pied ou amplifier des initiatives militantes, de la campagne pour l’annulation de la dette « Ça suffat comme ci ! » en 1989 à la mobilisation des sans-papiers dans l’Église Saint-Bernard de 1996, sans oublier les réquisitions de logements vides avec le DAL au côté de son complice, le professeur Léon Schwartzenberg. Je me rappelle aussi qu’Alain avait été un des premiers au Comité central de la Ligue à voir arriver la grève générale de 1995 contre le plan Juppé, essuyant quelques remarques amusées au passage. C’est pourtant lui qui avait vu juste.

En 1999, au Parlement européen où nous formions une petite équipe autour de Roseline Vachetta et Alain, j’ai en mémoire qu’il ne remarquait jamais la mauvaise conscience qui s’affichait distinctement dans les yeux de certains autres anciens leaders de Mai 68 lorsque nous les croisions dans les couloirs. Eux étaient confortablement élus depuis des années après avoir épousé une trajectoire politique bien différente de la sienne. Lui s’en moquait éperdument car il ne versait pas dans ce genre de jugement. Une qualité qu’il a essayé avec d’autres de m’inculquer tant bien que mal.

Il existe mille et un souvenirs partagés et je sais qu’Alain n’aimait pas non plus verser dans le registre de la nostalgie. Je voudrais juste souligner l’immense force qu’il m’a léguée durant les campagnes présidentielles, à tenter de me donner la confiance que je n’avais pas, et par tous les moyens nécessaires. Avant et après chaque meeting et chaque émission. Sans condescendance, sans paternalisme. Avec une fidélité à toute épreuve et une extraordinaire amitié.

Alain insistait toujours pour dire que la plus belle manière de célébrer la mémoire des disparus consiste à perpétuer leur combat. Aussi je veux garder le sens de son engagement en guise d’étendard. Un bel étendard dont je me sens fier grâce à lui. Floqué d’un internationalisme non négociable, qui était chez lui rétif à toute forme d’impérialisme ou d’union nationale. Drapé d’un antifascisme aussi viscéral que construit, celui-là même que l’Histoire réclame une fois encore de nous. Rouge d’un marxisme vivant, unitaire et non dogmatique. Auréolé de son obstination révolutionnaire à vouloir bâtir un monde meilleur.

Tu as bien raison Alain : « Il y a encore plus de raisons, aujourd’hui, d’être révolté et révolutionnaire qu’hier ». Seulement, sans toi, aujourd’hui ne sera plus jamais comme avant. Toutes mes pensées à Michèle, Florence, Nathalie et Hubert.

Olivier Besancenot