Le 29 mai 2005 se tenait le référendum sur le Traité constitutionnel européen (TCE). A l’issue d’une campagne marquée par la montée en puissance du « Non de gauche », le traité était rejeté par près de 55 % des votants, dans le cadre d’une participation électorale significative pour ce type de scrutin (plus de 69 %). L’espoir alors suscité d’une « autre Europe », qui ne soit pas néolibérale mais solidaire, démocratique et sociale, a cependant fait long feu…
Nommée en décembre 2001 par le Conseil européen (réunion des chefs d’Etat et de gouvernement de l’Union européenne), la « Convention sur l’avenir de l’Europe », placée sous l’égide de l’ancien président français Giscard d’Estaing, aboutissait en juin 2003 à un projet de constitution européenne qui fut, pour l’essentiel, adopté le 29 octobre 2004 à Rome. Restait à faire ratifier ce texte par les 25 Etats alors membres de l’Union européenne.
Comme ses opposants de gauche le soulignaient, le traité constitutionnel, qui reprenait en grande partie des traités européens déjà existants, leur donnait la valeur d’une loi suprême qui « gravait dans le marbre » les principes néolibéraux de l’Union européenne avec sa fameuse « concurrence libre et non faussée », mais aussi le caractère profondément antidémocratique de ses institutions ou encore sa politique militariste et impérialiste en lien avec l’OTAN.
Le choix d’une ratification référendaire, plutôt que la voie parlementaire choisie par la plupart des autres pays, répondait de la part de Chirac à des calculs de politique intérieure. L’UMP avait été sérieusement malmenée lors des élections cantonales et régionales de mars, puis européennes de juin 2004. Le président de l’époque comptait sur une victoire dans ce référendum pour se relégitimer face au peuple, contraindre ses concurrents de droite à se ranger derrière lui et diviser la gauche entre pro et anti-constitution européenne.
Et de fait, l’affaire paraissait sans grand risque. Jusqu’au début de 2005, les sondages donnaient le Oui gagnant à plus de 60 %. Ce n’est qu’au mois de mars que les courbes se croisèrent pour la première fois, en déclenchant dans les cercles dirigeants une vague d’inquiétude et d’incrédulité.
Les référendums voient presque toujours se répartir et s’agréger des voix venant de droite et de gauche. Cela a aussi été le cas cette fois. Au plan politique, le camp du Oui regroupait l’immense majorité de l’UMP (91 % des membres de son conseil national, tous ses députés sauf six), l’UDF résiduelle alors dirigée par Bayrou, ainsi que l’essentiel de l’appareil du PS, qui ne fut pourtant suivi que par 59 % de ses membres dans le référendum interne du 1er décembre 2004. Du côté du Non, l’extrême gauche, le PCF, une minorité du PS avec Emmanuelli et Mélenchon1, mais aussi le Front national (qui appelait à dire « Non, je garde la France ») et Dupont-Aignan, qui allait ensuite quitter l’UMP pour fonder son propre mouvement.
Mais ce qui fit vraiment la différence fut l’irruption d’un acteur politique imprévu, le mouvement dit du « non de gauche ».
Le mouvement du Non de gauche
Le caractère de classe du vote du 29 mai a été très clair. Tandis que les bureaux de vote des quartiers populaires retrouvaient des niveaux de participation électorale oubliés depuis des années, 71 % des ouvriers et 66 % des employés, 62 % des moins de trente ans, 64 % des électeurs se situant à gauche votaient Non, selon une enquête CSA sortie des urnes. D’autres études ont donné des proportions allant jusqu’à 81 % des ouvriers, 79 % des chômeurs et 67 % des électeurs de gauche.
L’alliance des « faubourgs » et des villes principalement petites et moyennes, où se concentre la classe des travailleurs, avait ainsi submergé les quartiers résidentiels et les centres-villes bourgeois et bobos (66;45 % pour le Oui à Paris et 61,35 % à Lyon, les deux grandes conquêtes du PS lors des municipales précédentes). Les dites classes moyennes supérieures, qui y forment une partie significative de l’électorat PS et Vert, s’étaient retrouvées dans un bloc avec la grande bourgeoisie et l’électorat traditionnel de droite qui, lui, avait suivi en masse les consignes de l’UMP et de l’UDF.
L’essentiel du mouvement syndical avait pris position pour le Non, en particulier la CGT, mais seulement après que son comité confédéral national eut mis en minorité le secrétaire général, Bernard Thibault, qui ne souhaitait pas que la confédération prenne position. En face, quelques jours avant le scrutin, 100 grands patrons français, notamment des groupes du CAC40, avaient publié à l’initiative de l’Institut français de l’entreprise un appel sans équivoque, se concluant par : « un non au référendum constitutionnel (…) cassera la dynamique dont nous avons collectivement tiré un profit considérable depuis quarante ans. »
Si l’impact du mouvement du Non de gauche sur le résultat final est difficilement quantifiable, il est certain que c’est lui qui a polarisé la campagne, en y étant la seule force à mobiliser de façon significative. De leur côté, les défenseurs de droite et de gauche du traité constitutionnel se bornaient à occuper les médias (indécemment favorables au Oui, et où les partisans du Non étaient soit ignorés, soit stigmatisés et ridiculisés pour leur archaïsme rétrograde), tandis que le FN et la droite pour le Non ne faisaient pratiquement pas campagne.
A la suite d’un appel de la fondation Copernic signé par 200 personnalités de la gauche politique, syndicale, associative et culturelle, ce sont en effet près de 1000 collectifs qui s’étaient constitués dans le pays pour mener une activité systématique d’explication et de dénonciation du TCE, en multipliant les initiatives publiques, dans une campagne politique de terrain allant bien au-delà des traditionnelles campagnes électorales.
Ces collectifs réunissaient, avec nombre de personnes « non encartées », des militants politiques (en particulier de la LCR et du mouvement de Mélenchon, « Pour la République sociale », ainsi que du PCF même si celui-ci privilégia longtemps sa propre intervention), de syndicalistes CGT, SUD et FSU, d’altermondialistes et d’associatifs. Au total, peut-être 20 à 30 000 militants directement organisés dans ces structures, mais beaucoup plus en réalité en incluant celles et ceux qui n’y étaient que représentés par des membres de leurs organisations. Selon des estimations de l’époque, près de 200 000 personnes auraient participé d’une façon ou d’une autre aux activités de la campagne. Même si l’on divise ce chiffre par deux, cela reste une réalité impressionnante.
Evidemment, il est bien plus aisé de se rassembler pour rejeter quelque chose, en l’occurrence la construction néolibérale de l’Europe, que sur une réponse en positif, une alternative à cette politique. C’est donc logiquement que les contradictions politiques, jusque là relativisées par la poursuite de l’objectif commun, ont commencé à s’exprimer dès les lendemains de la victoire.
L’introuvable autre Europe
Regroupant ou polarisant la plupart des participants aux luttes qui s’étaient succédé, sur toute une série de terrains, depuis le renouveau du mouvement social initié en novembre-décembre 1995, les collectifs du Non de gauche auraient sans doute pu se maintenir, sous une forme ou une autre, en centrant leur activité sur un soutien unitaire à des luttes alors aussi nombreuses que fragmentées. Mais tel n’a pas été le choix de la plupart de ses composantes politiques, qui ont cherché à le perpétuer en restant sur un terrain strictement institutionnel. Pour cela, elles se sont aussi appuyées sur les illusions qui prédominaient dans un mouvement dont la conscience moyenne était bien plus antilibérale, opposée aux formes actuelles du système (par opposition au capitalisme idéalisé des Trente Glorieuses), qu’anticapitaliste et se proposant donc de le renverser.
La première direction donnée fut de creuser le sillon de « l’autre Europe », « démocratique et sociale ». Une Europe dont la construction était cependant envisagée à froid, indépendamment du développement de grandes luttes, et dans le cadre d’une… réforme de l’Union européenne. Dès le mois d’avril, un compte rendu de réunion du « Collectif national pour un Non de gauche » avait ainsi affirmé: « le mouvement citoyen qui s’est levé et rassemblé est porteur d’exigences sociales et de volontés de ruptures avec les politiques néolibérales. Il ne s’arrêtera évidemment pas le 29 mai au soir et les multiples collectifs unitaires qui l’incarnent ne sont pas appelés à disparaître […] Nous continuons […] Si le Non l’emporte il nous faudra engager, avec les mouvements sociaux, les réseaux syndicaux, les courants politiques européens, une vaste campagne européenne de débat sur l’Europe que nous voulons afin de ne pas laisser ce choix aux négociations de sommet mais de créer une dynamique populaire pour un réel débat constituant impliquant les peuples en profondeur dans toute l’Europe. »
Dans le même ordre d’idées, un texte rédigé par Roger Martelli (alors opposant interne à la direction du PCF) et cosigné par une série d’autres responsables engagés dans le mouvement, intitulé « Si le Non l’emporte… Propositions pour une relance européenne », proposait dix « mesures d’urgence », douze « principes » et dix-huit « orientations » afin de réorienter l’Union européenne : « le cadre général de l’Union sera redéfini par un ou deux traités, qui se substitueront ainsi à ceux qui ont été en vigueur jusqu’à ce jour. La discussion sera engagée sur les grandes lignes d’une politique économique et sociale affranchie du carcan libéral qui la régit aujourd’hui. » Comme c’était prévisible, cette tentative tourna court et il n’en sortit rien.
La saga des candidatures unitaires antilibérales
Les échéances électorales (présidentielle et législatives) de 2007 se rapprochant, vint ensuite le projet de mettre en place, au nom du mouvement du Non de gauche, des « candidatures unitaires antilibérales ». Avec des collectifs dont le nombre diminuait et les effectifs fondaient, les discussions, tractations, réunions, conférences se poursuivirent tout au long de l’année 2006, centrées sur le choix d’une tête de liste à la présidentielle – mais là aussi, sans résultat.
C’est qu’au-delà des illusions naïves sur « la dynamique de l’unité », des questions politiques très concrètes devenaient incontournables. Quel programme ? Réforme du capitalisme et de l’Union européenne, ou mobilisation pour les renverser et remplacer ? Et quelle proposition ou perspective de pouvoir et de gouvernement ? Pouvait-on former un gouvernement antilibéral avec le parti socialiste ? Pour la direction de la LCR2, la question posée – et que le mouvement des collectifs ne trancha jamais – était « soit une alternative antilibérale et anticapitaliste, soit, au-delà de l’habillage, une alliance stratégique avec la direction du PS pour gérer l’économie et les institutions capitalistes » (article de François Sabado, Rouge du 30 juin 2005).
Dès le lendemain du référendum, le PCF avait voulu couper court à toute idée d’une construction politique qui pourrait se faire en opposition au PS. Comme le rapportait alors Le Figaro (31 mai 2005), « le PCF appelle à une ‘‘dynamique de rassemblement et d’union populaire’’ la plus large possible et ‘‘sans exclusive’’. Bras droit de Marie-George Buffet, Patrice Cohen-Seat assure : […] ‘‘Contrairement à ce que l’on peut entendre, nous ne sommes pas sur la ligne d’un pôle de radicalité qui opposerait une gauche à une autre’’. En gardant à l’esprit les échéances de 2007 […] le responsable communiste plaide pour un grand débat populaire afin de créer les conditions d’une alternative à gauche et battre les politiques libérales françaises et européennes. Dans cette perspective, poursuit Patrice Cohen-Seat, les anciens tenants du oui au PS ont ‘‘aussi’’ leur place dans ce débat ».
Cela n’empêcha pas la direction du PCF d’envoyer ses militants voter massivement dans les collectifs antilibéraux restants, lors de la consultation organisée en décembre 2006 sur le choix du ou de la candidate à la présidentielle. Dans ces conditions sa secrétaire nationale, Marie-George Buffet, l’emporta sans surprise. Les derniers partisans de l’unité antilibérale mirent alors en avant la candidature de José Bové, qui se fit adouber par une réunion en janvier. Entre les deux tours de la présidentielle, il se rallia avec armes et bagages à Ségolène Royal, après que celle-ci lui eut promis une « mission d’étude » sur « la mondialisation et la souveraineté alimentaire »…
Le 22 avril 2007, le candidat de la LCR, Olivier Besancenot, obtenait 1,5 million de voix (4,08 %), Marie-George Buffet, 1,93 % et José Bové, 1,32 %.
De Villepin à Sarkozy, du TCE au traité de Lisbonne
Après l’échec de son référendum, Chirac avait appelé Villepin pour succéder à Raffarin au poste de premier ministre, Sarkozy – président de l’UMP depuis la fin 2004 – entrant au gouvernement comme ministre de l’Intérieur. Mais le chemin de croix s’est poursuivi. Dès l’automne, le gouvernement était confronté à la révolte des banlieues, qui le conduisait à instaurer l’état d’urgence (du 8 novembre au 4 janvier), avec le soutien ou la complicité de toute la gauche institutionnelle.
Pour « rebondir », Villepin annonçait le lancement du CPE (contrat première embauche), instituant une période d’essai de deux ans pour les jeunes de moins de 26 ans. Y répondait une mobilisation de la jeunesse impressionnante, qui recevait le soutien des partis de gauche et du mouvement syndical, avec notamment une journée de grève interprofessionnelle. Après plus de deux mois de grèves, manifestations et blocages, Chirac annonçait le retrait du CPE – dans ce qui est resté à ce jour la dernière grande victoire d’une mobilisation nationale en France. Villepin, auquel Sarkozy avait durant le mouvement soigneusement savonné la planche3, se retrouvait paralysé et en sursis.
La voie était libre pour Sarkozy, bientôt investi par l’UMP comme son candidat à la présidentielle. La présidentielle face à Royal lui posa peu de difficultés, d’autant que Chirac avait malgré tout réussi dans l’un des objectifs qu’il s’était fixé en convoquant le référendum : diviser, désarticuler la gauche et le parti socialiste.
En février 2008, Sarkozy fit adopter par le parlement le traité de Lisbonne, nouvelle mouture simplifiée du TCE, avec les voix de l’UMP, du PS et du MoDem. Le déni de démocratie, flagrant, se répéta ailleurs en Europe4. Les peuples peuvent dire ce qu’ils veulent, le rouleau compresseur du néolibéralisme doit finir par s’imposer. L’Union européenne, ses institutions et ses gouvernements ne jouent pas fair play. La situation actuelle de la Grèce ne fait somme toute qu’illustrer à nouveau la nature de cette « construction européenne », instrument exclusif des multinationales contre les droits des travailleurs, intrinsèquement antidémo cratique.
L’illusion antilibérale, déjà ébranlée par les résultats de la présidentielle de 2007, se voyait ainsi infliger un nouveau coup : on était très loin tant d’un gouvernement vraiment de gauche que d’une refondation de l’Union européenne… Le lancement du processus constituant du NPA fut notamment une tentative de répondre à cette situation. Mais c’est une autre histoire.
Jean-Philippe Divès
- 1. Fabius et Montebourg, qui avaient également pris position pour le Non avant le référendum interne, ne firent pas campagne.
- 2. Du moins sa majorité, un secteur minoritaire soutenant la possibilité des candidatures antilibérales unitaires, même sur des perspectives restant floues, pour peu que le candidat à la présidentielle ne soit pas celui d’un parti. Des membres de la LCR appelleront ensuite à voter pour José Bové.
- 3. « Le Monde » du 11 décembre 2008 citait ces propos de l’ancien président PS de l’UNEF, Bruno Julliard : « la position officielle publique de Sarkozy était de dire qu’il soutenait le gouvernement Chirac et Villepin, donc qu’il ne voulait pas du retrait du CPE. Puis il m’avait appelé à la fin d’une manif, en gros en me disant qu’il était mon premier soutien et que lui demandait le retrait du CPE. C’est vrai que, factuellement, nos intérêts à ce moment-là étaient plutôt convergents. Lui, parce qu’il veut la tête de Villepin et nous, parce qu’on veut la tête du CPE. »
- 4. Le même chose s’est produite aux Pays-Bas, qui avaient également rejeté le TCE par référendum. Quant à l’Irlande, où le traité de Lisbonne était battu en 2008 dans un premier référendum, on l’a simplement fait revoter un an plus tard – le résultat positif du second référendum étant considéré comme décisoire et définitif, contrairement au rejet exprimé dans le premier.