Publié le Lundi 2 janvier 2012 à 18h59.

 «L’humain d’abord » (FdG). Ou l’impasse antilibérale

Les dirigeants du Front de Gauche expliquent la décision du NPA de présenter Philippe Poutou comme du sectarisme, la volonté de préserver des intérêts de boutique. La réalité est évidemment autre. Plus simplement, nous ne sommes pas d’accord avec nombre d’aspects du programme du FdG, et avant tout avec sa cohérence globale. Alors que la campagne présidentielle débute, le débat doit avoir lieu. Beaucoup de travailleurs, de jeunes, distinguent mal ce qui sépare les positions de ce Front et celles du NPA. Se pencher sur le fond de L’humain d’abord, le programme du FdG, est donc indispensable.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut pointer la différence de conception qui a présidé à l’élaboration des documents programmatiques du NPA et de celui du FdG.

Pour nous, un programme consigne une série de revendications anticapitalistes et vise à alimenter le mouvement sur une orientation de rupture avec le système actuel. C’est un programme de mobilisation visant à l’établissement d’un nouveau type de pouvoir, un gouvernement des travailleurs menant une politique anticapitaliste.

La méthode du FdG est autre. Pour eux, le changement serait possible dans le cadre des institutions en place – tout juste faut-il réorienter la politique suivie actuellement en leur sein, les démocratiser. C’est le contenu de la fameuse « révolution citoyenne », censée permettre « qu’un gouvernement de gauche fasse du bon travail et ouvre une issue à la crise » en menant à une VIème République qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la IVème (dont on sait combien elle fut « sociale »...).

Logiquement, jamais L’humain d’abord ne pose la perspective d’un affrontement social et politique avec la classe des capitalistes et l’État qui la sert. Les grèves, les mobilisations, les luttes de ces dernières années en sont absentes. Tout est vu en termes de lois et de mesures gouvernementales dans le cadre du système actuel. Cela aboutit à un document ni réaliste ni crédible, qui ressemble surtout à une collection de vœux pieux, en l’absence de toute réflexion sur le moyen d’arracher les revendications.

Face à la crise...

L’humain d’abord réaffirme la légitimité de toute une série de revendications ouvrières – en tout cas celles compatibles avec le maintien de bonnes relations avec les directions syndicales, en premier lieu de la FSU et de la CGT. Ainsi le programme du FdG se prononce-t-il pour l’arrêt de la RGPP, une augmentation (certes insuffisante) du Smic, etc. On notera cependant que deux revendications décisives manquent à l’appel, sans doute parce qu’elles sont dénoncées férocement par ces directions.

La première est celle de l’indexation des salaires sur les prix (échelle mobile des salaires), système qui existait en France jusqu’en 1982. Cette protection, certes imparfaite, avait le mérite d’exister. Depuis son abrogation, année après année, les salariés voient leur pouvoir d’achat grignoté par la hausse des prix. Dans la fonction publique, on estime la perte de pouvoir d’achat depuis 2000 à plus de 15 %. D’où l’importance de cette revendication.

La seconde est le mot d’ordre anticapitaliste d’interdiction des licenciements, qui a pris une forte valeur symbolique depuis plusieurs années et à laquelle la direction CGT s’oppose avec la dernière énergie. À l’opposé, le FdG préconise « un droit de veto suspensif sur les licenciements et l’obligation d’examiner les contre-propositions présentées par les syndicats », sans préciser ce qui se passerait à l’issue de ce délai d’examen.

Le format de cet article interdit de décortiquer l’humain d’abord dans tous ses détails. Signalons quand même que le programme du FdG s’étend sur la laïcité, mais « oublie » le mot d’ordre de « fonds publics à l’école publique » pour l’enseignement. Idem en ce qui concerne l’abrogation du statut de l’Alsace-Lorraine (dans ces régions, les ministres des cultes catholique, protestant et israélite sont payés sur fonds publics). Concernant les questions policières, le FdG demande une augmentation des forces de police, un plan de construction de commissariats. Bref, le Front réclame plus de flics dans les quartiers populaires…

Dette, BCE

La question de la dette publique est devenue décisive. La concernant, notre position est claire : « la dette qui résulte des cadeaux fiscaux et sociaux fait aux plus riches doit être annulée ». Ce sera un des axes de la campagne de Philippe Poutou alors que des milliards sont engloutis dans le paiement de la dette, en conséquence de la politique de cadeaux aux capitalistes menée depuis 30 ans.

Telle n’est pas la position de l’humain d’abord. On s’y limite à évoquer un « réaménagement négocié des dettes publiques »... qui fait consensus dans « la classe politique », tant il est évident que les pays d’Europe du Sud ne pourront pas rembourser.

Le FdG défend aussi « une refonte des missions et statuts de la Banque centrale européenne », issue du traité de Maastricht. Mais que vaut tout ceci, alors que la dénonciation de ce traité n’est pas revendiquée (le PCF y est opposé) ?

Europe, Union européenne

Au-delà de la BCE, en ces temps de crise de la « construction européenne », la place que lui accorde l’humain d’abord est compréhensible.

Le NPA est pour une rupture d’avec l’ensemble des traités qui fondent « l’Union européenne » et se prononce pour une Europe débarrassée du capitalisme, des États-Unis socialistes d’Europe.

Une attention particulière a été portée par le NPA à la nécessité de se distinguer des divers chauvins qui polluent ce débat. Le moins qu’on puisse dire est que ce souci n’est pas partagé par un FdG qui exalte sur tous les murs du pays « la France rebelle »...

Mais au-delà, on pourrait croire qu’un accord serait possible avec un Jean-Luc Mélenchon qui décrit fort justement l’UE comme une « une construction libérale ». Sauf que... le PCF ne partage pas ces positions qui l’opposeraient frontalement aux sociaux-libéraux. Il y a belle lurette qu’il a renoncé à mettre en cause l’UE, ses traités. Tout au plus se borne-t-il à revendiquer de « réellement réorienter cette UE » pour « ne pas tuer l’idée européenne » (celle de Delors ?).

D’où l’accent mis sur la « rupture avec le traité de Lisbonne » (pas l’UE). Qu’on se comprenne : le NPA est évidemment opposé à ce traité. Mais on ne peut lui donner la place que lui donne le FdG. C’est un maillon d’une chaîne, avec les traités de Maastricht, Amsterdam, l’Acte unique, etc.

Tout ceci pose d’ailleurs un autre problème. À l’heure actuelle, le changement d’un traité régissant le fonctionnement de l’UE (ou les missions de la BCE) nécessite l’accord de tous les États membres. Dans ces conditions, la « rupture avec Lisbonne » est une utopie (il faudrait l’accord de Merkel, Monti, etc.). Rompre réellement avec Lisbonne, c’est rompre avec l’UE, ce que le FdG ne veut pas dire.

Contrôle du système bancaire

On sait maintenant le pouvoir de nuisance des grandes institutions financières, en capacité de prendre la société entière en otage. Le temps où les banques avaient pour rôle de recycler l’épargne disponible et de la rediriger vers la production est largement derrière nous. Désormais, le cœur de métier des grandes banques, c’est tout simplement la spéculation, pudiquement intitulée « gestion d’actifs ».

D’où la position du NPA : «appropriation publique et sociale complète du système de crédit» sous contrôle des salariés et de la population2. Cette dernière clause n’a d’ailleurs rien d’anodin : il s’agit de connaître et combattre les diverses magouilles dont sont capables les capitalistes de ce secteur (on a vu le rôle de Goldman-Sachs en Grèce, par exemple).

La position du FdG est autre : l’objectif serait de constituer un «pôle public bancaire», principalement par regroupement des institutions financières publiques existantes (Caisse des Dépôts, Oseo, etc.). L’essentiel est que ce pôle coexisterait avec les banques privées actuelles, qui ne seraient socialisées qu’au cas où elles «ne respecteraient pas la nouvelle règlementation en matière de lutte contre la spéculation et la financiarisation de notre économie». En d’autres termes, pas d’expropriation du capital bancaire pour le FdG.

C’est là un désaccord net entre antilibéraux et anticapitalistes. Comment mener une politique de gauche sans s’en prendre aux banques, à des institutions dont la puissance et la nocivité sont avérées ?

La question écologique

À ce propos, on trouvera dans L’humain d’abord nombre de préconisations que nous partageons, par exemple la nationalisation des trusts de l’énergie – Total, EDF, Areva… C’est d’autant plus indispensable qu’on a vu jusqu’où peut aller une multinationale comme Areva avec sa campagne de lobbying en direction du PS (dont les dirigeants n’ont d’ailleurs rien trouvé à redire).

Mais l’essentiel est ailleurs. Depuis Fuku-shima, on sait le risque que le capitalisme fait régner sur les populations. Cette catastrophe n’a rien de fortuit, mais est le produit de la contradiction permanente qui existe entre les besoins sociaux et les profits privés.

Cela, les dirigeants du FdG le savent aussi bien que nous. Oui mais voilà : encore une fois, ceux du PCF ne veulent pas entendre parler d’arrêt du nucléaire. D’où le fait que L’humain d’abord se limite à préconiser un débat public, en se gardant bien de prendre position sur le fond.

C’est un nouveau désaccord entre nous. Nous serons seuls à défendre la perspective de la sortie du nucléaire en dix ans durant la campagne. Dont acte.

Le rêve brisé du réformisme

Ce qui ressort de la lecture du programme du FdG, c’est le rêve de revenir au régime (capitaliste) instauré après la crise de 1929 et qui prévalut durant « les Trente glorieuses », celui dit de l’« économie administrée ». D’où la préconisation d’une série de mesures « keynésiennes » tout droit sorties des élaborations du conseil scientifique d’Attac : séparation des activités bancaires de dépôt et d’investissement, interdiction des produits spéculatifs, etc.

Mais contrairement à ce qu’affirme la direction du FdG, il n’y a pas de retour possible aux « Trente glorieuses », un moment exceptionnel de l’histoire du capitalisme, qui avait été conditionné notamment par les nécessités de la reconstruction après la Deuxième Guerre mondiale. On sait que cette phase de l’époque impérialiste s’est achevée au tournant des années 1980 – on entra alors dans la phase néolibérale actuelle. Pour les capitalistes, cette transition était devenue indispensable en raison de la baisse des taux de profit dont fut témoin le système impérialiste mondial : «dès 1967 aux États-Unis, puis dans l’ensemble des grands pays capitalistes avec les récessions généralisées de 1974-1975 et 1980-1982»3.

Revenir aux « Trente glorieuses » est une utopie : ce serait faire encore baisser les taux de profits, le moteur de la production capitaliste, alors qu’ils sont déjà en berne. La seule solution permettant d’envisager la préservation durable des acquis, c’est la rupture avec le capitalisme, la transition vers socialisme. Mais cela, justement, le FdG ne veut pas le dire.

Il en découle deux positionnements politiques opposés. Jean-Luc Mélenchon s’évertue à faire croire qu’il est possible d’améliorer durablement les choses sans procéder à l’expropriation du capital, ce qui n’est ni tenable ni crédible. À l’inverse, l’un des objectifs de la candidature de Philippe Poutou est de mettre le capitalisme en accusation, de démontrer qu’aucun acquis ne sera durablement préservé sans rupture avec l’économie de profit, sans gouvernement des travailleurs – ce qui n’exclut évidemment pas la possibilité d’arracher des concessions temporaires au capital.

La question des questions

Pour importante qu’elle soit, la question du programme doit toutefois être relativisée. Tout aussi essentielle est celle de la question des moyens qu’on se donne pour le mettre en œuvre – la question du pouvoir, du gouvernement.

Or, le FdG est divisé sur la question. On demanda récemment à J.-L. Mélenchon de s’engager à ce qu’aucune composante du FdG ne participe à un gouvernement social-libéral. Réponse : « [...] Le Front de Gauche ne dissout pas les partis qui le composent. Chacun d’entre eux reste souverain. Je peux répéter ce que j’ai déjà dit. Mon travail est de rendre possible le rassemblement de tout l’arc des forces et des cultures qui se reconnaissent dans le Front de Gauche. Je sais donc très bien que certains pensent qu’il faut participer à une coalition gouvernementale, même si elle est sous direction socialiste et d’autres pensent que cela est totalement exclu. Ma place à moi est dans l’élection présidentielle. [...] »4

Le Front de Gauche se présente donc à la présidentielle alors que ses composantes divergent sur la question du gouvernement – incroyable mais vrai ! Mais Jean-Luc Mélenchon lui-même reconnaît donc que la direction du PCF envisage, si la situation le lui permet, de participer à un éventuel gouvernement Hollande, de s’associer à une politique de rigueur (Hollande l’annonce déjà).

On comprendra qu’il soit impossible pour nous de faire l’impasse sur une telle question. Il ne peut être question que le NPA fasse la courte échelle à quiconque se prépare à participer à un gouvernement menant une politique de « rigueur de gauche ».

La candidature de Philippe Poutou a pour but de permettre à l’électorat populaire d’exprimer son rejet de Sarkozy, sans cautionner en rien la « rigueur de gauche ». Il suffit de prendre la mesure des ambiguïtés du FdG pour comprendre à quel point c’était 
indispensable.

Pascal Morsu

1. Dominique Plihon, Le nouveau capitalisme (La Découverte, 2004).

2. Nos réponses à la crise. Document programmatique voté par le 1er congrès du NPA.

3. Michel Husson, Le néolibéralisme, stade suprême ? (Internet)

4. Le Monde – chat du 5.10.2011.