Publié le Dimanche 31 juillet 2011 à 22h01.

Parti socialiste : le retour des idées ?

 

L’analyse de trois publications rédigées par des membres ou des proches du PS nous permet d’avoir une vision des bases sur lesquelles pourrait s’appuyer le programme de ce parti.

Le Parti socialiste est souvent brocardé comme un parti sans débats de fond, sans idées et entièrement polarisé par la compétition de ses différentes écuries présidentielles. Certes, au niveau local comme au niveau national, une grande partie de la vie du PS tourne autour des élus, des élections, du choix des candidats, etc. Pour autant, il faut le constater : depuis quelques années, les socialistes ont renoué avec le débat d’idées, même si les approches sont, le plus souvent, inextricablement mêlées à des préoccupations électorales. Ainsi, exemple récent, certains responsables PS viennent de s’emparer de la discussion sur la « démondialisation ». Plus généralement, ces débats socialistes vont de pair avec une bataille visant à (re)conquérir l’hégémonie idéologique sur certaines couches sociales et, pour ce faire, à analyser leurs attentes. Les vecteurs de ces réflexions sont multiples. On se contentera d’évoquer ici trois publications de ces derniers mois, révélatrices de ce qui se discute au sein et autour du PS.

Terra Nova ou les adieux au prolétariat

« Gauche : quelle majorité pour 2012 ? » : le titre de la dernière note de la fondation Terra Nova1 est plutôt anodin. Mais pas son contenu, si l’on en juge par la polémique qui a suivi sa publication. Bruno Amable, l’un des chroniqueurs économiques de Libération, en résume ainsi le contenu : « ouvriers, sales et méchants ». Aquilino Morelle, ancien rédacteur des discours de Lionel Jospin et aujourd’hui soutien d’Arnaud Montebourg, y décèle « une vision marketing de la politique », qui « aboutit à la perversion de la politique et à la régression de la démocratie ». Quant à Frédéric Sawicki, politologue spécialiste du PS, il y voit surtout l’expression du « mépris des couches populaires ».

La thèse qui vaut à Terra Nova ces réactions indignées s’articule en fait en trois propositions. Premièrement, la crise de la gauche tient d’abord au déclin de sa base sociale naturelle et/ou historique : la classe ouvrière. Ainsi, les auteurs du rapport reprennent l’un des lieux communs les plus éculés : le constat – même pas peiné ! – du « rétrécissement de la classe ouvrière ». Sans beaucoup s’interroger sur la définition implicite – et particulièrement restrictive – de la classe ouvrière qu’ils utilisent pour leur démonstration, à savoir les ouvriers d’industrie peu qualifiés. C’est-à-dire, pour le coup, une conception passéiste de la classe ouvrière… qui, par exemple, fut longtemps celle des théoriciens du PCF.

Deuxièmement, les ouvriers qui subsistent – il y en a quand même encore quelques-uns… – ne votent plus à gauche. Car, au fond, ils sont égoïstes et réacs. Bien sûr, ce n’est pas dit comme ça. Mais presque ! Ainsi, pour Terra Nova, la gauche a un problème « avec les classes populaires au travail, qui sont en CDI mais qui ont peur du déclassement ». Car ceux qui ont un travail et un statut participent d’une « société d’insiders qui, pour préserver les droits acquis, sacrifie les nouveaux entrants ». C’est la seconde idée et le second lieu commun de la pensée libérale et sociolibérale : la cause du chômage, de la précarité et des galères des « outsiders » n’est pas à rechercher du côté du système économique ou de la course effrénée au profit par une minorité de privilégiés, mais dans le conservatisme des ouvriers en CDI accrochés à leurs privilèges ! En plus, ces derniers n’hésitent pas à aggraver leur cas par « des réactions de repli : contre les immigrés, contre les assistés, contre la perte de valeurs morales et les désordres de la société contemporaine ». Et cela ne va pas s’arranger… puisque les auteurs de la note pronostiquent l’amplification des tendances déjà à l’œuvre : « des classes moyennes supérieures votant le plus à gauche (comme les diplômés), […] les ouvriers votant le plus à droite ».

Troisièmement, le divorce d’avec la classe ouvrière étant confirmé, autant trouver à la gauche une nouvelle base sociale ou, au moins, électorale : les diplômés, les jeunes, les minorités et les quartiers populaires, les femmes. Car ces groupes-là seraient plus sensibles aux « valeurs » et, donc, plus réceptifs au nouveau discours de la gauche, moins centré sur les revendications sociales que sur « le libéralisme culturel : liberté sexuelle, contraception et avortement, remise en cause de la famille traditionnelle ». C’est là « la France de demain », « tolérante, ouverte solidaire, optimiste, offen­sive ». Tout le contraire des ouvriers, n’est-ce pas ?

Cap donc sur une gauche plus sociétale et morale que sociale ! Ce qui, les auteurs le suggèrent, ne peut qu’accroître le fossé avec les couches populaires lesquelles sont, bien évidemment, « relativement conservatrices sur le plan des mœurs »… Au-delà de cette vision très contestable – et, pour tout dire, fantaisiste – d’une classe ouvrière pour qui les questions de société seraient « des sujets de second plan », on appréciera la rigueur auto-réalisatrice du raisonnement. On part du constat selon lequel les ouvriers votent moins pour la gauche car ils ne se reconnaissent pas dans son discours sur les valeurs. On enchaîne en proposant donc que la gauche amplifie cet aspect-là. Ce qui, dans la démarche qui est celle des auteurs du rapport, conduira en toute logique les ouvriers à voter encore moins pour la gauche. Il ne leur restera alors plus qu’à conclure que, décidément, « la logique de classe, hier principale grille de lecture électorale, s’est aujourd’hui brouillée » !

Terra Nova explique donc la désaffection des ouvriers vis-à-vis de la gauche essentiellement par un divorce sur les « valeurs ». Pourtant, au hasard d’un paragraphe, elle le reconnaît : « Malgré cette discordance sur les valeurs culturelles, la classe ouvrière continue au départ à voter à gauche, qui la représente sur les valeurs socioéconomiques. » Alors, une explication est esquissée… sobrement : « Mais l’exercice du pouvoir, à partir de 1981, oblige la gauche à un réalisme qui déçoit les attentes du monde ouvrier ». Les mots pour le dire sont soigneusement choisis car, manifestement, cet aveu coûte !

Prochaine gauche ou le retour de la deuxième gauche

Sociologue, Michel Wieviorka a largement participé aux travaux du Laboratoire des idées5. Il est également l’auteur d’un ouvrage intitulé Pour la prochaine gauche6 où il s’efforce d’en définir les contours, sans que l’on ne sache toujours très bien s’il parle d’un courant d’ores et déjà existant de la gauche actuelle ou bien d’une gauche à venir dont il souhaite l’émergence.

M. Wieviorka reprend assez largement à son compte l’idée d’une opposition entre deux gauches, l’une plus traditionnelle et sociale, l’autre plus novatrice et morale. Mais, c’est pour tenter de suggérer une troisième solution. Ainsi, selon lui, la gauche « comme parti, corpus ou notion générale, a le choix entre trois orientations principales ». Première option : « s’accrocher à son passé, en retrouver les grandes catégories fondatrices après une longue période de flottement ». Seconde option : « projeter entièrement la gauche dans l’avenir, au-delà de la crise financière, économique et sociale actuelle, de sorte qu’elle puisse s’identifier pleinement aux nouvelles valeurs culturelles et cherche à s’adosser sur d’autres acteurs que sa base classique ». Wieviorka le reconnaît sans détour : la première option « peut aussi présenter une certaine efficacité en temps de crise aiguë, lorsqu’il s’agit de dénoncer les dérives du capitalisme et d’en appeler au retour de l’État, à la redistribution, à des politiques keynésiennes ». Mais elle présente à ses yeux un défaut majeur : elle « risque à terme de fossiliser la gauche ». Problème évidemment inverse pour la seconde option : le « risque de délaisser les préoccupations fondamentales que devraient être l’emploi, le revenu, le niveau de vie, voire de perdre une partie de son électorat habituel ». Pour éviter ces deux écueils, Wieviorka propose donc une (improbable) synthèse : « articuler dans une vision novatrice l’idée de préserver les thèmes fondateurs de la gauche, la lutte sociale, la référence à l’État et à la redistribution, la justice, tout en jouant nettement la carte de la modernisation culturelle et en construisant des projets témoignant d’une grande sensibilité aux attentes et aux besoins de la personne humaine ».

Problème : cette promesse d’articulation n’est pas tenue, notamment parce que l’un des éléments que l’on prétendait articuler – la question sociale – est quasiment absent. À l’inverse, Pour la prochaine gauche est à peu près entièrement consacré à ce que l’auteur appelle la « modernisation culturelle » de la gauche. À ce titre, on y lira avec intérêt de très nombreux développements sur les migrations, l’intégration, le multicul­turalisme, la laïcité, ou encore l’imbrication entre politique et défense des droits de l’homme. La critique de la « fausse piste » que représentent les discours sur le co-développement – dont l’objectif réel est de justifier des politiques d’immigration de plus en plus restrictives – est bienvenue. On ne peut que souscrire au rappel que « la politique de l’immigration choisie est absurde et inefficace » ou à l’exigence de « la possibilité pour tous les hommes de circuler librement – une possibilité que le néolibéralisme accorde aux marchandises et au capital, mais non aux humains ».

Mais, même dans ce domaine de réflexion, le choix « d’une grande sensibilité aux attentes et aux besoins de la personne humaine » – autrement dit, la valorisation de l’individualisme, bien dans l’air du temps – risque d’occulter les tendances lourdes, celles précisément qui renvoient à la question sociale. À plusieurs reprises, M. Wieviorka suggère que le développement massif de l’immigration ne s’explique en fait « pas tant, ou pas seulement, par les difficultés rencontrées dans le pays de départ, mais par le souci de maîtriser son destin, de se construire comme sujet, et de pouvoir développer un projet personnel ». Dans la même veine, il voit dans les migrants « de véritables innovateurs dans les usages sociaux et culturels des technologies, de l’informatique et de la communication » et, ayant dénoncé l’impasse des politiques assimilationnistes, il écarte un peu légèrement les difficultés de l’intégration puisqu’en fait l’immigration correspondrait « à un désir de mobilité, bien plus qu’à un souci d’intégration ». On reste un peu perplexe devant ce « désir de mobilité » :comment oublier que la misère, la guerre, le pillage des pays du Sud par les différents impérialismes sont à l’origine des grands mouvements d’immigration qui relèvent rarement du choix individuel de « développer un projet personnel » ? Encore un peu et l’on évoquerait… l’immigration heureuse !

Sans surprise, Michel Wieviorka se prononce pour les « statistiques de la diversité », la redéfinition du concept de multiculturalisme et la « post-laïcité ». Au passage et comme beaucoup d’autres avant lui, il s’autorise une facilité à travers la dénonciation de « l’universalisme abstrait qui ne suffit pas pour régler les problèmes concrets d’inégalité ». Outre que ceux qui se revendiquent explicitement de l’universalisme abstrait ne sont pas légion, on aimerait savoir ce qui dérange : l’universalisme ? Ou le fait qu’il soit abstrait ?

Passant en revue de nombreux sujets – dits « de société » – Michel Wieviorka définit progressivement les principaux marqueurs idéologiques de cette « prochaine gauche » qu’il appelle de ses vœux : repolitisation des droits de l’homme, méfiance vis-à-vis de l’État, adaptation de la laïcité et de la République aux nouveaux défis, multiculturalisme bien tempéré, convictions profondément européennes, hostilité à la concurrence et à la compétition « à outrance »… mais « sans faire du marché le bouc émissaire des problèmes contemporains », proximité avec les altermondialistes… « dès lors qu’ils s’écartent des catégories apparemment inusables de l’anti-américanisme et de l’antimondialisation primaires », etc.

Il finit par concéder qu’entre cette prochaine gauche et ce que fut en son temps la deuxième gauche7, il existe bien « une certaine continuité dans la référence anti-étatiste à la démocratie ou dans l’esprit de réforme ». En fait, cela va au-delà : face à la perspective d’une victoire possible en 2012, M. Wieviorka retrouve les accents des rocardiens des années 1980. Ainsi met-il en garde contre « un retour des idéologies du tout-État et de la fermeture du pays sur lui-même ou la démagogie en matière économique et sociale ».

L’équation gagnante ou la quête du Graal électoral

L’équation gagnante8 a été rédigé par deux secrétaires nationaux socialistes, Laurent Baumel et François Kalfon, ce dernier étant « en charge des études d’opinion ». Le sous-titre - « La gauche peut-elle enfin remporter la présidentielle ? » – en définit assez honnêtement le propos. Comme les deux documents précédents, il est à la recherche d’indices et de recettes pour « fédérer une nouvelle majorité idéologique et sociologique ». Comme eux, il part d’un postulat : la rupture avec la gauche ancienne. Car, implicitement, c’est sa difficulté à évoluer qui serait à l’origine de tous ses malheurs : « revenant ainsi à la racine des défaites présidentielles de la gauche depuis 1995, nous les réinterprétons au passage comme les sanctions électorales d’un retard “d’ajustement” à cette nouvelle donne, d’une difficulté récurrente à substituer un positionnement idéologique lisible à l’héritage marxiste-libertaire des années 1960-1970 et à proposer des réponses convaincantes à la crise multiforme de l’État social ». Dans un autre passage, les auteurs déplorent les dégâts que continue de provoquer au sein de la gauche, y compris européenne, « une sorte de surmoi marxiste ». Tout cela semble quant même un peu excessif : s’il subsiste dans la culture politique actuelle des partis socialistes des vestiges de marxisme, ils sont pour le moins profondément enfouis !

Mais, que l’on se rassure : Baumel et Kalfon ne sont ni idéologues (contrairement aux rapporteurs de Terra Nova) ni sociologues (contrairement à Michel Wieviorka), mais des dirigeants politiques, plutôt versés dans le sondage d’opinion. Ils prônent une approche pragmatique, ne s’embarrassant pas trop de considérations théoriques, baptisée « ciblage électoral ». Ainsi, le projet du candidat ne doit pas être construit en déclinant des convictions et en essayant de fournir des réponses aux principales questions de la société, comme c’était plus ou moins la règle. Non, « le candidat socialiste devra précisément élaborer son projet en partant, cette fois-ci, d’une analyse stratégique de ces attentes, en identifiant clairement, en amont de sa campagne, les groupes sociologiques et idéologiques qu’il veut a priori fédérer pour bâtir sa majorité électorale ». En langage courant, cela signifiedéterminer ce que chaque groupe a envie d’entendre… et le lui dire ! Études quantitatives et qualitatives à la main, ils ont donc déterminé trois groupes « cibles » qui, justement, ont fait défaut à la gauche en 2007 : « le centre, les seniors, la France qui se lève tôt »

Mais les auteurs demeurent assez prudents sur le discours à tenir aux couches populaires : « le candidat socialiste à la présidentielle doit, bien entendu, donner des gages nécessaires, répondre avant tout aux attentes de ceux et celles qui lui font traditionnellement confiance ». Entièrement focalisés sur la pêche aux suffrages, ils sont totalement désinhibés vis-à-vis de l’extrême gauche : « l’affichage de ce volontarisme économique nous paraît constituer une condition politique incontournable tant pour rassurer le noyau dur de l’électorat socialiste au premier tour que pour assurer le report maximum des électeurs d’extrême gauche au second tour ».

Naturellement, il va de soi – mais, les auteurs tiennent néanmoins à le répéter à plusieurs reprises ! – que ce volontarisme économique destiné à séduire les couches populaires et l’extrême gauche s’inscrit dans « la perspective d’un compromis désormais définitif avec l’économie de marché capitaliste », car celle-ci « est définitivement apparue comme un mode d’organisation de l’économie supérieur, au plan de l’efficacité, à ces économies administrées ».

Ce petit échantillon des publications de la sphère socialiste appelle quatre remarques. D’abord, le Parti socialiste a réussi à remettre au travail autour de lui des chercheurs, des économistes, des sociologues. Deuxièmement, à un moment ou à un autre, leurs travaux soulèvent une question quasi existentielle : quelle base sociale possible pour ce socialisme désormais tellement néolibéral ? Troisièmement, comme en témoigne l’activité de leurs différentes fondations – Terra Nova, Jean-Jaurès, ou encore le Laboratoire des Idées – les socialistes ont des idées. Quatrièmement enfin : ces idées sont maintenant vraiment très très éloignées de celles des anticapitalistes…

François Coustal

1. Terra Nova est l’un des « think-tank » de la mouvance socialiste. Il s’est rendu célèbre en impulsant l’idée de « primaires ouvertes » pour la désignation du candidat socialiste à l’élection présidentielle. Rédigée par Bruno Jeanbart, Olivier Ferrand et Romain Prudent, l’étude dont il est question est disponible sur le site de Terra Nova : www.tnova.fr/essai/gauch….

2. Libération, Rebonds, 17 mai 2011.

3. Libération, Rebonds, 10 juin 2011.

4. Libération, Rebonds, 10 juin 2011.

5. Le Laboratoire des Idées est la structure officielle d’élaboration mise en place par la direction du PS. Animée par Christian Paul, elle a réussi à associer de nombreux chercheurs à ses travaux. Les différentes contributions qui ont servi à l’élaboration du Projet socialiste sont rassemblées dans l’ouvrage : Pour changer de civilisation, Martine Aubry avec 50chercheurs et citoyens, Odile Jacob.

6. Pour la prochaine gauche, Michel Wieviorka, Robert Laffont.

7 La « deuxième gauche » est le nom du courant idéologique – principalement constitué des partisans de Michel Rocard au sein du PS et des dirigeants de la CFDT – qui, dans les années 1970, s’est défini en opposition à la gauche traditionnelle, critiquée pour son « archaïsme », son « opportunisme » par rapport aux revendications sociales et son double discours selon qu’elle était au pouvoir ou dans l’opposition.

8. L’Équation gagnante. La gauche peut-elle enfin remporter en 2012 l’élection présidentielle ?Laurent Baumel et François Kalfon, Le bord de l’eau.