Entretien. Journaliste, essayiste et cofondateur de Mediapart, Edwy Plenel était l’invité il y a deux semaines de notre université d’été.
Vos deux dernières ouvrages donnent le ton dès leurs titres : Dire non (2014) et Dire nous (2016). Une rapide explication de texte : Qui est ce « nous » ? Et à quoi dit-il « non » ?
Dire non et Dire nous sont deux livres issus de l’expérience collective de Mediapart, journal indépendant et participatif qui s’appuie sur les potentialités démocratiques de la révolution numérique. Dire non partait de la réflexion du communiste italien Antonio Gramsci, emprisonné par le fascisme jusqu’à sa mort, à propos de la crise – celle de 1929-1930. Il la définit comme un moment de transition entre un vieux monde qui meurt mais qui s’accroche, tandis qu’un nouveau monde n’est pas encore né, ayant du mal à se frayer son chemin. Mais c’est la suite de la citation qui importe : « Pendant cet interrègne, poursuit Gramsci, on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Ce qu’une traduction plus poétique a ainsi résumé : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et, dans ce clair-obscur, surgissent les monstres. »
C’était donc un cri d’alarme contre les monstres à venir, et c’est peu dire que nous avons été servis en 2015 et 2016. Ces monstres ont double visage. D’abord, celui des tueurs d’humanité qui ont figure de terroristes, ces jeunes égarés sur un chemin de perdition où ils rencontrent une idéologie totalitaire, faite de haine de la vie, de la pluralité, de la liberté. Mais aussi celui des briseurs de fraternité qui, s’appuyant sur l’émotion et l’effroi suscités par les attentats, font le choix d’une politique de la peur qui met en congé la société, la brutalise et la divise, en cherchant des boucs émissaires pour faire diversion et ainsi sauver leur domination.
Dire « non » à tous ces monstres, c’est inventer un « nous », d’où le second livre. Un « nous » qui ne soit pas d’exclusion, de rejet et de fermeture, mais de solidarité concrète et d’humanité partagée. Dire nous – et c’est, selon moi, la responsabilité de toutes celles et tous ceux qui se réclament de l’émancipation –, cela signifie relever la promesse démocratique dans sa radicalité originelle, qui inclut l’exigence sociale : sans distinction d’origine, de naissance, de croyance, d’apparence, de sexe ou de genre, nous naissons libres et égaux en droit ; nous avons le droit d’avoir des droits, de les défendre, de les conquérir, de les revendiquer, de les inventer.
Ce « nous » est donc un chemin, celui des causes communes de l’égalité, là où nous vivons, habitons, travaillons, au plus près de nos réalités quotidiennes.
Après une dramatique année 2015, 2016 nous redonne un peu d’espoir, avec en particulier le mouvement contre la loi travail. Que peut-on attendre de 2017 ? La présidentielle va-t-elle reléguer tout cela dans l’ombre ?
Même si elle peut servir de tribune, nous savons, d’expériences douloureuses répétées, que la présidentielle est un piège, le moyen d’une confiscation de la volonté populaire au service d’une aventure personnelle. Quelle que soit l’issue en 2017, la question centrale est celle de notre propre agenda, celui de la société, de ses mouvements, de ses mobilisations. Comment le faire valoir, comment l’imposer, comment ne pas être prisonnier d’une élection qui symbolise la crise démocratique française, son absence de contre-pouvoirs, de diversité parlementaire, de délibération véritable, de représentation des classes populaires, etc. ? Comment faire pour sortir de cette « tyrannie douce » – l’expression est de Tocqueville qui n’était vraiment pas un révolutionnaire – où le peuple sort de sa servitude tous les sept ans hier, tous les cinq ans aujourd’hui, pour choisir un maître, avant de retourner à son triste sort ?
Pour moi, au-delà des affinités partisanes des uns et des autres, c’est la question posée à toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisés ces derniers mois sur l’état d’urgence, sur la déchéance de nationalité, sur la solidarité avec les migrants, sur la loi travail, sur les discriminations et l’islamophobie, sur la corruption et les paradis fiscaux, etc. Comment transformer ces liens concrets, tissés dans des résistances partagées, en dynamique politique rassembleuse ? L’une des pistes pourrait être de viser les législatives et de préparer, dès aujourd’hui, des listes ancrées dans les réalités locales et les solidarités déjà expérimentées.
Cet été, la France a franchi un nouveau cran dans la stigmatisation des musulmans, en particulier des femmes. Comment expliquer l’hystérie islamophobe actuelle en France, très critiquée par d’autres pays ?
Il y a deux dimensions. D’abord, la ruse habituelle de la domination quand elle se sent fragile et menacée : inviter le peuple à s’en prendre à lui-même, à chercher en son sein des boucs émissaires, à se monter les uns contre les autres au nom de l’origine, de l’apparence, de la croyance. Cela a toujours été la fonction politique de la xénophobie et du racisme : une machine à banaliser et, plus encore, à naturaliser l’inégalité en installant un bouc émissaire principal de façon à faire accepter toutes les hiérarchies sociales, culturelles, sexuelles. Bref, la crispation et la nécrose identitaires, sous toutes les latitudes, servent de cheval de Troie aux tenants de l’inégalité naturelle contre le camp de l’égalité qui affirme que nul n’est assigné à son origine, à sa naissance, à son apparence, etc.
Mais, dans le cas français, et cela explique l’étonnement mondial, s’ajoute le poids spécifique, toujours présent et actif, de la question coloniale, ce que l’historien Benjamin Stora a appelé le « sudisme » français, par allusion aux sudistes nord-américains imprégnés de supériorité de la race blanche, de bonne conscience esclavagiste, de longue durée raciste et discriminatoire. De Chevènement invitant les musulmans à se faire discrets, affirmant de plus que la classe ouvrière « française » – en fait il veut dire « blanche » – a disparu en Seine-Saint-Denis, à Fillon, se livrant à un véritable négationnisme historique sur les crimes contre l’humanité qui ont accompagné la projection brutale de l’Europe sur le monde, c’est ce fantôme colonial qui continue de hanter notre vie politique.
Pour s’opposer efficacement au néolibéralisme, il faut pouvoir proposer quelque chose à la place, un nouvel imaginaire, un projet politique alternatif. D’après vous, où trouver les germes de ce projet ?
En revenant tout simplement aux sources de l’espérance démocratique et sociale qui a fini par donner naissance aux diverses expressions politiques du mouvement ouvrier et social – socialisme, anarchisme, communisme, trotskisme, etc. En enjambant le 20e siècle et ses catastrophes, aussi bien sociales-démocrates (l’union sacrée de 1914 et la conversion à l’ordre dominant) que staliniennes (la trahison des idéaux par un système bureaucratique totalitaire). En retrouvant ce « réel de l’utopie » dont parle fort bien l’historienne Michèle Riot-Sarcey dans un livre récent qui fait revivre des « démo-soc », à la fois radicalement démocratiques et fermement sociaux, qui furent les premiers combattants de la liberté entre 1830 et 1848. La crise de civilisation, aussi bien économique, démocratique, écologique, cette catastrophe annoncée dans laquelle nous entraîne ce monde oligarchique d’inégalités creusées et d’injustices renforcées, invite à retrouver cet imaginaire originel où l’exigence démocratique radicale – c’est-à-dire prenant la question démocratique à la racine même, dans sa promesse d’égalité – peut mettre en mouvement le plus grand nombre.
Vous concluez Dire nous par un appel aux jeunes auxquels le système ne laisse aucune place. Pourquoi la jeunesse joue-t-elle un rôle spécifique, et comment peut-elle changer la donne ?
Il ne s’agit pas d’idéaliser telle ou telle classe d’âge. Mais, simplement, de dire à la jeunesse, qui a toujours moins à perdre que les plus âgés, encombrés qu’il sont par le poids des années, et donc qui est capable de plus risquer, qu’elle n’est pas devant une fatalité insurmontable. Que, bien au contraire, elle peut retrouver la fraîcheur de ces idéaux démocratiques que le monde qui meurt sous ses yeux n’incarne plus. Averties par les leçons souvent amères du 20e siècle, les nouvelles générations ont une chance qu’elles doivent saisir : inventer des réponses nouvelles en retrouvant un passé plein d’à présent.
Propos recueillis par Manuel Cervera-Marzal