Publié le Lundi 2 janvier 2012 à 18h47.

L’État contre les services publics ?

 

Les services publics ont été mis en place dans l’intérêt de l’État et des capitalistes, mais ils représentent néanmoins un acquis des travailleurs qu’il faut défendre et étendre.

Les gouvernements français successifs, surtout depuis 1997, ont entrepris une offensive générale contre les services et le secteur publics. Celle-ci n’a rien de spécifique à la France, puisqu’elle fait partie de l’offensive internationale lancée au cours des années 1990 de remise en cause de tous les budgets sociaux. Cette orientation va en sens inverse du mouvement entrepris depuis le début du xxe siècle et dont, sans doute, le point culminant a été atteint avec les nationalisations intervenues dans la foulée de l’arrivée de François Mitterrand en 1981. Avec les services publics, une série de fonctions a été directement prise en charge par le budget de l’État, dans le cadre de la redistribution, ou par le système de cotisations sociales faisant partie de la masse salariale. Dans les années 1980, l’offensive capitaliste libérale s’est fixé comme un de ses premiers objectifs la liquidation, ou du moins la mise en pièces, des budgets sociaux (éducation, santé). La raison de l’attaque était double. Cela devait permettre d’améliorer la marge des entreprises en limitant la fiscalité et le montant de la masse salariale (le « coût du travail » comme ils disent). L’autre objectif était de soumettre à la logique marchande le secteur public existant souvent en monopole depuis très longtemps et qui n’obéissait pas jusque-là strictement aux normes de la concurrence.

La France a sans doute en Europe poussé le plus loin cet ensemble de services et d’entreprises publics. Depuis le début du xxe siècle, une logique, une « idéologie » des services publics véhiculée par une partie de la bourgeoisie s’était mise en place, mais les travailleurs y ont vu aussi, pendant des décennies, un acquis fondamental du système social français. Cette perception s’est évidemment accentuée considérablement après 1945 avec la vague de nationalisations qui a fait entrer tout un pan de l’industrie française dans le domaine public. Aussi, même si ces services et ces entreprises publics ne s’étaient pas constitués pour contrer le capitalisme ou pour donner la priorité aux besoins sociaux, ils représentaient – et représentent encore pour ce qu’il en reste – des acquis pour les travailleurEs et leur famille. Et d’une certaine manière, ils anticipent en partie la manière dont pourrait fonctionner une économie fondée sur les besoins sociaux et non pas sur le profit.

Une histoire de bric et de broc

De longue date, la plupart des États ont pris directement entre leurs mains ce que l’on appelle les fonctions régaliennes, armée, police, justice, diplomatie. L’État français frappe aussi monnaie et organise la levée de l’impôt. Ont suivi, avant même la Révolution de 1789, la poste, les manufactures d’armes, du tabac, des poudres et explosifs. À chaque étape, le but était de garder au niveau de l’État centralisé une série d’activités dont il voulait avoir la totale maîtrise… Rien à voir avec un quelconque besoin social. Au xixe siècle, avec la révolution industrielle, c’est l’État qui aide le capitalisme naissant à disposer de réseaux, notamment les chemins de fer et les télécommunications. Le vrai changement apparaît au début du xxe siècle, lorsque les courants socialistes et républicains développent une conception du service public dans laquelle l’État doit directement être fournisseur de prestations et de services pour les citoyens, les « usagers ». L’État doit se mettre au service de la collectivité et des besoins sociaux. L’école laïque, l’hôpital public sont les symboles de cette préoccupation, tout comme les bains, l’éclairage et les théâtres publics. Dans d’autres pays, ce sont aux Églises et aux grandes industries que sont dévolues ces tâches ayant pour fonction de garantir une certaine stabilité sociale.

Le fondateur de l’idéologie des services publics, Duguit, expliquait : « À mesure que la société se développe, le nombre d’activités susceptibles de servir de support à des services publics augmente et le nombre de services publics s’accroît par là-même. » Dans la foulée, au cours des années 1930, se mettent en place les systèmes nationaux de protection sociale confiés à l’époque à des assurances privées. Les fonctionnaires, eux, bénéficiaient du système des pensions dans lequel l’État assurait la subsistance de ses vieux serviteurs. La SNCF n’est créée dans le cadre d’une entreprise publique en 1937 que par la faillite des entrepreneurs privés. La fin des années 1940 voit l’âge d’or du secteur public avec la nationalisation des Charbonnages, de l’EDF-GDF, de Renault, de quatre banques de dépôt, la RATP, Air France,…

Ainsi, ce sont rarement des batailles ouvrières qui ont imposé la création de services publics dans une vision socialiste. L’appareil industriel n’a été partiellement nationalisé que du fait de la carence des entrepreneurs privés ou par la nécessité d’investissements que seul l’État pouvait prendre en charge. Le secteur et les services publics n’en représentent pas moins un acquis. Certes, le rapport de forces imposait de faire des compromis avec le mouvement ouvrier, mais du coup, des pans entiers de l’économie ont échappé pendant des décennies à la seule logique du profit. C’est d’ailleurs cette situation qui a permis aux salariés de ces secteurs de bénéficier de conditions de travail, de sécurité d’emploi et de régimes de retraite plus favorables que le reste des travailleurs.

L’offensive capitaliste libérale

Au milieu des années 1990 s’organise une offensive généralisée contre les services publics. Le symbole international en est l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) mis en place dans le cadre de la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Depuis 20 ans, le secteur des services est en forte croissance d’où la volonté des capitalistes, à la recherche constante de nouveaux secteurs de profits, de mettre la main sur les télécommunications, l’énergie, la santé, l’éducation, les transports, la protection sociale, la distribution de l’eau... Tous ces secteurs, qui représentent des besoins sociaux fondamentaux, nécessaires à notre vie quotidienne, devaient selon l’AGCS être totalement livrés au profit privé. Pour l’AGCS, ne devaient rester dans le domaine public que l’armée, la police, la justice et la fiscalité, c’est-à-dire les fonctions régaliennes de l’État. Dans la foulée, les traités européens, dont le dernier en date, celui de Lisbonne, ont clairement affirmé la nécessité de mettre à bas tout monopole public au nom de la « concurrence libre et non faussée ». AGCS, OMC, Union européenne, au fil des années toutes ces institutions ont mis en œuvre un démantèlement systématique des services publics et du secteur commercial et industriel public. En témoigne la communication du 20 novembre 2007 de la Commission européenne : « Dans la pratique, exception faite des activités liées à l’exercice de l’autorité publique, auxquelles les règles du marché intérieur ne sont pas applicables en vertu de l’article 45 du traité de l’UE, il s’ensuit que la grande majorité des services peuvent être considérés comme des activités économiques au sens des règles du traité relatives au marché intérieur ». Dans ce modèle, ce qui était classé comme « service d’intérêt général » (SIG) glisse pour l’Union européenne dans la catégorie des Services d’intérêt économique général (SIEG). Ces services deviennent des entités économiques soumises aux lois du marché et de la rentabilité maximum à court terme. Ils ne doivent donc bénéficier d’aucun monopole, d’aucune source de subvention publique et ne doivent surtout pas jouer eux-mêmes un rôle de redistribution en adaptant prestations et tarifs aux besoins de la population concernée, ce qui « fausse nécessairement la concurrence ». À la place, ne peuvent subsister que des aides à caractère social octroyées individuellement aux consommateurs pour leur permettre l’accès aux services d’intérêt économique général. Aux services publics se substitue un service dit « universel », un filet de sécurité pour les travailleurs les plus pauvres, défini en terme, de panier de services de base, accessible au travers de chèques « accès » subventionnés : chèque éducation, chèques santé, énergie, logement, emploi, formation professionnelle, nourriture, etc. Ce sont les vecteurs par lesquels les attaques ont été appliquées avec constance depuis les années 1990 en France sous des gouvernements de gauche comme de droite (le gouvernement Jospin avait d’ailleurs, il y a dix ans, plus privatisé que ses prédécesseurs Balladur et Juppé réunis). Aujourd’hui, les principes capitalistes libéraux ont été systématiquement appliqués dans ces domaines : perte des monopoles, ouverture à la concurrence, changement de statut menant à la privatisation des entreprises publiques. Pour prendre quelques exemples :

- EDF et GDF, anciennement Épic (Établissements publics à caractère industriel et commercial), furent transformés en sociétés anonymes en août 2004. GDF a été intégré dans le groupe Suez et les activités de distribution sont en voie de filialisation.

- Réseau de transport d’électricité est une filiale d’EDF depuis septembre 2005.

- SNCF est un Épic mis en concurrence depuis mars 2003 sur le fret.

- Réseau ferré de France est lui aussi un Épic.

- La Poste est désormais en concurrence sur ses trois métiers : le fret, le courrier et la banque :

- plus de 1 000 bureaux de poste ont été fermés depuis 2008 ;

- Le service public de la poste s’inscrit dans le service universel postal ;

- depuis le 1er mars 2010, La Poste est une société anonyme à capitaux 100 % publics… pour l’instant.

- France Télécom n’est plus une entreprise publique depuis 2004 : l’État ne détient plus que 27,3 % de son capital. À terme, il est prévu que l’État se désengage totalement de cette entreprise.

- France Télécom a été mise progressivement en concurrence avec des sociétés de communication françaises et étrangères, et s’est mise elle-même sur le marché international.

- Les deux entreprises publiques (poste et télécom) emploient toujours des salariés dépendant de deux statuts, mais le nombre de fonctionnaires n’a cessé de décroître.

Dans la santé, l’attaque se mène en parallèle sur le mode de financement et sur la « réalisation des prestations ». Depuis 1967, la majorité a été enlevée aux élus des salariés pour gérer les caisses d’assurance maladie, et depuis 1996 a été enlevé aux caisses tout pouvoir réel de gestion et de décision avec les lois de financement annuelles votées par le Parlement, parallèlement au glissement des cotisations maladie assises sur le salaire, vers la CSG. En pratique, le couple qui existait avant les années 1950 se remet en vigueur petit à petit : assistance (CMU) et assurances privées pour les plus riches. Le principe égalitaire est remis en cause systématiquement par la réduction des domaines et des montants de remboursement des soins et dépenses de santé. Le but final est d’exonérer les patrons du financement de la part socialisée du salaire par diminution massive des cotisations. Du côté des établissements de santé, le but est de donner encore plus de place aux chaînes de cliniques privées et aux établissements commerciaux pour personnes âgées. Les établissements sanitaires privés se voient, dans ce cadre, confier des missions de service public.

Léon Crémieux