Publié le Vendredi 17 avril 2020 à 11h12.

Faisons tomber les masques de l’union sacrée

Dans toute période de crise profonde, de situation de « guerre » réelle ou déclarée comme telle, les appels au rassemblement de toutes les couches de la société, de toutes les classes sociales, se multiplient traditionnellement. C’est même souvent une des premières préoccupations des classes dirigeantes de tenter de mobiliser l’ensemble des forces sociales syndicales et politiques.

La Première guerre mondiale reste le cas d’école le plus significatif tandis que, par exemple, lors de la Seconde guerre mondiale, la haine du fascisme et du nazisme ont fourni des arguments aux ralliements et rassemblements nationalistes et patriotiques.

Dans les faits, hors de ces situations extrêmes, ces tentations de rassemblements nationalistes se retrouvent régulièrement. La vague d’attentats du 11 Septembre aux États-Unis d’Amérique, les attentats en Europe et singulièrement en France (rue Copernic, Bataclan, Charlie Hebdo, Hypercacher de Vincennes) ou la profanation de tombes juives (Carpentras, Strasbourg, Perpignan) ont été l’occasion d’opérations d’Union sacrée auxquelles le mouvement ouvrier n’a pas toujours su répondre de façon appropriée, c’est-à-dire en conservant une autonomie de classe.

Ces ralliements nationalistes se différencient pourtant des grands moments d’union nationale évoqués précédemment. En effet lors des « vraies » guerres ou au moment d’attentats terroristes ou racistes, un « ennemi » est sinon toujours identifiable, en tout cas désigné (l’allemand, l’arabe, le musulman). Alors que dans la situation d’aujourd’hui le seul ennemi un moment « identifié » fut la Chine avec ses marchés aux animaux vivants, ses traditions culinaires étranges voire au travers du complotisme à la Trump dénonçant un virus « fabriqué » et importé délibérément par les « communistes ». Cette dimension d’un ennemi non identifiable n’est pas totalement nouvelle : elle était déjà présente dans les discours dominants contre le terrorisme et l’intégrisme, que les pouvoirs utilisent pour trier le bon citoyen de celui qui représenterait un danger pour la Nation.

 

Union sacrée contre la catastrophe

Au moment où le gouvernement appelait de ses vœux l’Union sacrée, les principales organisations syndicales CGT, CFDT, FO, CFE-CGC ont co-signé au côté des organisations patronales MEDEF, CPME et U2P un relevé de réunion dans lequel elles « entendent ainsi affirmer le rôle essentiel du dialogue social et la négociation collective ». Ce document rejoint dans l’improbable et l’insupportable le fameux communiqué de presse concernant le mouvement des Gilets jaunes de décembre 2018. Dans les deux cas, la légitimation et la revendication du dialogue social engagent l’ensemble des dirigeants confédéraux sur le terrain d’une solidarité nationale avec un État qui en contrepartie ne connaît que le soutien aux plus riches, au patronat, aux entreprises d’un côté, et la répression sauvage contre les salariéEs, les jeunes, les femmes, les précaires et les migrantEs de l’autre.

Si de tels positionnements sont habituels et attendus du côté des CFDT, CFE-CGC, UNSA, CFTC, ils sont moins prévisibles du côté de la FSU, éventuellement de FO ou encore de la CGT. En fait, tout se passe comme si les directions de ces syndicats étaient, pour employer un mot à la mode, confinées dans un univers technocratique, bureaucratique, dans lequel la seule boussole restante pour le syndicalisme serait le dialogue social, la cogestion des crises les plus profondes. Un positionnement qui, de plus, tend à corroborer l’idée qu’il s’agit d’une « catastrophe », c’est-à-dire d’un événement improbable dont les causes ne seraient pas, pour l’essentiel, imputables aux activités humaines, que l’on regarde du côté des atteintes à l’environnement ou de la destruction programmée d’un édifice médico-social capable de faire face à une telle pandémie.

 

Des logiques complémentaires

Ces positionnements relèvent de plusieurs logiques qui cohabitent et se complètent. Tout d’abord l’idée de la nécessité de constituer un front, de faire « patrie » face à un « ennemi » redoutable. On retrouve ici les ingrédients de la capitulation de 1914 que l’on a entendus dans les positionnements des Partis socialiste, communiste, de la France insoumise lors des différents votes au Sénat et à l’Assemblée nationale sur l’état d’urgence. Se partageant, comme au moment des débats parlementaires sur la « non-guerre d’Algérie », entre abstention et vote « pour » au nom de l’unité nationale.

La seconde est celle des diagnostics partagés qu’on retrouve depuis plusieurs années notamment autour des questions de protection sociale : le déficit de la Sécurité sociale, la gestion des retraites, l’assurance chômage. L’idée est celle de la nécessité de sacrifices (mal) partagés entre le patronat, les actionnaires d’un côté et les salariéEs, celles et ceux qui vivent de leur travail de l’autre. Une pression encore récemment utilisée dans la gestion paritaire des caisses de retraites complémentaires AGIRC-ARRCO.

C’est d’autant plus grave que la « guerre » contre le virus s’avère être surtout une guerre contre la population, les « irresponsables » et singulièrement contre les salariéEs, les plus démuniEs comme les migrantEs ou les habitantEs des quartiers populaires ou, encore en « dégâts collatéraux », les femmes ou les enfants dans les familles, les plus ancienNEs enferméEs dans les Ehpad.

Enfin la troisième logique, la plus largement partagée, est celle du dialogue social. Une logique qui va du « refus de la chaise vide », argument souvent utilisé dans la CGT, à la croyance de la possibilité d’influer de façon significative sur les positions patronales ou gouvernementales, voire de jouer sur des contradictions qui pourraient exister entre les deux. Mais aussi (surtout ?), une volonté d’autojustification d’appareils syndicaux qui depuis des décennies vivent sous perfusion permanente et croissante des administrations, des organisme paritaires, de cogestion. Autojustification de « fonctionnaires » syndicaux, « spécialistes » pour lesquels les formes d’autoritarisme peuvent aller de brimades, dé-mandatements, à l’exclusion ou la dissolution des structures voire, ici ou là, au retour des méthodes « traditionnelles » de confrontation physique. Et une crainte face à toute forme d’auto-organisation qui pourrait mettre en cause la légitimité, la représentativité des appareils.

 

Confrontées à la réalité d’un affrontement

En pratique, les positionnements confédéraux ont été, hors la CGT, peu contestés. Dans une branche essentielle comme la métallurgie, les organisations syndicales représentatives, FO, CFDT, CFE-CGC ont signé un accord de branche qui entérine et concrétise tous les reculs prévus par le gouvernement en ce qui concerne les congés payés et les journées de RTT. Et dans de nombreuses entreprises où la direction exerce une pression sur les organisations syndicales, les structures d’entreprises de ces confédérations, appuyées par celles de la CFTC et de l’UNSA, acceptent des accords qui vont dans le même sens au nom de la sauvegarde, de la compétitivité des entreprises.

De son côté la direction confédérale CGT a tenté de faire face à la montée des protestations : « On a eu une réunion qui était prévue de longue date, on a discuté de la situation. Ce n’est pas un accord. Nous précisons ensemble qu’il est de la responsabilité du gouvernegoment et des entreprises de tout mettre en œuvre pour protéger les salariés devant travailler ». Tout en laissant planer la possibilité de représailles contre les structures qui ont publiquement dénoncé le communiqué : « Quelques organisations de la CGT et des membres de la CEC ont envoyé un texte au CCN. Si ce genre d’initiatives n’est malheureusement pas nouveau à la CGT, il prend cette fois un caractère particulier puisque largement diffusé sur les réseaux sociaux avec des insultes graves comme « complicité de drames humains », voire des menaces vis-à-vis de dirigeants confédéraux. Chacune et chacun pourra se faire son opinion et le temps des explications internes viendra. »

Cependant, la situation a rendu la position de la direction confédérale de la CGT difficile à tenir. D’une part car la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement est de plus en plus rejetée par la population. Certains secteurs patronaux eux-mêmes, comme dans le bâtiment, doutent même de la possibilité de mettre en œuvre cette politique. Mais, surtout, le climat social construit dans les dernières années ne laisse guère de place à des consensus interclassistes. La mobilisation contre la loi travail, contre les atteintes au droit du travail, la révolte des Gilets jaunes et bien sûr la lutte contre la réforme des retraites ont construit et prolongé sur plusieurs années une défiance profonde, irréversible contre le gouvernement. Une défiance augmentée de colère et de tout refus du « comme avant » dans le secteur de la santé en lutte depuis de nombreux mois contre un pouvoir sourd jusqu’à l’absurde. Le gouvernement, dont la base sociale a toujours été réduite, n’est parvenu au pouvoir que par une sorte de hold-up politique permis par le profond rejet des partis politiques qui se sont relayés au pouvoir depuis des décennies et celui d’une extrême-droite malgré tout en embuscade.

 

La contestation se construit

Au total, l’environnement social et politique a conduit nombre de structures d’entreprises, des unions départementales, des fédérations à se déclarer en total en refus de toute cogestion de la crise sanitaire et sociale. Cela a conduit la fédération de la métallurgie à porter devant le Conseil d’État l’obligation pour le gouvernement de « dresser une liste, par secteurs d’activités, des entreprises essentielles à la Nation ». Cela a également imposé à la direction confédérale des positionnements en rupture avec une attitude largement rejetée et d’afficher une relative transparence sur les échanges avec le pouvoir et le patronat. Mais tout n’est pas scellé. Les débats sur le « jour d’après » vont  relancer l’offensive sur les concessions partagées indispensables, sur la nécessité de relancer le dialogue social alors que, comme le démontre le plan d’urgence déjà mis en œuvre, ce sont les salariéEs qui vont être appeléEs à faire des sacrifices : allongement et flexibilisation généralisée du temps de travail, vol de jours de congés, contrôles et surveillance accrus, extension du télétravail brisant les collectifs de travail et interdisant le contrôle et la limitation du nombre d’heures travaillées. De l’autre côté, caisses de l’État ouvertes pour le patronat : suppression de cotisations sociales, exonérations de taxes, d’impôts, afflux d’aides financières de toutes sortes.

Le « jour d’après » sera inéluctablement marqué par un affrontement brutal avec la bourgeoisie et son appareil d’État. Il faudra repartir du bilan certes insuffisamment tiré des mobilisations précédentes. De la radicalité et la défiance de toute captation de représentativité des Gilets jaunes. De l’impérieuse nécessité de gagner la majorité de toutEs celles et ceux qui vivent de leur travail. Du nécessaire élargissement du combat dans ses dimensions écologique, féministe, antiraciste. Rien qui relève du consensus national, de l’effacement des barrières de classe.

En effet, l’union nationale et le dialogue social, derrière les discours sur de pseudos intérêts communs interclassistes face à des catastrophes qui touchent – c’est une réalité – toute la société, ne peuvent cacher longtemps que les solutions à ces crises répondent à des dynamiques et préoccupations complètement liées aux classes sociales et à leurs intérêts contradictoires. On le voit en particulier dans le choix entre maintenir la production d’un côté et la santé et la vie démocratique de l’autre, ou encore dans celui de subventionner les banques plutôt que le logement. Des choix que les classes populaires voient déjà et bientôt n’accepteront plus.