Par Patrick Le Moal
S’il n’est pas évident aujourd’hui de mesurer les effets qu’aura sur la structuration syndicale la loi du 20 août 2008, puisque la présomption de représentativité des « cinq », CGT, CFDT, FO, CFTC et CGC, est maintenue à titre transitoire jusqu’en août 2013, l’enjeu est néanmoins considérable.
Après la scission de FO d’avec la CGT en 1947, et la déconfessionnalisation de la majorité de la CFTC devenue CFDT en 1964, la représentativité nationale des organisations syndicales a été fixée par un arrêté du 31 mars 1966. Seules la CGT, la CFDT, FO, la CFTC et la CGC étaient en capacité de négocier et signer des conventions collectives, de présenter les candidats aux premiers tours des élections de comité d’entreprise et de délégués du personnel puis, à partir de 1968, pouvaient désigner des délégués syndicaux et créer directement des sections syndicales d’entreprise.
Pendant 40 ans, il sera très difficile à tout syndicat nouveau se créant suite à des exclusions ou des désaccords d’exister comme syndicat représentatif, même au niveau d’une entreprise. Pourtant, peu à peu, ce monopole du club des cinq a été combattu, parfois au prix de batailles juridiques longues et difficiles1.
L’évolution en cours est directement liée à la remise en cause de la nature des accords ou conventions initiée au début des années 1980 (voir article page 26). Dès lors que la négociation permet des accords moins favorables que la loi, il est difficile d’éviter de poser la question de la représentativité des syndicats de salariés qui prennent la responsabilité de tels engagements.
Le projet des puissants
La loi de 2008 codifie pour l’essentiel la « position commune » CGT-CFDT-MEDEF-CGPME du 9 avril 2008 sur la représentativité, le dialogue social et le financement du syndicalisme, saluée par Sarkozy comme un des signes du succès du dialogue social.
Pas étonnant : l’objectif du patronat et du gouvernement est de disposer, comme le disait encore François Hollande lors de la conférence sociale de début juillet, « de partenaires sociaux reconnus et légitimes, interlocuteurs de premier plan » ayant « vocation à construire, au niveau national et interprofessionnel, des réponses adaptées sur les questions d’emploi, de travail, de formation professionnelle, de relations sociales, réponses susceptibles d’être ensuite traduites dans la loi ou la réglementation par le gouvernement et le parlement ».
Pour leur projet de dialogue antisocial, il leur faut des syndicats puissants, structurés par et pour la négociation, qui valident les adaptations du capitalisme, et il leur faut marginaliser autant que possible les syndicats plus radicaux.
La volonté de la CGT et de la CFDT, seules signataires du côté syndical, était claire : diminuer le nombre des organisations syndicales en marginalisant celles qui n’atteindraient pas les seuils de « représentativité » et en favorisant le rôle de deux grandes centrales « responsables ». La réussite de ce projet pourrait effectivement limiter considérablement la possibilité de peser des autres syndicats, et laisser aux directions de ces deux centrales les moyens de décider pour tous les salariés.
Créer des sections syndicales devient un peu moins difficile
Une disposition de la loi inquiétait les syndicats non membres du club des cinq : l’exigence que le syndicat ait une ancienneté de deux ans à compter du dépôt des statuts. La cour de cassation2 a relativisé cette exigence en autorisant une union de syndicats à créer une section dans l’entreprise. Cela permet à Solidaires, à la CNT ou l’Unsa à de créer des sections syndicales d’entreprise simplement à partir de leurs unions syndicales locales ou régionales. Mais cela ne règle pas les problèmes d’implantation et de travail syndical : les quatre heures de délégation accordées au nouveau représentant de la section syndicale sont peu de choses et les sections ont du mal à vivre tant qu’il n’y a pas de délégués élus. Attendre trois ou quatre ans les élections de CE ou de DP est toujours aussi compliqué.
Une autre disposition était également préoccupante : démontrer l’existence d’adhérents. La cour de cassation3, en demandant au syndicat d’apporter des éléments de preuve utiles à établir la présence d’au moins deux adhérents dans l’entreprise, à l’exclusion des éléments susceptibles de permettre l’identification des adhérents du syndicat, dont seul le juge peut prendre connaissance, expose moins aux licenciements les adhérents sans protection.
Remise en cause du principe de l’autonomie syndicale
Jusqu’à présent, le syndicat était totalement maitre de la désignation du délégué syndical. Mais ce principe est désormais remis en cause.
La loi, reprenant l’un des points de la « position commune », prévoit que le délégué syndical doit être désigné parmi les candidats aux élections professionnelles qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections au CE, de la délégation unique du personnel ou des délégués du personnel. S’il apparait logique que le délégué syndical ait un minimum de reconnaissance par les salariés, deux problèmes se posent avec cette disposition.
D’une part, ce chiffre de 10 % peut être difficile à atteindre par les syndicats qui sont à la limite de ce seuil dans les élections. D’autre part, ce qui est plus important, lorsque le syndicat a l’entière liberté de choix pour désigner ou révoquer le délégué, il peut le faire en fonction de ses débats internes, sans être astreint par l’exigence que le délégué syndical ait été préalablement « candidat ». Ce n’est pas nécessairement un candidat ayant recueilli au moins 10 % des voix lors des dernières élections qui sera le délégué syndical le plus efficace pendant quatre ans. Le principe fondamental de l’autonomie syndicale dans l’entreprise est donc mis en cause par cette obligation.
Une représentativité et des moyens à durée déterminée
La définition des syndicats représentatifs se repose à chaque élection, tous les quatre ans, avec toutes les hypothèses possibles. On pourra voir des organisations CGT ou CFDT qui, bien que représentatives au niveau national, ne le seront pas dans une entreprise où leur liste n’aurait pas atteint les 10 %.
Inversement, seules la ou les organisations syndicales recueillant plus de 50 % aux élections auront la capacité de s’opposer à l’application d’un accord signé par un ou des syndicats minoritaires mais ayant recueilli au moins 30 % aux élections.
Trois seuils sont donc très importants pour les syndicats et déterminent leurs droits pendant quatre ans : celui de 10 % dans l’entreprise, 8 % dans la branche ou au niveau interprofessionnel, qui permet d’être représentatif, avec les avantages afférents ; celui de 30 % pour pouvoir signer un accord ; celui de 50 % pour pouvoir s’opposer à la mise en application d’un accord.
Ces dispositions ont déjà eu des effets au niveau des élections dans les entreprises. On a vu se développer des listes communes à plusieurs syndicats, permettant de dépasser l’un ou l’autre de ces seuils. Quel en sera l’effet à moyen terme ?
Les logiques à l’œuvre
Au niveau de la branche, il faut recueillir 8 % et avoir une « implantation territoriale équilibrée ». Au niveau national, il faut aussi 8 % et être représentatif dans les branches de l’industrie, de la construction, du commerce et des services.
On voit mal comment la CFTC, mais aussi l’UNSA ou Solidaires, voire FO, pourraient être représentatifs au plan national avec de tels critères. La CGC avait commencé à négocier un accord de partenariat, mais est revenue à son autonomie lorsque la Cour de Cassation lui a donné des droits particuliers en tant que syndicat catégoriel (le calcul étant effectué dans les collèges considérés – cadres, techniciens, etc.).
Il est donc possible que la situation évolue à partir de 2013, que des rapprochements syndicaux s’opèrent pour permettre à certains de rester dans la « cour des grands ».
Mais la contradiction majeure de la loi et de sa définition de la représentativité nationale est que cette dernière se construit à partir de résultats électoraux locaux qui n’ont rien à voir avec les stratégies syndicales, l’orientation générale des organisations syndicales. Pour les salariés, le vote pour l’élection du comité d’entreprise ou des délégués du personnel n’est pas un vote pour la représentativité de tel ou tel syndicat : c’est d’abord le choix d’élus qui les représenteront, effectué en fonction des militants qui sont présents dans l’entreprise. D’où l’effort que les syndicats devront développer sur des questions locales, d’entreprise, pour avoir de bons résultats électoraux, à partir desquels se déterminera leur force nationale sur des questions sans rapport direct avec les votes en leur faveur.
Pour les salariés, ces modifications conduisent donc à masquer ou déformer les enjeux de leurs votes. Il est très possible que l’on assiste à une évolution qui verrait l’activité syndicale se centrer de plus en plus sur l’entreprise, avec dans le même temps une autonomisation encore plus forte des instances confédérales.
Les militants syndicaux combatifs, qui n’ont pas le choix, gèrent donc cette situation à leur niveau, au mieux possible, en cherchant à ce que leurs positions ne se dégradent pas. Mais les enjeux globaux de cette réforme ne sont jamais discutés !
Il s’agit en tout cas de dispositions qui, au rebours du développement d’un syndicalisme offensif, de lutte, interprofessionnel, visent à favoriser celui d’organisations dont l’activité centrale est la négociation avec le patronat et l’Etat.
1. Au niveau de certaines entreprises par des syndicats Solidaires ou Unsa, au niveau local en Corse, en Martinique, en Guadeloupe…
2. Cassation sociale du 8 juillet 2009, Société Vigimark et du 13 janvier 2010, Société SNA-PRCA.
3. Cassation sociale du 8 juillet 2009, arrêt Okaïdi.
La loi de 2008, un résumé succinct
Etre représentatif au niveau national ou de la branche professionnelle, c’est :
- pouvoir créer plus facilement une section syndicale d’entreprise (ce qui donne des moyens en heures de délégation, locaux, etc.),
- avoir la capacité de négocier des accords, des conventions collectives,
- participer aux instances de concertation, à la gestion d’organismes divers, ce qui a des conséquences majeures en termes de financement.
Etre représentatif dans l’entreprise, c’est pouvoir présenter sans difficultés des candidats aux élections de CE ou de DP, désigner un délégué syndical, négocier un accord d’entreprise
Avec cette loi la présomption de représentativité est supprimée. Pour être représentatif à chaque niveau (entreprise, branche, interprofessionnel), chaque syndicat doit respecter les critères suivants :
- le respect des valeurs républicaines,
- l’indépendance,
- la transparence financière,
- une ancienneté minimale de deux ans (à compter de la date de dépôt des statuts),
- une audience établie à partir des élections professionnelles,
- une influence prioritairement caractérisée par l’activité et l’expérience,
- des effectifs d’adhésion et des cotisations.
L’audience est le critère primordial pour la détermination de la représentativité
Dans les entreprises de plus de 11 salariés, la représentativité est mesurée au premier tour de chaque élection professionnelle des titulaires du CE, ou à défaut des DP : il faut y obtenir plus de 10 % des suffrages exprimés. La loi se met en place dès la première élection organisée après son adoption : elle s’applique donc aujourd’hui dans trois entreprises sur quatre.
Dans les entreprises de moins de 11 salariés, un scrutin régional doit être organisé – le premier se tiendra fin 2012.
Au niveau de la branche et jusqu’au niveau national et interprofessionnel (tous les 4 ans), la représentativité est mesurée par compilation de tous ces résultats : être considéré représentatif implique d’obtenir au moins 8 % des suffrages exprimés.
A l’issue de chaque cycle électoral complet de quatre ans, le ministre doit fixer par arrêté la liste des organisations syndicales reconnues représentatives par branches et au niveau national et interprofessionnel. La première désignation de ce type est prévue en août 2013.