Publié le Samedi 7 avril 2018 à 20h33.

Face à la contre-réforme en marche : Une épreuve de force décisive

Sous Chirac, Sarkozy et Hollande les attaques ont été nombreuses et leurs conséquences sérieuses, mais la bourgeoisie n’a pas atteint son objectif consistant à imposer une contre-réforme néolibérale globale, qui amène la France au niveau de ses principaux concurrents européens. C’est la tâche que Macron s’est donnée et c’est dans cette voie qu’il est en train d’avancer.

Cheminots, enseignants, fonctionnaires, jeunes, retraités, chômeurs, réfugiés… Les coups pleuvent dans toutes les directions. Après les salariés du privé avec la loi Travail 2, ce sont donc ceux du public qui sont maintenant ciblés mais aussi, bien au-delà, à travers les politiques de casse des droits sociaux et des services publics, l’immense majorité de la population.

Plusieurs commentateurs ont signalé qu’en ouvrant « en même temps » un aussi grand nombre de fronts, le gouvernement vise à créer un effet de sidération, qui paralyse ou fragmente les contestations. Peut-être. Mais il fait d’abord ce pour quoi la bourgeoisie l’a mandaté – en gros, du Fillon sans Fillon –, conscient que si cette grande transformation néolibérale n’est pas engagée au début du quinquennat, elle risque à nouveau de prendre du retard. 

D'un autre côté, la multiplication des attaques peut aussi provoquer une accumulation, une cristallisation et une explosion des colères. Les manifestations plus fortes qu’attendu des retraités, le mouvement des EHPAD qui est très soutenu dans l’opinion, les grèves dures qui continuent de toucher localement une série de secteurs constituent autant d’indices qu’un tel développement n’est pas inenvisageable. Comme le sont aussi, à un autre niveau, les difficultés imprévues que le gouvernement rencontre dans sa campagne visant à présenter les cheminots comme des « privilégiés », l’affaiblissement constant des cotes de popularité du président et de son Premier ministre, ou les défaites cinglantes subies par LREM dans des élections partielles.

La centralité des cheminots

Cette possibilité est d'autant plus présente maintenant que le gouvernement a décidé de s’attaquer frontalement aux cheminots. La méthode est connue : on commande un rapport qui présente la situation sous un angle catastrophique et les acquis des salariés comme un obstacle à une « réforme » dont la nécessité est martelée dans les médias par des « experts » unanimes. Le rapport préconise toute une série de mesures mais le gouvernement fait preuve de « modération » en n’en retenant que deux, la transformation de la SNCF en société anonyme et la fin du statut des cheminots à l’embauche. En réalité, il s’agit des deux dispositions qui sont aujourd’hui indispensables afin de continuer à avancer, en application des directives de l’Union européenne, dans le processus de libéralisation/privatisation de l’entreprise et du transport ferroviaire. Le reste pourra attendre un peu, notamment la très impopulaire fermeture projetée de 9000 kilomètres de « petites lignes », qui risquait de sceller immédiatement une alliance entre cheminots et usagers et dont on pourra, en outre, déléguer ensuite la mise en oeuvre aux régions.

Sur ces deux mesures indispensables, le gouvernement ne cédera en aucun cas – le ministre de l’Economie et des Finances, Le Maire, l’a encore répété – et pour éviter tout retard et toute complication, il procédera par ordonnances. Il reste qu’en s’attaquant ainsi aux cheminots, il  place la barre très haut. Pourquoi un tel choix, et pourquoi maintenant ?

Macron, Philippe et compagnie considèrent visiblement que pour pouvoir ensuite dérouler l’ensemble de leur politique, il leur faut d'abord infliger une défaite centrale à ce secteur de la classe ouvrière, nombreux et concentré, encore assez largement syndiqué, qui a démontré à de multiples reprises ses capacités de mobilisation et se trouve par ailleurs en situation de bloquer partiellement le pays – ce qui est devient le cas si non seulement les voyageurs mais aussi les marchandises ne sont plus acheminés. Donc faire ce que Thatcher avait fait en son temps (il y a plus de trente ans !) avec les mineurs, avant d’imposer la contre-réforme libérale à toute l’économie et toute la société britanniques. 

Parvenir à battre les cheminots serait ainsi porter un coup très dur à l’ensemble du mouvement ouvrier, dont les différents secteurs auraient alors bien plus de difficultés à se mobiliser, à leur niveau, pour leurs droits et revendications. A l’inverse, une résistance victorieuse constituerait un encouragement à résister et lutter pour les autres secteurs du salariat, modifierait les rapports de forces dans un sens favorable au mouvement ouvrier. C’est en ce sens que l’épreuve de force qui s’engage acquiert un caractère décisif. 

Les deux cartes du gouvernement

Sans grande surprise, le gouvernement escompte que deux facteurs joueront en sa faveur. En premier lieu, la division et les oppositions qu’il tente de susciter ou aviver entre salariés, plus généralement entre catégories laborieuses de la population, une politique mise en évidence par les déclarations de Macron au salon de l’agriculture : « je ne peux pas avoir d’un côté des agriculteurs qui n’ont pas de retraite, et de l’autre avoir un statut cheminot et ne pas le changer ».

Le second facteur reste la politique des directions syndicales, en tout cas d’une majorité d’entre elles à commencer par les fédérations de cheminots CGT, CFDT et UNSA (les orientations de SUD-Rail ne sont sans doute pas exemptes de défauts, mais son préavis pour une grève illimitée et son appel à des assemblées générales souveraines font une différence de taille). Cette politique s’exprime aujourd’hui à travers le très étonnant calendrier – deux journées de grèves suivies de trois journées de travail, pour la période du 3 avril au 28 juin – mis en avant par l’intersyndicale des organisations « représentatives ».

Interrogé sur RTL, le secrétaire général de la fédération CGT des cheminots, Laurent Brun, en a fourni l’explication : « ce système vient du processus des ordonnances : la loi de ratification interviendra dans trois mois, nous couvrons donc l’ensemble du processus afin de peser dessus » ; tout en signalant que « les conséquences pour les usagers seront nulles si le gouvernement recule. L’intelligence, c’est de retirer le projet. » En d’autres termes, il ne s’agit pas de construire le meilleur rapport de forces pour battre le gouvernement (et notamment pas de favoriser la construction d’une grève générale, même dans le seul secteur ferroviaire), mais d’exercer une pression dans le cadre des « concertations » qui se poursuivent, en vertu de la politique de « dialogue social » commune aux gouvernements du PS, de droite et d’En Marche… ainsi qu’aux directions syndicales.

Le gouvernement a néanmoins – mais de façon logique – fait part de son « incompréhension » face à cet appel à la grève, la ministre chargée des Transports, Elisabeth Borne, assurant que « le contenu de la loi est à rédiger ensemble » et qu’il y a « beaucoup de sujets à négocier », parmi lesquels « les dates d’ouverture à la concurrence », « les parcours de carrière » et « l’organisation de la SNCF ».

Telles sont donc les positions aujourd’hui. Non seulement la CGT et SUD-Rail, mais aussi l’UNSA ferroviaire (largement en tête chez les cadres et agents de maîtrise, qui ont autant à perdre que les autres) et la CFDT (qui a intégré en 2009 la fédération autonome des agents de conduite, et estime aujourd'hui que ses positions seraient menacées par le projet du gouvernement) continuent (comme FO Cheminots, non reconnue « représentative » malgré son alliance électorale avec la CFE-CGC) de réclamer le retrait du projet, tandis que Macron, Philippe et Le Maire campent sur leur position tout en essayant d’appâter certaines fédérations avec des miettes.

Construire maintenant le mouvement d’ensemble

Jamais la situation et les enjeux n’ont été aussi clairs : divisés nous perdrons, et nous risquerons fort d’être ensuite battus successivement, un secteur après l’autre ; unis nous pouvons gagner et faire reculer ce gouvernement, en fragilisant la suite de ses attaques et en nous retrouvant plus forts pour imposer nos revendications. La seule perspective viable est celle d’une grève reconductible qui s’étend et se généralise, dans l’objectif de mettre toute l’économie du pays à l’arrêt.

Quant à l’unité nécessaire, notamment entre les organisations syndicales, ce sera aux salariés eux-mêmes de l’imposer, en s’organisant démocratiquement, syndiqués de toutes appartenances et non syndiqués, dans des assemblées générales souveraines, des comités de mobilisation et de grève, et pourquoi pas des coordinations comme les cheminots et les infirmières, notamment, en avaient fait l’expérience réussie il y a trente ans.

Jean-Philippe Divès