Entretien. Horrifiés par la découverte d’un sondage sur l’acceptation croissante de la torture, nous avons demandé à Jean-Etienne de Linares, délégué général de l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT) de nous aider à comprendre.
Qu’est-ce que l’ACAT ?
Notre association existe depuis 1974 avec l’objectif de lutter contre la torture, en rassemblant tous les chrétiens mais aussi bien plus largement tous ceux qui ont envie de lutter contre la torture. Par extension, notre action s’est élargie à la lutte contre la peine de mort, les crimes de guerre en général, la défense du droit d’asile, les problématiques de la prison, des violences policières, essentiellement en France. Nous regroupons 7 000 adhérents et environ 40 000 sympathisants qui peu ou prou participent à nos actions, font des dons.
À l’origine de notre entretien, un sondage1 sur la torture qui fait peur...
En effet au-delà de l’horreur, de la sidération, deux remarques. Les mêmes questions avaient déjà été posé en 2000 dans un sondage d’Amnesty international, et certes, on se doutait bien qu’avec le terrorisme, l’acceptation par les Français de la torture aurait progressé, mais pas dans de telles proportions.
À la question « Pensez que l’usage de la torture puisse se justifier dans des circonstances exceptionnelles », on passe de 25 % de Oui en 2000 à 36 % en 2016, avec 54 % de gens d’accord pour torturer à l’électricité une personne soupçonnée d’avoir posé une bombe contre 34 % en 2000.
Secundo, les Français ne connaissent pas grand-chose à la torture : ils pensent que moins d’un quart de pays pratiquent la torture, alors que c’est plus de 100 pays soit plus d’un pays sur deux...
Une acceptation plus forte chez les jeunes ?
En effet, plus de 50 % des moins de trente ans se sentent concernés par cette question, contre 37 % pour les seniors, et 25 % de moins de 35 ans enclins à y recourir, contre 11 % pour les seniors. Manifestement les gens de la génération post guerre d’Algérie sont plus informés du niveau d’horreur, de l’inefficacité de la torture, qui non seulement n’a servi à rien pour « garder » l’Algérie, mais aussi qu’un système tortionnaire se retourne contre celui qui le met en œuvre.
Le clivage gauche-droite est aussi net, avec une acceptation de la torture à 73 % pour ceux qui se déclarent proches du FN et à 67 % pour ceux de « droite », contre 54 % en moyenne.
Revenons sur la notion d’efficacité de la torture.
Dans le cas du terroriste, on nous dit : « il va souffrir mais ça va permettre de sauver des dizaines de vie ». C’est une escroquerie intellectuelle. En vérité, vous ne savez pas si le détenu sait vraiment où est la bombe. On arrête des dizaines de personnes censées être sur des listes de sympathisants, dénoncées par X. Vous devez interroger des dizaines de suspects, faire des recoupements. Sous la torture, les gens parlent mais disent n’importe quoi pour que les sévices cessent. Il faut faire des recoupements, enquêter par d’autres moyens. Tout ça bat en brèche la notion d’urgence.
Et de plus nous ne sommes pas les seuls à le dire. D’anciens agents du Mossad reconnaissent qu’il n’y pas de plus mauvaise méthode pour obtenir des renseignements. Une enquête diligentée par le Sénat américain (portant spécifiquement sur l’usage de la torture par les services secrets pendant la « guerre à la terreur » menée sous George Bush) a conclu à l’inefficacité de la torture pour obtenir des informations fiables.
De plus cela se retourne contre vous en faisant des dizaines, des centaines de martyrs politiques prêts à attaquer des bus, à se faire sauter.
Plus fondamentalement, vous pervertissez vos propre valeurs. On ne peut séparer la fin et les moyens. Les moyens sont révélateurs des fins que vous visez : il est faux de croire qu’on peut viser des fins nobles avec des moyens ignobles. Vous perdez les valeurs de justice, de démocratie, opposées à celles de ceux qui posent des bombes n’importe où.
Vous parlez de moyens nationaux de prévention...
En effet, il existe des dispositifs de visites, théoriquement impromptues, dans les lieux de détention : prisons, commissariats, tous lieux où les gens peuvent être retenus contre leur volonté. Cela peut aider à limiter les dégâts. Le développement de textes législatifs qui atteste que la torture est interdite en toutes circonstances est une bonne chose et nous sert d’argument en direction des États en nous fondant sur le droit : vous avez signé des textes, respectez vos propres lois. Les ONG comme la nôtre fondent d’abord leur action sur la morale mais s’appuient sur une législation internationale.
Vous pointez une privatisation de la torture ?
Effectivement il y a quelque chose d’un peu nouveau. En droit international, la torture se définit par l’action d’infliger des souffrances intenses physiques ou psychiques, avec une intentionnalité (punir, obtenir des renseignements ), commise par des agents de l’État. Ce qui est le cas dans l’immense majorité des cas par les services de renseignement, les policiers, les gardiens de prison. Or on voit apparaître des gens qui ne sont pas des agents de l’État commettre des tortures, en lien avec le développement des armées privées sur les champs de bataille, certes en lien avec les États.
Une certaine rupture s’établit entre les règles d’engagement des armées officielles et celles des milices privées qui commettent des exactions bien plus importantes en proportion des forces engagées. Avec l’euphémisation habituelle qui fait que l’on parle de pressions physiques et non de torture, on parle de supplétifs alors que ce sont des mercenaires.
Il existe des spécificités à l’égard des migrantEs...
Le long de leurs parcours d’exil, une masse de migrants sont la proie de gens qui vont les capturer pour exiger des rançons, les torturer, parfois « en direct », au téléphone, pour faire pression sur les familles. C’est le cas pour ceux de l’est de l’Afrique (Soudan, Érythrée) qui essaient de rejoindre l’Europe par le Sinaï ou la Libye. Ils sont capturés par des bandes qui pratiquent sur une vaste échelle, exigeant des dizaines de milliers de dollars. De même au Mexique, les migrants qui veulent quitter l’Amérique latine pour les États-Unis sont capturés par divers types de mafieux, en relation avec les cartels de la drogue et très souvent avec la complicité des policiers. Il existe aussi une torture privée dans le cas de l’esclavage pour forcer les gens à travailler.
Existe-t-il une dimension féminine à la torture ?
Non pas quantitativement. Dans la torture, le viol est extrêmement fréquent, mais y compris pour les hommes. Si on considère que le viol ne commence pas seulement avec la pénétration mais avec le fait d’être dénudé, victime d’agression contre ses organes génitaux, le viol donne une dimension d’humiliation par l’agression sexuelle, constitutif de nombreux cas de torture. Le viol comme arme de guerre (en RDC notamment) vise plus spécifiquement les femmes avec des « campagnes » de viol qui vont au-delà des pratiques connues des armées conquérantes. C’est une façon d’opprimer, de dire à celles et ceux qui en sont victimes qu’ils n’existent plus. Au travers du viol des femmes, il s’agit d’une atteinte à l’avenir, à la substance même de ce qu’est un groupe humain.
Pour conclure, une note optimiste ?
Pas vraiment. L’état du monde ne va pas dans la bonne direction. Aujourd’hui, la torture n’est pas utilisée en France dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, mais il reste une complaisance vis-à-vis de régimes qui pratiquent la torture, comme le Maroc, où la nécessité de la coopération en matière de renseignement entraîne de fermer les yeux sur la pratique de la torture.
Et puis, dans le cadre de l’état d’urgence, on entend ceux qui crient « incarcérez tous ceux qui sont fichés S » au mépris du droit. La déconsidération systématique du judiciaire qui empêcherait les policiers de faire leur travail, avec Valls qui ose déclarer que « comprendre c’est déjà excuser ». Le sondage évoqué montre une acceptation de l’opinion publique et, avec ces discours officiels, des digues qui menacent de céder.
Propos recueillis par Robert Pelletier
- 1. Pour retrouver l’intégralité des résultats du sondage : www.acat.fr