Publié le Samedi 28 janvier 2012 à 19h10.

Vivre, penser et aller mieux sans Freud ?

Scandaleuse pour les conservateurs et les puritains de la vieille Europe qui la vit naître, « science juive » pour les nazis, « science bourgeoise » pour les staliniens, mise à l’index par le Vatican, la psychanalyse a été au sommet de son influence en Occident dans les années 1950/1960. A partir des années 1970, outre les critiques réactionnaires souvent masquées derrière une vulgate poppérienne, la psychanalyse et plus encore les psychanalystes ont été sérieusement bousculés par les critiques féministes du patriarcat, tandis que le mouvement homosexuel ruinait la classification de l’homosexualité comme trouble mental. Par ailleurs, des penseurs radicaux (notamment Deleuze et Guattari en France) ont sévèrement critiqué certains fondements de la psychanalyse et épinglé les pratiques (sociales et cliniques) de nombre de ses représentants.

Que la psychanalyse ait perdu de sa superbe et soit soumise à un examen critique nul ne regrettera, cependant depuis quelques années, de Livre noir 1/ en Crépuscule d’une idole 2/, il ne s’agit plus de critiques ouvrant à un « bilan et perspectives », mais de dénoncer une imposture intellectuelle, une pratique criminelle dont on dénombre des milliers de victimes. L’écho médiatique que rencontrent ceux qui annoncent la mort de Freud n’est pas sans rappeler celui qui accueillait la proclamation hâtive (il n’y a pas si longtemps) de la mort de Marx.

En ouvrant ce débat dans les colonnes de ContreTemps par un entretien avec le psychanalyste Roland Gori, nous avons voulu donner la parole - à travers lui - à toutes celles et ceux qui, aujourd’hui, s’inspirent de la psychanalyse dans leurs pratiques professionnelles et sociales pour résister à la normalisation néolibérale en marche sous couvert d’efficacité. Comme le soulignait Jacques Derrida on peut « penser avec et contre Freud, mais pas sans Freud ».

M.D.

Notes

1 Publié en 2005, sous la direction de Catherine Meyer, Le Livre noir de la psychanalyse : Vivre, penser et aller mieux sans Freud, réunit les contributions d’une quarantaine d’auteurs de diverses disciplines.

2 En 2010, Michel Onfray a publié Le Crépuscule d’une idole sous-titré L’affabulation freudienne. Il a également publié la même année, en réponse à ses contradicteurs, Apostille au Crépuscule. Pour une psychanalyse non freudienne.

« La psychanalyse résiste à la nouvelle culture du capitalisme financier ». Entretien avec Roland Gori

Roland Gori est professeur de psychopathologie, psychanalyste (membre d'Espace analytique). Outre son dernier ouvrage, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? (Denoël, 2010), il a notamment publié avec Marie-José Del Volgo La Santé totalitaire. Essai sur la médicalisation de l'existence (Denoël, 2005 ; Flammarion-Poche, 2009) et Éxilés de l'intime. La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique (Denoël, 2008).

ContreTemps : Votre livre De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? Démocratie et subjectivité prolonge le travail critique mené avec Marie-José Del Volgo sur l'évolution des soins – notamment des soins psychiques – dans la société néolibérale. Vous êtes également l'un des initiateurs de l'Appel des appels 1/ qui a réuni plus de 80 000 signatures professionnels du soin, du travail social, de l'éducation, de la justice, de l'information et de la culture appelant à résister à la soumission aux lois « naturelles » du marché et au discours sécuritaire. Quelles sont les grandes lignes de votre analyse et de votre engagement ?

Roland Gori : Je dirai que mon dernier livre poursuit deux séries de travaux et d'actions.

Mes travaux de recherche sur la construction des savoirs et des pratiques en psychiatrie, en psychologie et subsidiairement en médecine eu égard aux conditions sociales qui les conditionnent. À la suite des travaux de Georges Canguilhem et de Michel Foucault, je développe la thèse selon laquelle il n'y a pas d'Immaculée Conception des savoirs et des pratiques, qu'ils naissent de la niche écologique d'une culture qu'ils participent en retour à recoder.

Ce qui ne veut pas dire bien évidemment que tout savoir ou que toute pratique se réduisent à des constructions sociales, mais simplement qu'on ne peut impunément, politiquement parlant, ignorer les conditions sociales et culturelles qui favorisent l'émergence, boostent le développement ou inhibent la progression et la diffusion de certains résultats de recherches.

À des degrés différents, tous les savoirs et toutes les pratiques sont affectés par les conditions sociales et culturelles au sein desquelles ils se développent. Par exemple, l'historien de la médecine Henry Sigerist a montré que la découverte de la physiologie de la circulation par Harvey s'avère inséparable de l'histoire intellectuelle de l'Europe au début du XVIIe siècle. C'est la profonde transformation dans la façon de considérer le monde, qui trouve son premier écho dans les arts plastiques avec l'épanouissement du baroque, qui donne à la science médicale ce point de vue perspectiviste ouvert à l'illimité et à l'infini permettant de passer du modèle anatomique à l'idéal physiologique.

Sigerist écrit : « L'homme du baroque ne s'intéresse pas à ce qui est, mais à ce qui va être. Le baroque est infiniment plus qu'un style dans l'art ; il est l'expression d'une forme de pensée qui règne à cette époque dans tous les domaines de l'esprit : la littérature, la musique, la mode, l'État, la façon de vivre, les sciences. […] » Il précise : « La physiologie, l'idée fonctionnelle en médecine, est née de l'esprit baroque » 2/.

Ou encore, comme je le rappelle dans mon livre, les travaux de Jean-Pierre Vernant montrent que la pensée rationnelle dans la Grèce classique est inséparable des pratiques sociales de la Cité qui participent à fonder la démocratie. C'est-à-dire que la Raison en Grèce a été sociale et politique avant d'être scientifique ou technique.

Autrement dit encore, les formes du savoir sont inséparables des formes du Pouvoir, des logiques de domination matérielle et symbolique.

Alors, bien sûr, il ne s'agit pas pour autant de dire que les lois de la circulation sanguine ou celles de la géométrie grecque ne sont rien d'autres que des produits sociaux, ou que le rationalisme scientifique de l'Occident n'est rien d'autre qu'une métastase du capitalisme. Ce serait absurde ! Mais on ne saurait comprendre l'histoire des sciences et de leurs découvertes sans devoir les replacer dans le cadre des savoirs qui les ont rendues possibles, et, eux, ces savoirs, sont dans un rapport étroit avec l'air du temps, l'état des opinions, le folklore culturel et le style politique des pratiques sociales.

C'est-à-dire qu'il y a des porosités entre savoir, science et société. Et plus la science et ses pratiques ont du mal à s'extraire des savoirs qui les soutiennent, plus ses découvertes et leur diffusion s'avèrent inséparables des idéologies et des logiques sociales. Si jamais autant qu'en Occident les sciences ne se sont développées dans une logique instrumentale, en vue de rationaliser le comportement des individus, l'usage de leurs corps et de leur temps pour un calcul toujours plus optimal de profit, cela n'enlève en rien la validité des découvertes scientifiques. Mais cela nous permet de comprendre quelles sont les formes de rationalité qui ont pu être privilégiées par les formes de pouvoir, et comment les pratiques sociales, les espaces privés et publics ont pu être affectés par cette organisation rationnelle. Max Weber avait montré que jamais autant qu'en Occident on n'avait rationalisé par la technique, la science ou le droit et l'économie les conduites de vie pratique des humains.

À partir de ce moment, on voit bien comment les sciences et les techniques vont fournir au politique la raison qui autorise et légitime ses abus de pouvoir dans la normalisation et le contrôle des individus et des populations. D'où la tentation d'imposer à toutes les formes de connaissance et de pratiques sociales une structure de rationalité extrême, formalisée, quantifiée et technique, même dans les sphères de la vie culturelle, sociale et psychologique, apparemment les plus éloignées de ce style de rationalité. Telle est par exemple aujourd'hui la logique de l'évaluation, celle de la culture du résultat ou de la tarification à l'activité dans les domaines comme le soin, l'éducation ou la justice. L'évaluation devient un moyen de donner des ordres sans en avoir l'air, au nom de la raison prétendument objective, peu importe la légitimité et la validité de la méthodologie. L'idée étant toujours d'administrer scientifiquement et techniquement l'humain au nom d'une « objectivité d'eunuque » 3/, qui ne prendrait pas parti, mais qui dans tous les cas escamoterait le caractère éthique et politique des décisions.

Il y a des domaines extrêmement sensibles, comme la sociologie, la psychologie ou la psychiatrie, au sein desquels les pressions normatives pour penser selon cette forme de rationalité, d'objectivité formelle et quantitative, se justifient moins par des évènements scientifiques que par les affinités électives que telle ou telle théorie ou pratique entretient avec les valeurs d'une société donnée à une époque donnée. Tel est à mon avis le cas de la psychopathologie qui se révèle comme un « fait de civilisation », pour reprendre l'expression de Foucault. On n'est pas, dans ce domaine, soumis à la même rigueur d'exactitude que lorsqu'on pose la formule de la chute des corps.

Quand en 1980, on retire l'homosexualité de la liste des troubles du comportement sexuel, on guérit du même coup des millions de malades. Quand, entre 1982 et 1994, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) 4/ passe d'une centaine de cas recensés à près de 400, on inclut quatre fois plus d'anomalies du comportement dans le champ du pathologique. L'anomalie c'est un écart statistique, une bizarrerie, une singularité, que rien ne permet de transformer en pathologie, si ce n'est la pression normative de nos sociétés de contrôle (Deleuze) et le quadrillage sécuritaire qu'elles requièrent. Du coup, ce sont les savoirs et les pratiques des psy qui vont se transformer, moins en raison des découvertes scientifiques qu'eu égard aux mutations sociales et culturelles de l'époque. C'est ainsi que les psychologues et les psychiatres vont toujours plus se transformer en instruments d'un pouvoir politique qui transforme l'homme en instrument.

L'essence technique de notre civilisation exige une psychopathologie technique avec des psychologues et des psychiatres techniciens du comportement. Et là, compte tenu de l'extension sociale de la norme dans nos sociétés de contrôle, la médecine et la psychiatrie deviennent des figures de proue des dispositifs de capture du vivant pour le contrôler, le normaliser et le conformer aux exigences des économies matérielles et symboliques du capitalisme financier. Cela d'autant plus que leurs recherches et leurs pratiques sont d'autant moins scientifiques et qu'elles s'offrent comme produits du savoir, en libre-service, où les politiques viennent faire leur marché pour justifier et légitimer leurs décisions. Non sans offrir aux industries de la santé l'occasion d'accroître leurs profits et de participer à la construction des diagnostics et des traitements. L'exemple des experts qui ayant contribué à la fabrique du DSM3 étaient liés aux intérêts des laboratoires pharmaceutiques a été largement souligné, notamment en 2006 par un article du Washington Post.

CT : Pouvez-vous résumer vos recherches antérieures ?

R. G. : Avec Marie-José Del Volgo, médecin hospitalier, nous sommes parvenus à trois propositions.

D'abord que la médecine, la psychiatrie et la psychologie ne sont pas seulement des rationalités scientifiques ou des pratiques professionnelles, mais constituent aussi des pratiques sociales qui participent au gouvernement des conduites. Cette médicalisation de l'existence montre que la médecine, la psychiatrie et la psychologie participent au nom de la santé publique transformée en véritable salut religieux à nous dire comment il faut nous comporter dans tous les aspects de notre vie quotidienne pour bien nous porter. L'évolution récente de la médecine vers la prise en charge, non plus seulement de la maladie dans un colloque singulier médecin-malade à des fins curatives, mais encore de la santé des populations et de leur bien être à partir d'une logique épidémiologique révèle toute son importance. Ces déplacements que la médecine accomplit de la maladie vers la santé, de la pathologie des individus vers les facteurs de risque des populations, du curatif vers l'adaptatif, définissent de nouvelles figures de la santé publique. Le sujet singulier n'est plus alors qu'un segment de population, un exemplaire de l'espèce, « espèce à risque » susceptible de devoir développer des maladies ou des troubles. Cette transformation est essentielle en psychiatrie où la médicalisation des déviances sociales permet la mise en place de dispositifs de surveillances des « classes dangereuses » (les rapports Benisti et Bockel 5/ par exemple).

Ensuite, les diagnostics et les traitements psychiatriques s'avèrent un enjeu essentiel de la normalisation des conduites et de la naturalisation des normes sociales. C'est à la psychiatrie – rebaptisée santé mentale – que l'on confie la tâche de construire des normes et de définir des déviances sociales. Dans sa participation au pouvoir de contrôle social des individus et dans ses fonctions d'assujettissement institutionnel, les objets du savoir et les pratiques psychiatriques ont une histoire, ils constituent véritablement un fait de civilisation. Aujourd'hui, la nouvelle santé mentale transforme la psychiatrie et la psychologie en dispositifs d'expertise généralisée des comportements. Le dernier rapport sur « la santé mentale » de novembre 2009 en incluant « la santé mentale positive » dans le champ des pratiques psy accomplit un pas supplémentaire dans la médicalisation de l'existence. Bien évidemment davantage les contre-conduites que sont les souffrances psychiques et sociales apparaissent comme le produit de dérèglements neuro-génétiques, davantage la société se trouve disculpée de la part qui est la sienne dans la fabrique des symptômes (vont dans ce sens, les expertises de l'INSERM 6/ dans le champ de la santé mentale qui ont donné lieu à des protestations telle celle de « Pas de 0 de conduite pour les enfants de moins de trois ans » 7/).

Enfin, dès lors que l'on veut bien admettre que les diagnostics et les traitements psychopathologiques émergent de la « niche écologique » d'une culture d'une société donnée à une époque donnée, il convient de se demander où nous en sommes depuis trente ans. Quelles mutations anthropologiques des normes, des contre-conduites et de leurs prises en charge se déduisent de l'avènement du DSM III (1980), de son règne et de son impérialisme ? Aujourd'hui, les notions de risque et de dangerosité viennent remplacer les concepts traditionnels d'angoisse, de souffrance psychique, de psychose et de névrose.

Il s'agit de toujours davantage analyser l'individu et son environnement comme une somme de différents facteurs biopsychosociaux constitutifs d'un patrimoine, d'un fonds neurodéveloppemental mis sur le marché de l'environnement. Le sujet conçu comme un « entrepreneur de lui-même » se trouve convoqué à devoir rentabiliser au mieux ses performances et ses comportements à l'image des entreprises et des services du capitalisme financier. Parallèlement à cette mutation des savoirs en psychopathologie, fabriquant un homme neuroéconomique déterminé par ses gènes et son cerveau, mais éduqué par des techniques économiques, comme celles de coaching, les pratiques et la formation des psy se modifient pour toujours davantage se transformer en dispositifs de surveillance, de sécurité, de contrôle et de normalisation.

CT : Quel est le prolongement de ces trois propositions ?

R. G. : La deuxième source de mon dernier ouvrage provient des débats et analyses qui ont suivi l'Appel des appels, appel que nous avons lancé avec Stefan Chedri en décembre 2008, et qui permettent de comprendre et d'analyser le chagrin et la colère des professionnels du soin, du travail social, de l'éducation, de la recherche, de la justice, de l'information et de la culture. Pour les professionnels de l'Appel des appels, véritables artisans de métiers qui prennent soin de « l'humanité dans l'homme » et participent à la construction de l'espace public, les réformes gouvernementales actuelles mais qui ne datent pas du dernier gouvernement puisqu'elles ont émergé depuis au moins vingt ans, tentent de transformer l'État en entreprise, les missions de services publics en prestations commerciales et les praticiens en agents du contrôle social des individus et des populations, gentils accompagnateurs de la nouvelle culture du capitalisme financier promouvant l'idéologie d'un « homme économique ». Pour ces professionnels il s'agit de faire objection de conscience, de reconquérir l'espace démocratique de la parole et des responsabilités à partir du cœur de leurs métiers.

Tout au long des deux années qui ont suivi la naissance de ce mouvement, nous avons pu montrer que les multiples pétitions et appels qui fleurissent aujourd'hui proviennent d'un nouveau « Malaise dans la civilisation ». Dans tous les secteurs de la vie sociale, économique, culturelle et politique, on retrouve à l'œuvre les mêmes dispositifs de soumission sociale librement consentie, de servitude volontaire, qui au nom de l'évaluation exhortent les individus à se penser et à se fabriquer selon une logique du marché, une logique d'humiliation autant matérielle que symbolique. Dans cette financiarisation de l'humain et de ses activités, les dispositifs de fabrique des sujets singuliers autant que collectifs se sont trouvés contraints à se réformer pour mieux se conformer. Cette financiarisation de l'humain et de ses activités a produit une crise de civilisation, crise due à la colonisation tout autant des conditions sociales du vivre ensemble que de la culture du sujet par une nouvelle religion, celle des marchés financiers, de leur substance éthique autant que politique : la nature et l'humain sont des capitaux à arraisonner et à exploiter comme fonds énergétique, plus ou moins abstrait et dématérialisé, d'une civilisation purement technique, instrumentale et comptable.

L'insurrection des consciences de ces professionnels a mis en évidence que l'on ne vit pas dans la même société selon la conception que l'on a du soin, de l'éducation, de la justice, de la recherche, de l'information et de la culture. Chacune des conceptions que l'on peut avoir de ces métiers révèle la substance éthique et philosophique de la société qui la produit, de ses valeurs, de son horizon philosophique et des principes qui fondent ses manières de gouverner. La prétention contemporaine à gouverner en gestionnaires objectifs et pragmatiques se révèle comme une idéologie qui invite à traiter les hommes comme les choses.

Mon dernier livre, De quoi la psychanalyse est-elle le nom ?, poursuit ce chemin de recherche en essayant de montrer les conséquences psychiques et sociales de la folie contemporaine qui prétend au gouvernement politique des hommes par des expertises techniques et objectives. Au cynisme d'une société de la norme administrée par des cabinets d'audit et de gestion, véritables menaces pour la démocratie, catastrophe écologique éliminant la pensée, j'oppose une conception du politique au sein de laquelle la culture occuperait une place essentielle. L'art est peut-être inutile, mais c'est en quoi il est essentiel pour pouvoir penser le monde, soi-même et l'autre. Jaurès remarquait qu'au sein de la culture grecque qui a vu naître la démocratie, l'art était partout. Il n'y a pas de liberté là où manque l'imagination.

CT : L'un des points d'appui de votre analyse critique est la psychanalyse dont vous dites « qu'elle résiste aux nouvelles idéologies de la résignation en reconnaissant à l'humain sa dimension tragique, conflictuelle, singulière autant qu'imprévisible. » En quoi la psychanalyse peut-elle être un antidote, non seulement sur le plan théorique mais aussi dans la pratique ?

R. G. : Je crois que si nous voulons comprendre en quoi la psychanalyse pourrait constituer un antidote de cette nouvelle civilisation d'essence technique qui financiarise l'humain et ses activités, il nous faut revenir aux conditions sociales et culturelles qui ont vu émerger ce savoir et ses pratiques. Lorsque Freud découvre la psychanalyse à la fin du XIXe siècle, nous sommes dans une civilisation qui constitue un peu le prototype de la nôtre, civilisation économique et en voie d'industrialisation rapide, elle entretient des affinités électives avec les sciences et les techniques qui promettent Ordre, Progrès et Raison.

On se souvient d'Ernest Renan faisant l'éloge d'une « religion de la science » qui nous délivrerait du politique. Cette civilisation capitaliste, qui fait l'éloge d'une industrialisation et d'une urbanisation normées par l'Ordre, le Progrès et la Raison des sciences et des techniques, trouve dans les valeurs positivistes et scientistes une légitimité susceptible d'autoriser ses abus de pouvoir. En particulier déjà à propos de la « sécurité des populations » la société demandait par exemple à la psychiatrie « comment le criminel ressemblait à son crime avant même de l'avoir commis », comme disait Foucault.

Et c'est au sein de cette civilisation technique et instrumentale que Freud, bien malgré lui et à son corps défendant, découvre la psychanalyse, c'est-à-dire un savoir qui renoue avec le mythe et la tragédie antique. Et dans cette société fonctionnelle, instrumentale, c'est justement un type particulier de patientes qui amènent Freud à sa découverte : les hystériques. Qu'est-ce qu'elles montrent les hystériques ? Que justement on peut détourner la fonctionnalité d'un organe du corps pour faire entendre un message, on peut mettre en panne la mécanique corporelle, résister à sa fonctionnalité, à sa laborieuse industrie biologique pour faire entendre quelque chose qui n'a pas été entendu, une vérité de l'histoire. Et ce sont ces patientes, résistantes d'une certaine façon aux valeurs de leur époque et de leur entourage, qui conduisent Freud à découvrir une méthode qui permet de reconnaître à la parole, à la mémoire et à l'amour, leurs valeurs essentielles.

Je crois qu'aujourd'hui quelque chose d'analogue est en train de se passer et que, théoriquement comme pratiquement, la psychanalyse résiste à cette nouvelle culture du capitalisme financier qui fait de l'humain un instrument comme un autre, un produit financier comme un autre, prévisible et programmable comme n'importe quelle source d'information, transformable et jetable comme n'importe quel produit, convertissable comme n'importe quelle monnaie, un sujet sans histoire, sans mémoire, sans désir.

Je crois que le savoir tragique de la psychanalyse promouvant un sujet divisé avec lui-même, en conflit avec les autres, contradictoire dans ses vœux, ambivalent dans ses investissements, qui ne cesse de se rappeler sans se souvenir, répétant les mêmes scénarios de vie dont pourtant il se plaint, ce sujet-là ne cesse de faire objection à une culture de l'information, de l'instant et du profit. Ce sujet-là, que la psychanalyse découvre autant qu'elle le fabrique, je le verrais bien volontiers dans la figure de fiction de Bartleby, ce scribe de Wall Street, inventé par Melville 8/, qui face à toutes les demandes sociales rétorque: « I would prefer not to », « je préférerais ne pas ».

Du point de vue pratique, la méthode de la psychanalyse s'oppose point par point aux valeurs dominantes de notre civilisation et aux rapports qu'elle entretient avec la parole, le sens, le temps, la mémoire, l'amour et le désir. À la religion du chiffre de notre civilisation, la psychanalyse oppose l'éloge de la parole au sein de laquelle « les mots qui vont surgir savent de nous ce que nous ignorons d'eux » (René Char). À une culture de la maîtrise de soi et de l'emprise sur les autres de notre civilisation, la psychanalyse oppose que nous ne sommes jamais aussi vrais que lorsque nous nous laissons aller à notre vulnérabilité et que nous sommes endeuillés des êtres que nous avons perdus. À un individu auto-suffisant qui réclame ses droits à la satisfaction consommatoire immédiate, la psychanalyse oppose un sujet divisé avec lui-même et avec les autres qui court après sa parole et se montre capable comme l'anorexique de refuser la nourriture pour éprouver son appétit. À une civilisation qui valorise le déterminisme neurogénétique des troubles du comportement appréhendés comme des dysfonctionnements et des déficits, la psychanalyse oppose une promotion du symptôme névrotique que le sujet fabrique pour se rappeler sans se souvenir, l'emblème d'une histoire d'amour blessé gardée en réserve dans sa mémoire. Non pas un déficit incongru, mais une création douloureuse et insatisfaisante, une forme d'auto-thérapie quand même. À une culture de l'instant et du cynisme, la psychanalyse oppose la responsabilité d'un sujet historique, capable de détourner la fonction de ses organes, de saborder ses performances et mettre en faillite ses avoirs pour faire reconnaître à autrui une part de son être.

Concrètement, cela veut dire qu'il y a des sujets qui aujourd'hui viennent en analyse pour se donner un temps et un espace où pouvoir éprouver et penser leurs réalités corporelles et psychiques, mises à mal par les exigences sociales de leur environnement, pour pouvoir se les approprier. Concrètement, cela veut dire que ce que fait un sujet a du sens et une histoire jusque et y compris dans les symptômes dont il se plaint, qu'un sujet ne se réduit pas à être l'agent calculateur des théories de l'action rationnelle. Ce qui veut dire qu'à la France qui se lève tôt et qui n'a pas le temps d'analyser ses rêves, la psychanalyse oppose un sujet qui sait qu'il ne peut atteindre le réel que par l'idéal et l'imaginaire comme le disait jadis Jaurès. Ce qui veut dire concrètement que la psychanalyse peut permettre à un sujet de déconstruire les logiques d'aliénation et de chosification auxquelles il adhère et de s'en émanciper autant qu'il lui est permis. La situation psychanalytique se révèle par excellence le laboratoire expérimental des aliénations auxquelles un sujet se soumet et dont il lui faut apprendre le courage de s'en émanciper, pour autant que son psychanalyste ne l'en empêche pas en l'invitant à de nouvelles formes de servitude.

CT : On assiste depuis quelques années à une multiplication des dénonciations de la psychanalyse, qualifiée d'imposture voire d'entreprise criminelle à laquelle est même consacré un Livre noir. Le succès éditorial du pamphlet de Michel Onfray témoigne d'une influence grandissante de ce rejet de la psychanalyse. Comment analyser ce phénomène ?

R. G. : J'ai essayé de montrer que si aujourd'hui la psychanalyse était haïe après avoir été adulée, c'est essentiellement pour des raisons idéologiques eu égard aux affinités ou au désamour qu'elle entretient avec les valeurs d'une société donnée à une époque donnée. Je veux dire par là qu'elle est beaucoup moins appréciée par rapport à ses résultats thérapeutiques réels ou à sa validité scientifique que par rapport à sa contribution ou à son incompatibilité avec le mode de gouvernementalité des conduites qu'un pouvoir politique peut privilégier à un moment donné. Ce qui ne disculpe en rien la part des psychanalystes dans le malheur ou le bonheur qui leur arrivent, le succès ou l'échec qu'ils rencontrent dans l'opinion. Il y a eu une époque où l'idéologisation de la psychanalyse convenait parfaitement pour satisfaire la demande sociale du pouvoir pour fabriquer ce que la sociologue Eva Illouz appelle « les sentiments du capitalisme ». Les psy en général vivaient d'un fonds compassionnel en offrant un niveau minimal d'écoute sociale suffisant pour absorber les souffrances psychiques et collectives. Sans doute en ont-ils abusé et un des malheurs de la psychanalyse provient-il des psychanalystes eux-mêmes.

Mais ce n'est pas ce qui justifie aujourd'hui le succès médiatique de livres aussi médiocres et peu rigoureux que celui de Michel Onfray ou du Livre noir. On y retrouve les mêmes antiennes qui courent depuis la naissance de la psychanalyse dans les propos de ses détracteurs : manque de scientificité de la méthode, paradoxalement inefficacité de ses résultats et danger de ses effets, généralisation des problèmes personnels de Freud à l'humanité entière, propositions théoriques sécrétées par l'idéologie bourgeoise, viennoise, du XIXe siècle, quand ce n'est pas par la culture juive de son fondateur ou son appât du gain et sa concupiscence sexuelle, etc.

J'ai avec d'autres eu l'occasion de dire à quel point ce qui me scandalise dans le succès médiatique de ces critiques de Freud et de la psychanalyse, c'est qu'il paraît beaucoup moins imputable à la pertinence ou à l'originalité des arguments qu'à la demande sociale et culturelle qui le fabrique de pied en cap : en finir avec un savoir tragique pour étendre toujours plus le règne de l'individu instrumental.

Passons sur les biais méthodologiques, l'indigence conceptuelle et les conflits d'intérêt qui ont conduit les responsables d'une expertise collective de l'Inserm à faire appliquer le procédé de l'Evidence Based Medicine (EBM) 9/ et la technique de la Méta-analyse 10/ en 2004 pour comparer l'efficacité des différentes formes de psychothérapie, conduisant à cette prodigieuse tautologie : les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) 11/, sont solubles dans les publications scientifiques qui en font l'apologie via leur compatibilité formelle avec les DSM III et IV ! L'EBM et les DSM reposent sur la même conception statistique du diagnostic et du soin : le cas clinique singulier n'existe pas, il est réduit à un segment de population homogénéisé, caractérisé par sa place sur la courbe statistique. De même, les TCC et les DSM reposent sur la même conception de la santé mentale : les souffrances psychiques et sociales sont réduites à des troubles du comportement dont l'origine est supposée neuro-cognitive, déficit de fonctionnement plus ou moins imputable à des vulnérabilités génétiques. Sans devoir entrer dans les détails, ces dispositifs de diagnostic et de soin sont majoritairement anglo-américains et ont un monopole sur les revues dites internationales qui constituent la base des expertises dites collectives et scientifiques.

À partir de ce moment-là, l'EBM, les DSM III et IV et les TCC entretiennent, de par les critères formels sur lesquels ils reposent, « un air de famille » qui conduit à leurs renforcements réciproques. Chacun d'entre eux produisant sur les autres une « prime d'influence » dans les champs de savoir et de pratique. C'est davantage une « alliance objective » reposant sur l'idéologie d'un individu comportemental, instrumental, « exemplaire d'une espèce » ou d'une population, qu'une validité épistémologique, qui les rapproche suffisamment pour accroître leur pouvoir et leur utilité sociale.

Venons-en brièvement pour conclure aux affabulations de Michel Onfray, affabulations qui l'ont conduit à être l'invité du Journal télévisé de 20 h, à faire la une de plusieurs hebdomadaires et à déverser sa haine et sa rancœur sur toutes les radios, y compris France Culture pour un ouvrage à sensations, gras d'émotions collectives, sentant le foutre, le fric, l'inceste et le sang, et surtout sans rigueur. Je ne reprendrai pas ici en détails l'analyse que j'ai pu en faire dans mon ouvrage ou les critiques d'Elisabeth Roudinesco 12/. Je dirai en un mot comme en cent que le succès d'Onfray provient d'une part de son talent inégalé à transformer la « pensée pensante » de Freud, autant que celle de Kant ou de Nietzsche, en fast food pour consommation de masse, et d'autre part de profiter de cette attente sociale et culturelle à l'endroit des « faits divers » de notre société du spectacle et de la marchandise. Notre philosophe médiatique renouant avec ce journalisme à sensations dont se nourrissent le populisme, le voyeurisme et l'exhibitionnisme les plus abjects, se taille le succès de ceux qui exploitent tous les effets des spectacles permettant de dépolitiser la vie et de réduire la vie du monde « à l'anecdote et au ragot » selon l'analyse de Pierre Bourdieu à propos de la télévision.

Le livre de Michel Onfray, pour discutable qu'il puisse être sur un plan intellectuel, profite de la récession idéologique de la psychanalyse et bénéficie des « effets d'intrusion », comme disait Pierre Bourdieu, dans le champ culturel de la logique de marché du pouvoir médiatique et des stratégies éditoriales. Version populiste des attaques du Livre noir à l'adresse de la psychanalyse, il est une des pièces du dispositif social qui tend aujourd'hui à dévaloriser un savoir et une pratique qui ne sont plus en phase avec les formes de Pouvoir.

Propos recueillis par Milan Delanada, psychologue, membre de la Société Louise Michel. Pour s'abonner à la revue Contre temps :http://www.contretemps.eu/node/56

Notes :

1 L'Appel des appels, lancé en décembre 2008, s'est constitué en association. Elle organise des initiatives nationales et locales (à travers ses comités locaux) de résistance à la normalisation des conduites et des métiers. Elle produit également des analyses critiques des réformes en cours dans la santé, l'éducation, la justice et la culture. Les principaux documents de l'Appel des appels sont consultables sur le site : www.appeldesappels.org.

2 Henry E. Sigerist, 1932, Introduction à la médecine, Paris, Payot, 1932, p. 41.

3 Pour reprendre l'expression de l'historien polonais Johan Droysen.

4 DSM : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders est le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de référence publié par l'association Américaine de psychiatrie(A.P.A.). Depuis sa première édition en 1952, le DSM a été révisé plusieurs fois, à chaque révision correspond un numéro : DSM I, 1952. DSM II, 1968. DSM III, 1980-87. DSM IV, 1994, 2000. La parution du DSM V est prévue en 2013. Dans le champ de la santé mentale, ce manuel est la référence dominante à l'échelle mondiale. La Classification internationale des maladies (CIM) de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) est largement inspirée du DSM pour les troubles mentaux et du comportement.

5 Rapport sur la prévention de la délinquance, rédigé en 2004 par la « commission prévention du groupe d'études parlementaire sur la sécurité intérieure » présidée par le député UMP Jacques-Alain Bénisti. Rapport sur la prévention de la Délinquance des Jeunes présenté en 2010 par Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État à la Justice.

6 INSERM :Institut national de la santé et la recherche médicale.

7 À la suite d'une expertise de l'INSERM coïncidant avec un plan gouvernemental de prévention de la délinquance prônant une détection très précoce des « troubles comportementaux » chez l'enfant, censés annoncer un parcours vers la délinquance, le collectif « Pas de 0 de conduite » a lancé en 2006 une pétition qui a recueilli plus de 200 000 signatures et contraint « provisoirement » le gouvernement à reculer. Les documents du collectif sont consultables sur le site : www.pasde0deconduite.org

8 Herman Melville. Bartleby, une histoire de Wall Street, trad. Jérôme Vidal, Éditions Amsterdam, 2007.

9 Evidence-Based Medicine (EBM) : Médecine fondée sur les faits (statistiquement avérés) ou des preuves (objectivables) écartant toute interprétation (subjective) du symptôme.

10 La méta-analyse désigne le regroupement de plusieurs études de nature statistique et de taille relativement modeste ayant pour but d'augmenter le nombre des malades inclus. À partir des méta-analyses il est possible de tirer des conclusions générales.

11 Les thérapies cognitivo-comportementales (TCC) sont des thérapies brèves centrées sur la disparition du symptôme par des conseils et des protocoles standardisés en accordant une importance secondaire à la causalité psychique dans le traitement.

12 Elisabeth Roudinesco, Mais pourquoi tant de haine ? Paris, Seuil, 2010.