Publié le Mardi 2 février 2016 à 14h52.

Anticapitalistes, de Florence Joshua : Une sociologie historique de l’engagement de 1968 à 2009

«Chaque époque possède une possibilité nouvelle, mais non transmissible par héritage, qui lui est propre » (Walter Benjamin).

Pourquoi est-il utile aujourd’hui de revisiter l’histoire d’un courant politique, celui de la JCR de 1968, devenue Ligue communiste, puis Ligue communiste révolutionnaire avant sa dissolution pour créer le NPA en 2009 ?

La conclusion du livre éclaire l’intérêt de ce travail assez rare, qui donne des éléments pour comprendre les logiques et les dynamiques de l’engagement militant : « les échecs des ‘‘socialismes réellement existants’’ ont remis en cause jusqu’à l’idée même de la possibilité d’une alternative politique au capitalisme. La gauche de changement social se trouve aujourd’hui dans une situation de crise historique, non pas par manque de propositions mais parce qu’elle est orpheline d’un ‘‘paysage de désir’’, souhaitable et envisageable par le plus grand nombre. Le socialisme du XXI° siècle apparait aujourd’hui comme une hypothèse.

« Son paysage aux contours incertains a du mal à rassembler ceux qui défendent un retour au modèle originel et ceux qui cherchent à inscrire son projet dans de nouvelles formes et à lui trouver un nouveau langage. Mais l’aspiration au changement social et à la volonté de rupture avec le système capitaliste perdurent, et donneront sans doute naissance à de nouvelles fomes d’engagement politique. Car l’histoire n’a jamais dit son dernier mot. »

Alors que le mouvement ouvrier issu du dernier siècle continue à se déliter en soubresauts interminables, que le besoin d’une nouvelle représentation politique pour les exploité-e-s et les opprimé-e-s est de jour en jour plus urgent et nécessaire, le travail de  Florence Joshua nous donne bon nombre d’éléments pour appréhender les évolutions des processus de l’engagement militant comme  produit de l’interaction permanente entre le contexte politique et social et les individus. Si le parti a une trajectoire propre, faite de ses positionnements et actes politiques, « il est aussi une production collective puisqu’il est composé des milliers de trajectoires individuelles de ses militants qui évoluent selon leurs propres rythmes et dont les réorientations influent en retour le collectif. »

 

Empilement et ruptures

Quarante années de bouleversements sociaux majeurs confrontés à l’investissement de milliers de militantes et de militants, avec des dynamiques particulières conjoncturelles, locales, sectorielles, voire individuelles, offrent une telle multiplicité de situations qu’on peut toujours penser qu’il manque tel ou tel aspect. C’est inévitable, mais cela ne retire rien à l’intérêt de ce livre.

Mené entre  2003 et 2007, à partir des données des cartes d’adhérents des années 2003 et 2005, de deux questionnaires, un premier remis aux délégués du congrès national de 2003,  et un autre remis aux militants présents aux congrès locaux pour le congrès national de 2006, puis de plusieurs dizaines d’entretiens, le travail de l’auteure aborde de manière tout à fait intéressante des questions importantes.

Elle constate tout d’abord l’empilement de strates militantes différentes. Si celles-ci se retrouvent dans la LCR du début des années 2000, elles représentent des formes d’engagement militants bien éloignées.

La génération des fondateurs de la JCR en 1966, formée pour l’essentiel d’étudiants exclus de l’Union des étudiants communistes, est devenue en 2006  très minoritaire. En outre, il y a eu une rupture en 2002, avec un un doublement des effectifs après la campagne présidentielle et la présence du Front national au second tour, rupture de même ampleur que celle qui s’était produite après 1968 (triplement des effectifs). Ce doublement des effectifs après 2002 a produit deux évolutions importantes.

D’abord, un rajeunissement : « 59,5 % des militants ayant adhéré àpartir de 2002 ont moins de quarante ans, et près de 40 % n’ont même pas trente ans. » Cette communauté d’âge qui n’a pas milité dans la période 1960/1970  porte des repères, des représentations marqués par des contextes historiques, politiques et sociaux autres, comme le mouvement social de novembre-décembre 1995 ou la campagne pour le non de gauche au référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005.

Ensuite, une transformation des caractéristiques sociales du recrutement. Si la LCR  avait été juqu’alors marquée par son origine étudiante, puis composée de militants ayant une insertion sociale par le travail prioritairement dans le public, dans les secteurs en lutte, dans l’éducation nationale, les militants « post-2002 » sont issus de milieux sociaux plus variés. Comme c’est le cas dans le salariat, la proportion de militants en situation d’emploi précaire augmente (29 % des adhérents « post-2002 » contre 12 % auparavant), celle des demandeurs d’emploi doublant pour atteindre 8 %. Il y a un recul du poids des catégories socioprofessionnelles auparavant très représentées à la LCR (enseignants, cadres et professions intellectuelles supérieures) au profit des catégories populaires. Les employés et ouvriers constituent « près du tiers des effectifs post-2002 », beaucoup plus souvent dans le privé.

Enfin, si certains de ces nouveaux militants rejoignent la LCR avec des investissements syndicaux et associatifs parfois conséquents, d’autres, nombreux, sont des « primo-militants », écoeurés par les partis de la gauche institutionnelle membres de la Gauche Plurielle, le PS, le PC et les Verts, avec une forte sensibilité « aux questions liées à l’antiracisme, au féminisme ou à l’écologie ».

 

La crise des certitudes antérieures au coeur des reconfigurations successives

« Un monde sans utopie tourne inévitablement son regard vers le passé » (Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille).

Dans la période 1968/76, le schéma stratégique était clair, hérité de la révolution russe : la grève générale insurrectionnelle. En 1976, Daniel Bensaid précise que « cela ne signifie pas que la prise révolutionnaire du pouvoir se produira nécessairement sous la forme d’une grève générale et d’une insurrection, mais qu’il n’y aura pas de prise du pouvoir sans que soient réunies les conditions de cette grève insurrectionnelle.» Dès la seconde moitié des années 1970, après les défaites du Chili et du Portugal, encore plus après la victoire de Mitterrand en 1981 qui n’a pas été suivie du « débordement » attendu, les certitudes sont remises en cause. Les militants basculent d’une posture offensive, soutenue par ces certitudes théoriques, vers un positionnement plus défensif.  Au cours des années 1980, le corpus marxiste perd lentement de son emprise. La période 1989-91, de la chute du Mur de Berlin à l’effondrement du bloc soviétique, est une défaite historique suivie d’une offensive conservatrice, sans que la fin du « socialisme réel » soit l’occasion d’un bilan stratégique.

On parle alors d’hypothèses stratégiques, on remet en chantier les questions. Les réponses à l’auteure montrent que « quelque soit la strate d’engagement, l’effacement du schéma stratégique est patent (...) les militants avancent souvent un certain nombre de repères, d’acquis et de principes qui guident leur action (...) il y a des boussoles, il y a des bornes, il y a des trucs qu’il ne faut pas faire. » Une de ces boussoles est l’exigence d’une prise du pouvoir démocratique, avec l’idée que la violence défensive est légitime, ou lors d’une insurrection impliquant la majorité de la population.

Mêmes incertitudes sur le projet politique, « toutes strates d’engagement confondues » précise l’auteure. Le bilan des échecs du XX° siècle convainc les militants du danger de s’appuyer sur un modèle de société, et l’idée qu’une avant-garde éclairée, le parti, pourrait avoir raison tout seul a fait son temps.  Si l’on peut dire simplement qu’on n’a pas de modèle de société, qu’on la construira tous ensemble, « les militants interrogés au cours de la première décennie des années 2000 ont fréquemment exprimé le besoin de disposer d’un "paysage de désir": une image, même abstraite, même purement négative, ou une "image souhait" d’une réalité différente, soit une utopie pour asseoir leur critique. » Comment gérer l’irruption du doute ? Si le travail de l’auteure ne peut répondre à cette question, il est évident que nous devons y réfléchir, pour éviter que le besoin de certitudes dans un contexte saturé d’incertitudes pousse vers une forme d’orthodoxie doctrinale plus ou moins ossifiée qui ne permet aucunement d’aborder les nouvelles coordonnées du monde dans lequel nous militons.

 

Evolutions, perceptions des militants

Dans une troisième partie intitulée « Changer la vie ... militante », sont abordées deux aspects.

D’une part la remise en cause « multiforme » du militantisme révolutionnaire professionnel qui avait été celui des « années 68 », et pour lequel le « Je » n’avait pas sa place quand « l’histoire nous mordait la nuque ». Cette remise en cause « porte sur la place de l’individu face au collectif, sur les rythmes partisans et le fonctionnement quotidien, berf  sur l’ensemble des façons d’être militant. » Il n’y a jamais eu d’attitude uniforme, que ce soit au même moment dans l’organisation ou dans le temps pour chaque militant. L’appel à faire de la politique autrement avait commencé dès les années 1970.

Si beaucoup de choses ont changé, tant dans les rythmes militants que dans les conditions de recrutement et d’implication, d’autres ont du mal à se transformer, à cause de la prégnance des modèles antérieurs. En fait, petit à petit coexistent différents modèles de militantisme, sachant que l’implication des militants dans l’engagement syndical ou associatif est toujours très important.

C’est le cas de la place des femmes dans un parti qui s’est créé autour d’un modèle de militantisme masculin, avec des « figures héroiques masculines ». Là encore, malgré les débats, la déconstruction des processus de la domination masculine permise par le mouvement féministe, la mise en place d’un fonctionnement réellement égalitaire se heurtent à des pesanteurs très lourdes. La mise en place de la parité n’élimine pas la « forte rémanence des hiérarchies et des différenciations de genre » : « les militants répètent souvent ce qui a été dit par une militante, semblant ne pas avoir entendu son intervention ou ne l’ayant tout simplement pas écoutée. Ils se répondent beaucoup fréquemment entre eux. »

Malgré cela, « de nombreux entretiens mettent en lumière ce qui apparait comme facteur primordial du maintien de l’engagement à la LCR : les liens affectifs tissés dans le cadre du militantisme, la joie du collectif, l’euphorie que peut procurer le sentiment d’être "ensemble", la découverte d’une force, inexpérimentée jusque-là, capable de transformer la révolte brute individuelle, ressentie auparavant comme "destructrice", en une puissance d’agir collective ».

Cette approche est rarement discutée, parfois perçue comme peu politique. Elle est pourtant tout aussi importante dans la constitution d’un collectif que l’orientation politique. La perennité du groupe est aussi le produit d’une « rétribution symbolique », tout ce qui rend normal, indiscutable le sentiment d’appartenance à une groupe. D’autant que la tâche qui est devant nous, de reconstruction d’une expression politique des exploité-e-s et des opprimé-e-s qui soit plus que la constitution d’un groupe politique, qui soit la représentation de ceux d’en bas, passe par ce travail de construction de collectifs partout. Nous avons au moment de la création du NPA touché du doigt les problèmes que cela pose à celles et ceux qui sont habitués à la routine de petites organisations.

Le livre de Florence Joshua est un bon outil pour réfléchir sur nous, pour nous aider à aborder les tâches de la période qui vient avec un regard critique sur notre fonctionnement.

Patrick Le Moal