Publié le Lundi 19 octobre 2015 à 15h55.

Classe ouvrière (partie 2) : de l’importance décisive des lieux de travail

Le débat sur la classe ouvrière porte semble-t-il essentiellement sur deux problèmes : celui de la dégradation du rapport de force actuel à partir (ou non) des réorganisations de l’appareil productif (ce que j’ai appelé dans une autre contribution le « réductionnisme sociologique »), et celui portant sur la classe ouvrière comme sujet politique face au risque de ce que certains appellent le « trade-unionisme », une déformation inévitable paraît-il si on privilégie les lieux de travail comme lieu de l’intervention politique.

Comme souvent, le « Que faire ? » de Lénine est convoqué pour la circonstance. Or le principal défaut dans ce genre de polémique, qui ressemble parfois à un marronnier, c’est le recours à des citations en dehors du contexte historique, en oubliant le moment précis où Lénine parle : c'est-à-dire une étape très particulière dans l’histoire du Parti-Social démocrate en Russie, alors que durant les années précédentes, quelques militants avaient réussi à introduire les idées marxistes dans de nombreux cercles intellectuels mais sans aucun lien avec la classe ouvrière.

La vague gigantesque de grève en 1897 avait changé radicalement la situation en permettant de construire des milliers de cercles ouvriers et de couvrir la plupart des entreprises du pays. Le danger qui guettait était désormais de rester enfermé dans le cadre des usines sur les revendications immédiates qui avaient permis dans un premier temps cette implantation, ce qui posait désormais un problème politique de taille : laisser à la bourgeoisie libérale le monopole de la contestation démocratique du tsarisme. Mais ce que propose alors Lénine n’est pas de sortir des usines, mais au contraire - à partir des usines - de centraliser l’intervention ouvrière pour se mêler des problèmes généraux qui concernent toute la classe, en confrontation avec les autres classes de la société. Et c’est d’ailleurs de cette confrontation explique Lénine que peut naître une conscience socialiste qui a bien peu à voir avec la vision d’un pédagogue extérieur à la lutte de classe.

Alors en quoi le NPA serait-il concerné par cette histoire ? S’exprimer et intervenir sur tous les sujets qui traversent la société, on sait faire. Mais avoir une base prolétarienne, c’est déjà un peu moins vrai, au moins dans le sens où les couches les plus exploitées du prolétariat sont très peu présentes dans le parti et auraient bien du mal à s’insérer dans les comités tels qu’ils fonctionnent actuellement. Sans parler des instances de direction : les ouvriers d’industries en particulier ne représentent sans doute pas beaucoup plus que 20 % de la population active, mais il n’y a plus désormais qu’un seul camarade ouvrier en activité sur une centaine de membres du CPN. A ce niveau, on fait aussi bien que le parlement de la République, sans que la question de la « parité » ne préoccupe plus que cela nombre de camarades.

Et puis surtout, il n’y a aucun travail centralisé et volontariste d’implantation dans les lieux qui concentrent encore un grand nombre de prolétaires. Et lorsque ces camarades sont présents, il n’existe que très rarement un bulletin permettant une expression politique sur tous les sujets dans l’entreprise. D’ailleurs il n’y a souvent personne dans le comité (qui sauf exception est un comité de ville) pour se préoccuper de son intervention en général et dans les syndicats en particulier, au risque d’acquérir ces fameuses déformations trade-unionistes qui agitent par ailleurs tant nos débats. Le bilan est pour le moins pitoyable.

Mais il y a un autre aspect d’ordre plus général qui mérite d’être souligné : la lutte de classe, au sens politique d’une confrontation entre toutes les classes de la société, n’existe pas en dehors des rapports sociaux, lesquels s’inscrivent de manière objective dans les rapports de propriété. Ce n’est pas un détail : même quand elle n’est pas socialiste, la classe ouvrière existe en tant que telle dans les lieux de travail. Mais partout ailleurs que sur les lieux de travail, elle tend à se fondre dans la masse des « citoyens ».

Quant au socialisme, à moins d’en avoir une vision idéaliste au sens philosophique du terme, il n’existe pas en tant que programme politique (ou sinon comme projet de société un peu suspendu en l’air à la façon des « socialisme utopique ») s’il n’est pas enraciné dans le cours concret de la lutte de classe, là où la classe ouvrière intervient réellement comme classe organisée, en se posant les problèmes à partir de ses besoins et au travers d’une série d’expériences, et non abstraitement à partir d’une idée à la fois très vague et très générale sur la société future.

C’est donc une chose de dire que la classe ouvrière doit prendre en charge l’ensemble problèmes qui touchent l’ensemble de la société, tout en essayant de défendre une politique d’un point de vue de classe. Mais cette affirmation peut rester complètement abstraite si les luttes en questions, et l’intervention du parti, n’ont pas d’enracinement réel dans la classe ouvrière, en agissant à partir de ce qui se structure fondamentalement les rapports sociaux, c’est à dire les lieux de travail.

Sans cet enracinement, le contenu réel de notre intervention se situe nécessairement sur le même terrain que celui de la « révolution citoyenne », dont les modalités peuvent être par ailleurs très variées, que cette « révolution » choisisse de manière privilégiée la voie des urnes, ou même s’appuie sur les manifestations de rue pour atteindre ses objectifs. 

Jean-François Cabral