Publié le Lundi 13 janvier 2014 à 07h57.

Déclin, métamorphoses ou éclipse ? Le prolétariat comme sujet politique

Jamais le prolétariat n’a été aussi fort numériquement, jamais il n’a été dans le même temps aussi faible politiquement. Quelles en sont les raisons, et quelles voies pour avancer dans la résolution d’une telle contradiction ? C’est l’objet de ce dossier que de tenter d’ébaucher des réponses à ces questions si cruciales…

Dans les années 1980 et 1990, la contre-révolution néolibérale était parvenue en partie à faire accepter le mythe d’une dissolution des différentes classes sociales dans une vaste « classe moyenne ». Si l’existence des classes, et même leur antagonisme, faisaient auparavant consensus auprès de larges fractions des classes populaires, mais aussi dans le champ intellectuel et le monde politique, le double reflux du mouvement ouvrier et du marxisme ont imposé l’idée d’un déclin inexorable des classes et de leurs luttes.

Vingt ans de renouveau des mobilisations sociales en Europe et ailleurs, de généralisation du salariat et des luttes ouvrières dans les pays dits « émergents » (Chine, Inde, etc.), et l’éclatement d’une crise sans précédent depuis 1929, ont rendu caduque ce pronostic illusoire d’un capitalisme capable de surmonter ses contradictions. Néanmoins, s’il paraît évident que la société française n’en a pas fini avec les inégalités et clivages de classe, les défaites et désillusions passées ont installé un fort scepticisme quant à la capacité du prolétariat à porter un projet de transformation sociale radicale et à se constituer en sujet historique d’une émancipation universelle.

S’affirme ainsi le paradoxe suivant : jamais le prolétariat – au sens minimal de l’ensemble des individus qui n’ont que leur force de travail, manuelle ou intellectuelle, pour vivre – n’a été aussi fort numériquement dans la population active en France, et jamais peut-être il n’a été aussi marginalisé en tant que force politique. Or il faut bien reconnaître que cela n’est pas seulement vrai en France mais dans tous les pays du centre de l’économie-monde capitaliste (notamment aux Etats-Unis, en Allemagne, et en Grande-Bretagne).

L’existence collective du prolétariat comme enjeu de lutte

Cela ne devrait d’ailleurs pas prêter à étonnement parmi ceux qui, ayant pris au sérieux l’héritage de Marx (mais aussi la sociologie de Bourdieu), savent que l’existence du prolétariat en tant que classe, capable de se mobiliser pour ses intérêts propres, n’est jamais donnée d’avance. 

Une constellation d’individus, partageant des conditions d’existence et de travail similaires, ou une même position dans les rapports de production, ne composent une classe que dans la mesure où des luttes collectives et des organisations la font exister sur la scène politique et sociale, sur la base d’expériences, de références et de perspectives communes. Ainsi, la conscience de classe ne naît pas mécaniquement, produit d’une sorte de génération spontanée, mais constitue un enjeu même de la lutte de classe. Pour les anticapitalistes, l’existence collective du prolétariat en tant que classe autonome apparaît à ce titre comme une cause à défendre et un projet à réaliser, non pas quelque chose qui serait déjà là mais un objectif de lutte.

Car il paraît évident que, de leur côté, les classes dominantes se sont dotées d’institutions stables capables de défendre leurs intérêts propres, en particulier dans le cadre des organisations patronales, des Etats et des institutions internationales (Union européenne, FMI, Banque mondiale, OMC, etc.). Pensons également, dans le contexte français, aux « grandes écoles », qui ont pour fonction spécifique de consacrer une élite – économique, politique, administrative, intellectuelle, militaire – mais aussi de permettre l’homogénéisation culturelle de ces différentes fractions de la classe dominante. Ce travail d’homogénéisation s’opère autour d’une idéologie que ces écoles ont précisément pour fonction de transmettre à des agents appelés à exercer le pouvoir (dans les entreprises, les institutions politiques, la haute administration, l’armée, etc.), mais plus largement autour d’une culture partagée, c’est-à-dire de manières communes de voir, de sentir, de penser et d’agir.

On ne trouve guère l’équivalent – du moins à l’heure actuelle – du côté des opprimé-e-s. Pour être plus précis, les instruments d’organisation, de mobilisation et d’unification des classes dominées (associations, syndicats et partis), qui s’étaient constitués et développés en France à partir des années 1830, dans le cadre de ce qu’on appelait le mouvement ouvrier organisé, se sont considérablement affaiblis ces trente dernières années. Il importe donc de s’interroger sur les forces de désunion, voire de déstructuration, du prolétariat, car en toute situation historique celui-ci est travaillé par des forces centripètes, qui rapprochent et unifient ses membres, et des forces centrifuges, qui éloignent et divisent.

Comprendre l’affaiblissement politique du prolétariat

On pourrait commencer par incriminer le néo-management qui, à partir notamment des années 1980, a promu l’individualisation des carrières et des rémunérations dans les entreprises en lieu et place des régulations collectives1, tout en renouvelant les pratiques traditionnelles du patronat en matière de répression syndicale2. En installant par ailleurs le chômage de masse et en généralisant la précarité, les politiques patronales ont fortement accru la mise en concurrence de chacun contre tous, déstabilisé les solidarités collectives et affaibli le niveau de conscience des travailleurs.

De même, il importe de mettre au premier plan toutes les formes d’intégration à l’Etat que constituent les instances de « dialogue social », c’est-à-dire de collaboration de classes, dans lesquelles les directions syndicales se sont empêtrées en prétendant y défendre les intérêts des salariés. Ces instances ont essentiellement eu pour effet de solidifier l’idée d’un « intérêt général », auquel on pourrait parvenir par la négociation à froid entre « partenaires sociaux » (Etat, patronat et syndicats), dépassant ainsi les classes en lutte et leurs intérêts antagonistes. 

Il y a également lieu de s’interroger sur le rôle qu’ont joué – et que continuent à jouer – les médias dominants dans la marginalisation du prolétariat comme force politique et comme référent symbolique. Que ce soit par l’occultation des situations réelles vécues par la grande majorité de la population, par la ringardisation des pratiques culturelles populaires, ou encore par la stigmatisation des luttes menées par les travailleurs3, les grands médias ont contribué non seulement à rendre invisible publiquement le prolétariat, mais à accentuer en son sein les divisions existantes et le sentiment d’impuissance politique.

Enfin, l’institution scolaire apparaît également comme une arme de division massive pour le prolétariat (même si elle n’est évidemment pas que cela4), et de manière croissante à mesure que s’accentue son caractère concurrentiel. Promettant aux uns la réussite sociale, quand d’autres sont maintenus dans des conditions de scolarisation indignes et/ou des filières de relégation, l’école sécrète une idéologie individualiste qui renvoie chacun à ses talents et mérites prétendument personnels. En outre, plutôt que de favoriser des formes collectives d’émancipation, le système éducatif tend à consolider les segmentations internes au salariat.

Déclin ou éclipse ? 

Examiner les facteurs qui, en modifiant les rapports de force politiques et sociaux, ont entraîné l’affaiblissement du prolétariat, c’est affirmer – comme y insiste Olivier Besancenot dans l’entretien que nous proposons plus loin – que ce déclin n’est pas inéluctable et qu’il dépend, en dernière instance, du niveau d’organisation de la classe et de l’issue des luttes sociales. Ce n’est pas d’un point de vue sociologique mais comme sujet collectif que le prolétariat a en partie disparu. Or, rien dans les mutations techniques et les changements sociologiques ne rend fatale une telle disparition.

Comme le rappelle dans sa contribution Jean-François Cabral, le prolétariat a déjà connu dans son histoire de profondes métamorphoses sociologiques. Entre le moment d’émergence du mouvement ouvrier au 19e siècle et celui de son affirmation durant les prétendues « Trente glorieuses », l’industrie s’est fortement développée en France, donnant naissance à de grandes concentrations ouvrières dans lesquelles les organisations syndicales ne sont pas parvenues instantanément à s’implanter. Reste que progressivement, le mouvement ouvrier avait pu conquérir une force sociale et symbolique que les trente dernières années ont largement rognée. 

On peut d’ailleurs penser que les « Trente glorieuses » n’ont été qu’une parenthèse dans l’histoire du prolétariat en France, comme dans celle du capitalisme, et que la situation présente se rapproche davantage de moments antérieurs de cette histoire, beaucoup plus instables économiquement et politiquement. Comme le montre Patrick Le Moal dans son article, il importe donc de prendre au sérieux les transformations sociologiques du prolétariat pour mieux agir politiquement, notamment parce qu’elles induisent sans doute de nouvelles formes d’organisation et de mobilisation, qui ne se substituent pas aux formes anciennes mais les renouvellent ou s’y superposent.

L’exemple du mouvement de 2009 en Guadeloupe, développé dans l’article de Pierre Nodi qui ferme ce dossier, est d’ailleurs là pour montrer que désindustrialisation, chômage et précarité n’interdisent pas l’organisation la plus large et la mobilisation la plus radicale du prolétariat, si du moins des organisations collectives se donnent pour objectif explicite l’émancipation des travailleurs et se rendent capable d’agir au sein de la classe, pour les intérêts exclusifs de la classe dans son sens le plus large (incluant l’ensemble des travailleurs salariés, mais aussi les travailleurs privés d’emploi, les précaires, les sans-papiers, etc.).

Le prolétariat comme sujet d’émancipation : une idée toujours neuve

Rien ne justifie donc d’abandonner, non seulement l’idée que le prolétariat est capable de s’élever au rang de sujet politique, mais l’objectif de son affirmation collective en tant que classe, seule susceptible de remettre en cause la société capitaliste dans ses fondements.

En effet, si l’auto-constitution du prolétariat en tant que sujet d’émancipation est une idée toujours neuve, ce n’est pas seulement parce que « le mouvement du prolétariat est le mouvement autonome de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité ». C’est aussi et surtout parce qu’en tant que « couche la plus basse de la société actuelle », le prolétariat « ne peut se redresser, se mettre debout sans faire voler en éclats toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle »5. Le prolétariat ne désigne donc pas simplement une condition sociale mais est le nom collectif de la seule classe dont l’intérêt particulier se confond, potentiellement, avec l’intérêt universel.

C’est dans la formation, l’organisation et la mobilisation d’« une classe aux chaînes radicales (…), une classe qui soit la dissolution de toutes les classes, une sphère qui ait un caractère universel par ses souffrances universelles et ne revendique pas de droit particulier, parce qu’on ne lui a pas fait de tort particulier, mais un tort en soi »6, que réside ainsi l’espoir d’une émancipation universelle, d’une transformation sociale qui s’attaque aux racines de toute exploitation et de toute oppression.

Ugo Palheta

Notes :

1 Sur ce point, voir S. Beaud et M. Pialoux, Retour sur la condition ouvrière, Paris, Fayard, 1999 ; L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

2 E. Penissat (dir.), « Réprimer et domestiquer : stratégies patronales », Revue Agone, 2013, n° 50.

3 Entre de nombreux exemples, on se souvient du présentateur du Journal télévisé de 20 heures sur France 2, David Pujadas, grondant Xavier Mathieu, le délégué des « Conti », et l’enjoignant de s’excuser pour avoir, lui et ses camarades, renversé quelques ordinateurs dans une sous-préfecture. 

4 Voir notre dossier sur l’Ecole dans le numéro 47 de septembre 2013 de la revue L’Anticapitaliste.

5 K. Marx et F. Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998 [1848].

6 K. Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1843, http://www.marxists.org/…