« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes » (Karl Marx, L’idéologie allemande). Les conditions de la lutte des classes évoluent en permanence. Elles dépendent de la réalité de la classe des exploités et des opprimés, appelée prolétariat dans notre tradition, de ses relations avec les autres classes, de sa conscience et de ses organisations. Cela façonne des contextes économiques, sociaux et politiques toujours renouvelés.
Travailler à l’analyse de la structure du prolétariat, de ses formes de luttes, est donc une tâche essentielle pour l’intervention de celles et tous ceux qui veulent se débarrasser du capitalisme. Pour agir efficacement, il nous faut savoir nous adapter au contexte : après avoir eu en France une stabilité certaine durant un demi-siècle, il s’est modifié en profondeur ces quarante dernières années.
Les exploité-e-s et les opprimé-e-s d’aujourd’hui
Pourquoi partir de là ? Parce que le prolétariat, constitué de celles et ceux qui vendent leur force de travail et qui sont dominés, est la classe qui seule peut construire une société d’émancipation : le socialisme.
Il n’a jamais été aussi nombreux. 26 millions de personnes ont aujourd’hui un emploi, 91 % d’entre elles sont salariées, contre 64 % en 1949, en raison principalement de la chute de l’emploi non salarié agricole. Mais il n’a plus grand chose à voir avec ce qu’il était dans les années 1960 : une main-d’œuvre très majoritairement masculine (deux tiers des emplois) et en CDI, à temps plein, plutôt ouvrière et peu qualifiée, avec un poids prépondérant des grandes entreprises industrielles. Plusieurs modifications majeures se sont produites.
C’est le cas de la pénétration massive des femmes dans l’emploi salarié. Le taux d’emploi des femmes est maintenant très proche de celui des hommes. Des discriminations majeures existent : les salaires, les professions, les évolutions professionnelles et surtout le temps partiel imposé qui synthétise bien ces discriminations. Il s’est développé massivement puisque, sur près de 20 % de salariés à temps partiel, 82,5 % sont des femmes.
L’installation d’un chômage structurel (officiellement de moins de 3 % en 1968, six fois plus élevé aujourd’hui) est un facteur déterminant. Le taux de chômage n’est pas seulement lié aux caractéristiques actuelles du marché du travail, plus conjoncturellement à la crise économique, mais aussi à une politique néolibérale consciente, organisée. Elle a des effets majeurs : des secteurs entiers du prolétariat sont en dehors du travail, et pour longtemps. Dans certains quartiers, 50 à 60 % de la population est au chômage et le reste survit de petits boulots. Le travail comme tel n’y est plus une référence pour l’action. Il frappe plus encore les femmes et les immigrés, sans compter que le taux de chômage est double pour les jeunes, qui font de moins en moins l’expérience de l’entrée dans la société par le travail : embauchés sous contrats précaires, peu de jeunes ont un emploi « stable » avant 30 ans. Il faut y ajouter la précarisation de millions d’emplois.
La structure des emplois s’est profondément modifiée. Dans les années 1950, services, industrie et agriculture employaient à peu près le même nombre de salariés. L’agriculture occupait 29 % des actifs en 1949, aujourd’hui 3 %, alors que la part du tertiaire a plus que doublé. Les effectifs de l’industrie, en croissance rapide et régulière depuis la fin du 19ème siècle, ont d’abord continué à croître mais beaucoup plus lentement, puis, depuis 1974, ont baissé en moyenne de 1,5 % par an. Une étude de 2010 du ministère de l’économie indique qu’entre 1980 et 2007, 2 millions d’emplois ont été détruits dans l’industrie, et que de 2000 à 2007, 65 000 emplois y ont été détruits chaque année. La résultante de ces évolutions est qu’aujourd’hui les prolétaires travaillent majoritairement dans le tertiaire. Celui-ci regroupe les trois quarts des emplois, contre 22 % pour l’industrie. La majeure partie de ces emplois tertiaires (environ 60 %) est située dans le secteur marchand, le reste étant composé de fonctionnaires sous divers statuts.
La structure des entreprises industrielles a été elle-même modifiée. En même temps, la taille des groupes, des entreprises augmente, alors que celle des établissements diminue. Or ce n’est pas l’appartenance à un groupe qui est déterminante pour la structuration militante, mais le regroupement sur un même lieu de salariés ayant le même employeur avec des expériences et des débats communs. La coordination des travailleurs, des syndicats, est difficile entre les établissements d’une l’entreprise, d’un groupe, au niveau national. Elle est encore plus complexe, et très rare, au niveau international.
Il ne reste aujourd’hui en France que 500 établissements de plus de 2000 salariés, dont deux tiers sont dans le tertiaire et moins de 150 dans l’industrie. Surtout, sur les dix dernières années, les premiers ont augmenté de 40% alors que les seconds ont diminué de 20%. Des établissements plus petits, lorsqu’ils luttent, pèsent de moins en moins sur le groupe, qui a plus de capacité financière et politique pour résister. C’est le problème par exemple des sidérurgistes de Florange en lutte contre Mittal. Pour illustrer cela, la plus grande concentration de la région parisienne est l’aéroport Charles de Gaulle dans lequel travaillent 100 000 salariés, mais dans des centaines de sociétés qui accentuent les divisions entre métiers et niveaux de formation.
La sous-traitance a explosé. Les sous-traitants sont totalement dépendants des choix des gros donneurs d’ordre, tant sur les tarifs que sur la conception du travail. Si le donneur d’ordre diminue ses prix de 10 %, ils ne peuvent que s’exécuter ou disparaître. La place de la sous-traitance diminue le nombre de salariés des établissements donneurs d’ordre, affaiblissant les capacités d’organisation et de lutte, et place en outre les salariés des entreprises sous-traitantes dans des situations rendant très difficile l’organisation et la lutte.
Il nous faut tenir compte de ces modifications profondes de la réalité du prolétariat : éclatement et relativisation de la place économique et politique des entreprises industrielles, augmentation du poids du tertiaire s’ajoutant aux divisions accentuées et entretenues au sein même du prolétariat, avec les discriminations racistes et au niveau idéologique l’idée d’appartenance à la classe moyenne.
Une remontée de l’activité économique n’inverserait pas cette évolution qui est le produit de choix politiques et sociaux dans le cadre de la restructuration de la sphère productive liés aux changements technologiques et à la mondialisation libérale.
Des problèmes qui prennent une dimension nouvelle
Le blocage de l’économie. Il y a de moins en moins d’unités de travail dans lesquelles peut être efficace le combat économique classique : en arrêtant la production, on oblige le patron à céder sur tout ou partie des revendications. L’organisation capitaliste en flux tendus, qui met les stocks sur les routes, ainsi que la structure de l’espace urbain, font des moyens de transport le talon d’Achille du système. Les secteurs qui ont la capacité de bloquer le fonctionnement de l’économie, transports et énergie, ne s’en sont pas privés. La façon dont le droit de grève y a été attaqué ces dix dernières années le montre. Mais une grève de secteurs minoritaires qui bloque l’économie peut difficilement tenir en dehors d’un soutien majoritaire.
L’intégration des organisations syndicales. Pour se débarrasser des syndicats qui remettent en cause leur pouvoir, les patrons répriment les militants combatifs et constituent des syndicats à leur botte. Ils ont perfectionné et adapté ces armes en développant des processus d’intégration très importants. Pour les grandes confédérations, les moyens financiers attribués aux syndicats représentent maintenant plus de la moitié de leur budget. Au niveau des entreprises, combien de dirigeants syndicaux passent plus de temps en réunion avec la direction, dans des négociations sans fin sur les sujets les plus divers1, qu’avec les salariés, à organiser concrètement l’action collective ?
Les îlots de résistance qui subsistent n’ont pas les forces pour inverser cette évolution qui a évidemment des effets sur la perception des syndicats par les salariés. Si ceux-là restent incontournables, ils ne sont pas perçus à une échelle de masse comme les représentants des salariés, mais comme des acteurs dont on ne peut se passer, voire même comme des institutions.
Les formes de l’aliénation au travail. La restructuration capitaliste a fondamentalement changé l’organisation du travail dans les entreprises, se recentrant autour des « objectifs » à atteindre, de l’individualisation, qui aggravent les formes de l’exploitation cognitive et psychologique en même temps que sont moins présentes les formes d’exploitation physiques les plus brutales. S’ajoute la déstabilisation organisée de toutes les résistances quotidiennes collectives, de tous les collectifs de travail, au travers des réorganisations, des restructurations permanentes. Cela a des effets destructeurs dans l’ensemble des lieux de travail, diminue considérablement la possibilité de réactions collectives au quotidien et donne une nouvelle acuité à la question de l’aliénation au travail. C’est ce qui explique le nombre de suicides, les problèmes majeurs de souffrance au travail.
Protection de la planète et de l’humanité. Chacun est percuté par les questions écologiques, y compris au niveau du travail. Il y a toujours eu des activités destructrices, comme l’industrie de guerre. Y travailler place les salariés de ces secteurs dans des contradictions parfois difficiles à assumer, mais supportables si l’on peut se rattacher à un combat émancipateur. Le problème est que le nombre des salariés placés dans cette situation n’a cessé d’augmenter. Ce n’est pas la même chose de travailler dans un secteur reconnu comme le moteur du progrès pour l’ensemble de la société, créant la fierté de jouer par un rôle positif pour la société par son travail, que dans un secteur qui pose des problèmes pour l’avenir…
Les formes de lutte de ces dernières années
Quelques pistes sur les formes des mobilisations de ces vingt dernières années en résistance aux ravages du libéralisme…
Manifestations : du jamais vu. Le recours à la manifestation a pris depuis les années 1980 une importance croissante comme mode d’expression politique et social. En 1988, un Français sur deux était prêt à manifester, en 1995 deux sur trois, et en 2002 trois sur quatre. La manifestation se place au même rang que la grève comme moyen d’action2. Les jeunes sont les plus nombreux à l’approuver.
Pour un nombre important de salariés, ce qui est important et accessible, c’est la participation aux manifestations. Les participants peuvent être en grève, reconductible, pour une journée, en débrayage la demi-journée ou même seulement les heures nécessaires pour participer à la manifestation, mais ils peuvent aussi être en RTT, en repos… Lors du dernier mouvement contre la réforme des retraites, en 2010, il n’y a jamais eu autant de manifestants dans les rues : huit journées de manifestations de masse en deux mois. Les chiffres les plus élevés de 1995, du CPE en 2009, ont été atteints et/ou dépassés au moins trois fois ; les niveaux les plus élevés de ces trente dernières années (environ 1 million pour la police et 3 millions pour les organisateurs) ont été atteints à cinq ou six reprises. Ce qui signifie qu’entre 5 et 15 % des salariés y ont participé, avec un soutien permanent de 70 % de la population. Les manifestants étaient de plus en plus jeunes, comme si une nouvelle génération commençait à se mettre en mouvement.
Les grèves. La grève qui bloque les entreprises, l’économie, qui permet une action collective des salariés enfin débarrassés de l’exploitation quotidienne, est un moyen irremplaçable d’action et de politisation, qui peut devenir politique lorsqu’elle se généralise, en affrontant la bourgeoisie dans son ensemble et l’Etat bourgeois.
Mais le nombre et l’ampleur des grèves ont diminué drastiquement. Les statistiques imparfaites du ministère du travail mesurent le nombre de salariés en grève, en comptabilisant les journées individuelles non travaillées (JINT). Ces chiffres ne prennent pas en compte des périodes de conflits nationaux comme en 1995, 2003 ou 2010 ; c’est la mesure du « bruit de fond ». A la fin des années 1970, le chiffre des JINT tournait autour de trois millions par an et « a chuté, par paliers successifs, avant d’osciller, à partir du milieu des années 1990, dans une fourchette comprise entre 250 000 et 500 000 JINT »3. Il n’y a jamais eu aussi peu de grèves comptabilisées depuis le début du 20e siècle, en dehors des deux guerres mondiales. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de mécontentement, ni même de conflits, mais ils prennent d’autres formes, celle de conflits de « basse intensité ».
Les opérations de blocages. Un des modes d’action utilisés pour faire plier les possédants est les opérations de blocage de routes, d’aéroports, de zones industrielles, sous forme de barrages filtrants ou bloquants. Lors des vagues de mobilisations de ces dernières années, ces actions ont regroupé des militants combatifs, grévistes ou non, qui voulaient que les grèves coûtent cher aux patrons et au gouvernement.
Il est possible que ce soit aujourd’hui dans l’association de grèves tournées vers l’interprofessionnel, l’extérieur des entreprises et d’actions de blocages, d’occupation de lieux publics qui mobilisent en commun des exploités et des opprimés de tous les secteurs de la société, que se construise une alternative sociale et politique.
Des dizaines de structures interprofessionnelles. Lors des grèves de la fin du 20e siècle ont émergé des coordinations professionnelles (infirmières, cheminots). Dans les mobilisations générales, si la direction nationale du mouvement est toujours restée aux mains des directions confédérales, localement de nombreuses structures se sont émancipées pour militer pour la reconduction, la généralisation, avec des formes différentes selon les villes.
En guise de conclusion provisoire
Ce rapide tour d’horizon gagnerait à être complété sur bien des points, par exemple l’analyse des formes prises par les luttes contre les licenciements, les mobilisations de masse en Bretagne, mais aussi la place du prolétariat dans l’activité sociale et politique, dans les mobilisations antiracistes, féministes, contre les discriminations, celles contre l’aéroport de Notre Dame des Landes, les gaz de schiste, le nucléaire, etc., ainsi que dans l’implication au sein des associations, syndicats et partis. La question fondamentale qu’il nous faut traiter est : par quelles voies et quelles mobilisations, pouvons-nous travailler à unifier ce prolétariat, à la fois plus nombreux que jamais mais en même temps éclaté socialement et politiquement ? En effet, c’est unifié autour de perspectives émancipatrices qu’il peut être une force capable de mettre bas le capitalisme et de créer le socialisme du 20e siècle.
Patrick Le Moal
Notes :
1 En 2012, pas moins de 38 799 accords d’entreprise (4 930 de plus qu’en 2011). 31 310 accords ont été signés par des délégués syndicaux ou des salariés mandatés et 7 489 par des élus du personnel.
2 La Manifestation, Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2008.
3 La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine, Béroud-Denis-Desage-Giraud-Pélisse, Editions du Croquant, Broissieux, 2008.