Publié le Dimanche 9 février 2025 à 12h00.

Conscience de classe et antiracisme

La montée de l’extrême droite, avec son idéologie raciste et islamophobe, donne une importance cruciale au débat sur l’antiracisme. Le dialogue entre la pensée marxiste et les approches décoloniales et antiracistes existe depuis longtemps. En France, la fondation du Parti des indigènes de la République en 2005 répondait aux lacunes criantes de la gauche. Si cette dernière a progressé, nous avons la responsabilité de combler nos insuffisances concernant une politique antiraciste efficace portée et incarnée par les militant·es racisé·es eux et elles-mêmes.

Nous considérons que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes » et discutons dans quelle mesure d’autres contradictions sociales interagissent avec elles, et quel rôle elles jouent dans le projet révolutionnaire. Le marxisme étant une pensée émancipatrice et humaniste, il peut et doit accueillir le combat pour la justice raciale. Karl Marx a très tôt posé les jalons pour penser la question coloniale et les divisions qui traversaient le prolétariat européen de son époque. « Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les blancs pauvres vis-à-vis des noirs dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente. »1

La question du racisme est donc dès le 19e siècle intégrée au dispositif théorique de Marx comme étant un obstacle effectif à la construction de la conscience de la classe ouvrière. Toutefois, il n’établit pas l’existence d’un conflit entre les intérêts matériels des ouvriers anglais et irlandais. Le racisme est conçu au contraire comme un instrument de domination qui s’exerce sur la totalité de la classe en l’affaiblissant et l’empêchant de s’unir contre l’ennemi commun.

 

Combattre l’idéologie raciste

La conscience s’oppose à l’idéologie, une fausse conscience héritée de l’état des rapports sociaux à un instant T. L’idéologie est construite sur une perception erronée et fétichisée de la société. Georg Lukács indique que la « fausse conscience [doit être] étudiée concrètement comme moment de la totalité historique à laquelle elle appartient, comme étape du processus historique où elle joue son rôle »2. À l’opposé, la conscience est la capacité à comprendre les différents éléments de la société concrète, dans toutes ses dimensions, et en particulier l’organisation de la production, les rapports sociaux et leurs interactions.

Il est à notre sens erroné de penser que le racisme n’est pas une idéologie, qu’il ne viendrait pas de l’extérieur mais serait persistant dans l’histoire car il correspondrait aux intérêts matériels d’un « prolétariat blanc ».

Le racisme est structurel dans nos sociétés, il est intégré dans la structure même des institutions administratives, éducatives, policières, carcérales. Il est instrumentalisé pour maintenir, justifier et reproduire la domination impérialiste et postcoloniale. En ce sens, il est une idéologie : les races, d’un point de vue biologique, n’existent pas. L’existence sociale d’ethnies, de races ou d’autres groupes sociaux revendiquant leur identité s’inclut en revanche dans cette idée d’« étapes du processus historique ». Frantz Fanon l’exprime de façon très proche : « Nous estimons qu’il y a, du fait de la mise en présence des races blanche et noire, prise en masse d’un complexus psycho-existentiel. En l’analysant, nous visons à sa destruction. »3

 

Combat de classe et combat contre les oppressions

La résolution Action positive et construction du parti parmi les femmes du 13e congrès de la IVe Internationale affirme que « si les révolutionnaires sont aveugles aux questions de couleur, sexe, nationalité, caste et position sociale ou de classe, ils finiront par renforcer les inégalités. Cela équivaudrait à lutter contre les inégalités sans libérer la force motrice nécessaire à l’accomplissement de la tâche. »4

Mais elle rappelle, « en parallèle », que « La participation active de la classe ouvrière dans le parti révolutionnaire est une condition nécessaire pour même commencer d’atteindre ces buts, puisqu’elle est la force décisive pour le changement révolutionnaire ». La classe ouvrière, par sa nature collective et son refus de séparer travail intellectuel et travail manuel, est en effet au cœur du changement révolutionnaire, avant, pendant et après la révolution.

Minoritaire et divisée, elle tire sa légitimité de sa capacité non seulement à s’unifier elle-même, mais aussi, dans la bataille pour l’hégémonie, dans l’action concrète, à entraîner les opprimé·es dans un combat commun contre le capitalisme. C’est dans ce sens qu’elle doit revendiquer l’égalité complète, par exemple sur les salaires entre femmes et hommes, entre racisé·es et non racisé·es, qu’elle doit proposer des actions positives favorisant la participation des opprimé·es mais aussi encourager toutes les dynamiques militantes subversives face aux capitalisme.

L’abolition de la propriété privée des moyens de production n’implique pas une disparition mécanique des oppressions, bien qu’elle contribue à affaiblir leur base matérielle. Il faut donc combattre l’exploitation et son articulation à toutes les formes d’oppression. Cela nécessite un travail politique global, antiraciste et féministe, mais aussi un travail autonome produisant une pensée émancipée des opprimé·es qui dépasse l’inertie et les insuffisances des organisations de la classe.

Angela Davis, qui a étudié les liens étroits entre les luttes des travailleuses domestiques noires et l’essor du mouvement des droits civiques aux États-Unis, montre comment l’action de celles qui se trouvent au bas de l’échelle économique peut susciter des changements de plus grande ampleur. Pour elle, les mouvements spécifiques sont nécessaires mais ils aboutissent à la paralysie ou, pire, à la réaction s’ils ne sont pas basés, dans la théorie comme dans la pratique, sur la compréhension de l’oppression comme étant une question de classe5.

 

La théorie du « privilège » est erronée

Dans cette perspective, le concept de « localisation contradictoire dans la classe du prolétariat ’’blanc’’ » ne constitue pas une extension de la théorie de la classe chez Marx mais sa négation, la classe ne pouvant être déterminée sur la base du positionnement dans la hiérarchie « raciale ». Ce qui n’empêche pas de penser l’articulation entre la place dans les rapports de production et les différentes oppressions.

Considérer que le prolétariat, où sa supposée partie blanche, aurait à perdre avec l’égalité, qu’il serait « sous exploité », c’est à la fois complètement erroné parce que cela suggère que les prolétaires blancs auraient intérêt à préserver les rapports sociaux actuels, et complètement inefficace car cela divise et nous déposséderait d’une politique unitaire et égalitaire à proposer à l’ensemble de la classe.

La théorie de la « localisation contradictoire » présente également une contradiction, à notre sens trompeuse, entre intérêts immédiats du « prolétariat blanc » et intérêts sur le long terme. Prenons un exemple : les candidat·es avec un nom à consonance arabe ont 40 % moins de chances de décrocher un entretien d’embauche face à des candidat·es avec un nom français. Cela pourrait conduire à penser que les candidats blancs tirent un bénéfice des discriminations à l’embauche. C’est ce qu’on pourrait définir dans les termes d’un « privilège blanc ». Toutefois, si on regarde la totalité du tableau, on s’aperçoit que cette mise en concurrence s’exerce sous forme de chantage, à travers une baisse du prix de la force de travail qui pèse sur la totalité de la classe ouvrière et permet de maximiser l’extraction de la plus-value. En dépit des instrumentalisations de la classe dominante, l’élargissement des droits sociaux à de nouveaux pans du prolétariat et l’égalité salariale entraînent des bénéfices pour l’ensemble de la classe.

 

Le racisme dans la trajectoire globale du capitalisme

Notre position n’invalide pas la totalité des catégories critiquant une vision étriquée et économiciste des rapports sociaux. Parler de « capitalisme racial » par exemple permet d’intégrer le rôle de l’accumulation originaire dans l’émergence du capitalisme et de saisir les formes contemporaines de division raciale et genrée du travail, à fortiori dans le contexte du néo-extractivisme et de la spoliation néocoloniale.

Pour reprendre les mots poignants de Frantz Fanon, « l’opulence européenne est littéralement scandaleuse car elle a été bâtie sur le dos des esclaves, elle s’est nourrie du sang des esclaves, elle vient en droite ligne du sol et du sous-sol de ce monde sous-développé ». Ce qui nous semble constituer une dérive n’est pas tant le constat de la persistance du suprémacisme blanc mais les leçons tactiques et stratégiques qu’on pourrait en tirer. Dire que « sur le long terme, le prolétaire blanc à tout intérêt à la fin du capitalisme mais que pour cela il faut “perdre” les avantages immédiats qu’il y a à être blanc et non racisé » sous-entend le fait d’œuvrer politiquement pour atteindre une dégradation des conditions de vie du « prolétariat blanc ». Or, nous militons pour l’objectif inverse : améliorer les conditions de vie de l’ensemble de notre camp social et, en particulier, des populations racisées, violemment frappées par la précarité, la pauvreté et l’exclusion sociale. Ces « avantages » sont d’ailleurs une vision bien partielle quand on voit les conditions de vie et de travail de la majorité des classes populaires. Et bien des luttes concrètes des racisé·es ont une vocation complètement unitaire : pour la Palestine, contre les violences policières et racistes ou contre le patronat dans les entreprises. Bien que d’une façon différente, cette aspiration à l’unité s’exprime aussi dans le vote des quartiers populaires pour Mélenchon à la présidentielle.

Notre orientation unitaire s’applique également dans le contexte de la politique anti-coloniale et anti-apartheid. Dans le cas de la Palestine, nous n’utilisons pas l’idée, abstraite, de l’union des prolétaires israéliens et palestiniens, et nous soutenons, comme c’était le cas pour la guerre d’Algérie, le combat, y compris armé, contre le colon. Mais nous prenons en compte les relations d’exploitation globale car, au moment où la violence politique des opprimé·es explose, la bourgeoisie colonialiste cherche une entente avec les élites intellectuelles et économiques colonisées6.

 

La bataille pour l’hégémonie

Le capitalisme exerce une domination culturelle très forte en réifiant et fétichisant la relation à soi, à l’autre et au monde. L’exploitation n’a d’ailleurs jamais uniquement des effets sur le plan économique, elle s’exprime par le biais de multiples rapports sociaux de domination. Il n’y a donc pas de contradiction entre l’exploitation et l’oppression mais plutôt une continuité.

Ainsi, d’un point de vue tactique et stratégique, affirmer que les intérêts matériels immédiats du « prolétariat blanc » sont contradictoires avec les intérêts du « prolétariat racisé » désarme la gauche antiraciste dans le combat pour l’hégémonie et contre l’extrême droite. En face, cette dernière instrumentalise la mise en concurrence entre les travailleurs·ses et la peur du déclassement pour asseoir son idéologie.

L’actuelle situation illustre parfaitement le lien entre la montée du racisme et des divisions de la classe et la dégradation globale des conditions et des droits du travail. L’idéologie raciste sert d’instrument pour la bourgeoisie lui permettant d’accélérer et approfondir les politiques austéritaires, les attaques aux droits du chômage et aux services publics, avec des conséquences néfastes pour l’ensemble de notre camp. D’autres exemples historiques le démontrent : la spoliation des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale n’a pas profité aux prolétaires allemands, elle a permis à la bourgeoisie la mise en place de la surexploitation et d’une économie de guerre.

Pour freiner l’avancée de l’extrême droite, nous défendons une politique antiraciste avec une orientation lutte des classes. Nous reconnaissons néanmoins que le mouvement ouvrier a énormément de retard et revendiquons la nécessité de batailles politiques pour qu’il s’empare de ces questions. En effet, s’il n’y a pas de contradiction au niveau des intérêts matériels objectifs, il existe des obstacles dans la construction de la conscience de classe. Notre rôle est d’essayer de les dépasser. Pour ce faire, il faut renforcer les capacités d’organisation et d’action du prolétariat racisé et sa présence dans les directions du mouvement ouvrier.

La classe est aujourd’hui composée par des subjectivités multiples qui vivent, travaillent et luttent sous la pression de l’exploitation capitaliste. Si leur expérience de l’exploitation et de l’oppression est médiatisée par le sexisme et le racisme, leur simultanéité est orchestrée par les opérations du capital7. Nous avons alors tout intérêt à parler au prolétariat dans son ensemble pour démystifier les discours de l’extrême droite en expliquant qu’il n’y a aucun « privilège » à tirer par les politiques racistes de la « préférence nationale ». Tout en prétendant bâtir un « État social racial », celles-ci renforcent en réalité la doctrine néolibérale, rompent la solidarité entre les différentes générations de migrant·es et continuent à essentialiser et stigmatiser l’altérité, qu’elle soit noire, arabe, juive, communiste ou « islamogauchiste ».

Dans ce cadre dégradé, notre tâche est de construire et faire vivre une contre-hégémonie, un autre projet de société. La bataille pour l’hégémonie, consiste précisément à se battre pour que les objectifs prolétariens d’égalité et de justice entraînent toutes les couches opprimées dans la révolution. Lénine voyait la révolution comme « la fête des opprimés et des exploités »8. Cela résonne avec la proposition d’Angela Davis pour qui la recherche de l’unité dans les mouvements contre les oppressions et l’articulation entre une politique de classe et une politique antiraciste, déterminent les possibilités concrètes de construire un rapport de forces qualitatif et quantitatif contre la domination capitaliste.

  • 1. Karl Marx « Lettre à Sigfrid Meyer et August Vogt », 9 avril 1870.
  • 2. Georg Lukàcs, Histoire et conscience de classe. Éditions de minuit, 1960, p. 72.
  • 3. Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs. Éd. Seuil, 1952.
  • 4. « Action positive et construction du parti parmi les femmes », 13e congrès mondial, 1991.
  • 5. Angela Davis, Femmes, race et classe. Éd. Des Femmes, coll. essais, 2007.
  • 6. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Éd. La Découverte, 2002, p. 61.
  • 7. Sandro Mezzadra, « Identidad, interseccionalidad y el enigma de la clase », Viento Sur, n°195, décembre 2024.
  • 8. Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique, 1905.