Publié le Jeudi 29 avril 2021 à 18h00.

Genre, race, classe : les réactionnaires contre la pensée critique

Retour sur une violente campagne politique contre des disciplines universitaires souvent méconnues, qui dissimule mal un projet de société fondamentalement autoritaire, raciste et réactionnaire.

 

«Ce que l’on appelle communément l’islamo-gauchisme fait des ravages. Il fait des ravages à l’université, il fait des ravages quand l’Unef cède à ce type de choses, il fait des ravages quand, dans les rangs de La France insoumise, vous avez des gens qui sont de ce courant-là et s’affichent comme tels. Ces gens-là favorisent une idéologie qui ensuite, de loin en loin, mène évidemment au pire. Regardez dans cette affaire [le meurtre de Samuel Paty]. Ce n’est pas un assassin seul. C’est un assassin qui est conditionné par d’autres gens, en quelque sorte les auteurs intellectuels de cet attentat. » Ainsi s’exprimait Jean-Michel Blanquer, le 22 octobre 2020 sur Europe 1, soit moins d’une semaine après l’assassinat de Samuel Paty. Reprenant à son compte une vieille antienne de l’extrême droite, le ministre de l’Éducation légitimait ainsi le concept d’« islamo-gauchisme » et marquait le début d’une offensive majeure contre des secteurs de l’université, accusés — rien que ça — de « complicité intellectuelle » avec le terrorisme jihadiste. Un discours pas très nouveau, mais adopté pour la première fois par un ministre de l’Éducation nationale, et repris quelques mois plus tard, après avoir infusé dans le débat public, par la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal. Celle-ci déclarait ainsi le 14 février sur C-News que « l’islamo-gauchisme gangrène la société dans son ensemble » et que « l’université n’[y] est pas imperméable », avant d’annoncer sa demande « [d’]une enquête [du CNRS] sur l’ensemble des courants de recherche sur ces sujets dans l’université de manière à ce que l’on puisse distinguer ce qui relève de la recherche académique de ce qui relève du militantisme et de l’opinion ». Sur quels « sujets » ? On ne le saura pas, mais Frédérique Vidal tentera de préciser son propos deux jours plus tard à l’Assemblée nationale, évoquant « un bilan de l’ensemble des recherches qui se déroulent dans notre pays, que ce soit les recherches sur le post-colonialisme par exemple » et ajoutant, sans transition aucune, en référence à l’assaut des pro-Trump sur le Capitole : « Vous savez, j’ai été extrêmement choquée de voir au Capitole apparaître un drapeau confédéré et je pense qu’il est essentiel que les sciences humaines et sociales se penchent sur ces questions qui sont encore d’actualité. » Comprenne qui pourra.

Une campagne qui vient de loin

Les accusations portées contre certaines disciplines universitaires accusées de « fracturer la société », voire de « faire le jeu » du terrorisme, ne sont pas nouvelles. On se souvient ainsi de Manuel Valls expliquant, après les attentats du 13 Novembre, en avoir « assez de ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques à ce qui s’est passé », et enfonçant le clou quelques semaines plus tard : « Il ne peut y avoir aucune explication qui vaille. Car expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser. » Quelques mois plus tôt, dans un autre style mais avec le même type de « raisonnement », l’inénarrable Philippe Val avait quant à lui commis un livre, Malaise dans l’inculture, dans lequel il entendait s’en prendre au « sociologisme », cette « dérive de la sociologie » qui constitue « un mouvement de fond dénonciateur, complotiste et intellectuellement paralysé par un endoctrinement confortable et simpliste ». Les Pinçon-Charlot étaient ainsi, par exemple, accusés de « consacre[r] leur vie à convaincre leur public que l’habitant des beaux quartiers aurait davantage sa place dans un camp de travail ». Tout simplement.

Sur fond de développement des discours islamophobes au nom de la « lutte contre le terrorisme », la critique s’est peu à peu étendue à diverses disciplines et champs universitaires, avec une attention toute particulière portée aux études postcoloniales et décoloniales, mais aussi aux études de genre et aux travaux portant sur les questions raciales. En novembre 2018, le Point publiait une tribune signée par « 80 intellectuels », sobrement titrée « Le “décolonialisme”, une stratégie hégémonique », dans laquelle on pouvait lire, entre autres, ceci : « Tout en se présentant comme progressistes (antiracistes, décolonisateurs, féministes…), ces mouvances [intellectuelles] se livrent depuis plusieurs années à un détournement des combats pour l’émancipation individuelle et la liberté, au profit d’objectifs qui leur sont opposés et qui attaquent frontalement l’universalisme républicain : racialisme, différentialisme, ségrégationnisme (selon la couleur de la peau, le sexe, la pratique religieuse) ». Tribune signée par d’éminents progressistes comme Alain Finkielkraut, Jean-Claude Michéa ou Élisabeth Badinter, et qui connaitra diverses répliques, jusqu’à la création, en janvier 2021, d’un « Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires » se fixant pour mission de combattre « [l’]identitarisme qui progresse au sein de l’Université [et] menace en retour de faire progresser d’autres formes d’identitarismes en dehors de l’Université ».

Vous avez dit « complotisme » ?

Peu importe l’imprécision des termes et la méconnaissance totale des disciplines et champs de recherche visés. Dans bien des interventions et des écrits, on s’aperçoit en effet que tout se mélange : études postcoloniales, études décoloniales, travaux sur le genre, sur les questions raciales, sur l’intersectionnalité… Le nombre de références précises aux travaux ciblés (articles, livres, colloques, séminaires de recherche…) est inversement proportionnel à la virulence des attaques, et l’on préfère gloser sur l’intitulé d’un sujet de thèse que se confronter réellement et concrètement à des travaux qui, si l’on peut légitimement les critiquer, ne peuvent être balayés d’un revers de manche à coups d’amalgames et de « punchlines » pour plateaux télévisés.

Peu importe, en outre, si aucun élément concret ne vient à l’appui des accusations portées, qui présentent bien des caractéristiques des théories complotistes : dénonciation d’une offensive venue de l’étranger (ici, les « campus américains » et les « Frères musulmans ») ; obsession quant à la persécution qui aurait cours contre ceux qui osent dire la vérité (la « cancel culture ») ; absence de raisonnement argumenté, auquel se substitue une collection d’anecdotes ou de faits isolés que l’on relie entre eux, quitte à les réinterpréter grossièrement, pour « prouver » l’existence de quelque chose de systématique ; dénonciation d’une coalition entre des groupes et/ou des individus à qui l’on prête un projet commun alors qu’ils/elles ont bien souvent des intérêts divergents, voire contradictoires, et qu’il n’existe aucune preuve d’une quelconque concertation…

Et peu importent, enfin, les éléments matériels qui invalident le propos des chasseurs d’« islamo-gauchistes », entre autres et notamment le nombre ridiculement bas de publications et d’enseignements portant sur les thématiques incriminées1. Car l’essentiel est ailleurs : pour le gouvernement et les « intellectuels » aux ordres, il s’agit d’alimenter une campagne de défiance à l’égard des chercheurEs critiques et plus largement des forces progressistes, et d’entretenir, sur fond de vote de la loi « séparatisme », un climat islamophobe reposant sur la stigmatisation de tout ce qui serait « musulman » ou « islamique ».

Des travaux qui mettent en péril le récit dominant

Ce que les réactionnaires ne pardonnent pas aux disciplines et champs de recherche incriminés, c’est fondamentalement qu’ils interrogent, critiquent, remettent en question le récit officiel de « la France universelle et universaliste ». Les études postcoloniales proposent ainsi un décentrement, une « désoccidentalisation » du regard porté sur l’histoire, les processus sociaux, contestant la domination de la pensée politique, économique, sociale, culturelle… du monde occidental, en déconstruisant les récits dominants au moyen, notamment, de travaux sur les groupes dominés, leurs luttes, leur production culturelle, etc. Les études décoloniales s’intéressent davantage à l’actualité du colonialisme, ses reconfigurations, la façon dont il continue de structurer les sociétés. Une critique de la « modernité occidentale » en somme, qui conteste l’idée que la « décolonisation » aurait mis un terme aux rapports coloniaux, au moyen de concepts comme la « colonialité du pouvoir » (Aníbal Quijano) ou le « fondamentalisme eurocentrique » (Ramón Grosfoguel). Les travaux intersectionnels, quant à eux, reposent sur une étude croisée des dominations qui structurent la société (de classe, de race, de genre, d’orientation sexuelle), affirmant qu’elles ne peuvent être pleinement comprises si elles sont étudiées séparément car elles ne s’excluent pas mutuellement et, en outre, que le croisement des oppressions, plus qu’une simple addition, produit des sujets et groupes sociaux spécifiques et des modifications des mécanismes de domination.

Évidemment, ces champs de recherche sont pluriels, divers, internationaux, nourris de débats entre eux et en leur sein, et reposent sur des enquêtes historiques, sociologiques, empiriques… C’est à ce titre que l’on peut comprendre les paniques identitaires qu’ils suscitent, dans la mesure où, dans un pays comme le nôtre, ils remettent en cause bien des certitudes officielles, de la « mission civilisatrice » de la France au prétendu « universalisme républicain » dans lequel tout le monde serait traité à égalité, en passant par le présent colonial de la France, que ce soit à l’extérieur de ses frontières ou dans un certain traitement des populations racisées. Des paniques qui se traduisent notamment par des attaques violentes et grossières tentant notamment de faire croire que ce sont celles et ceux qui étudient et donnent à voir les discriminations qui seraient responsables de leur existence, voire de leur perpétuation, comme a pu l’affirmer, entre autres, Jean-Michel Blanquer : « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles, qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes de notre modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. »2 Et il n’est nul besoin de partager l’ensemble des conclusions de ces travaux, ni de nier le caractère parfois déformé de leurs appropriations militantes3, pour les prendre au sérieux, valoriser leurs apports, y compris de manière critique, et défendre leur légitimité face à l’offensive réactionnaire qui les vise.

« Race et sciences sociales »

Cette position de « soutien critique » ne va malheureusement pas de soi du côté des intellectuels — authentiquement — de gauche. À ce titre, et sans bien évidemment les ranger dans la même catégorie que Vidal, Blanquer et consorts, la sortie début février de l’ouvrage de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales, et les interventions médiatiques de ses deux auteurs, ont été particulièrement remarquées, et pas forcément dans le bon sens du terme. Dans ce livre, le sociologue et l’historien entendent s’en prendre à ce qu’ils nomment les « discours identitaires » à gauche, nourris selon eux par les travaux universitaires sur la « question raciale ». Pour Beaud et Noiriel, un mouvement de fond serait à l’œuvre dans la gauche depuis les années 1980, avec un délaissement des questions sociales au profit des « questions identitaires », qui culminerait aujourd’hui avec des mobilisations antiracistes participant d’un « enfermement identitaire […] occultant les relations de pouvoir qui structurent nos sociétés »4. Autrement dit : « Le langage racialisant qui présente la couleur de peau comme la variable déterminant l’ensemble des pratiques économiques, sociales et culturelles de nos concitoyens écrase la complexité et la finesse des relations sociales et des rapports de pouvoir. »5

On pourrait bien évidemment partager ces dernières formulations… si elles faisaient écho à une réalité tangible. Mais le problème est que Stéphane Beaud et Gérard Noiriel entretiennent une confusion majeure, amalgamant, d’une part, des collectifs et des pensées ultra-minoritaires ayant fait du prisme racial leur seule grille de lecture des rapports sociaux et, d’autre part, des courants de recherche et des mouvements luttant pour que la variable raciale ne soit pas systématiquement reléguée au second plan, voire niée, au motif que l’appartenance de classe surdéterminerait tout le reste et serait, partant, le seul facteur d’unification des dominéEs, tout le reste favorisant la division. Qui plus est, les deux auteurs opèrent un renversement des plus étonnants, rendant responsables les chercheurEs travaillant sur la « question raciale » et les mouvements antiracistes des logiques de division, comme si ce n’était pas les discriminations elles-mêmes, ainsi que l’incapacité du mouvement ouvrier à prendre en charge ces questions, qui favorisaient les tendances à la fragmentation. Une position plus que discutable, mais cohérente avec ce qu’écrivait Gérard Noiriel dans l’introduction à son Histoire populaire de la France (2018) : « Le projet d’écrire une histoire populaire du point de vue des vaincus a été accaparé par les porte-parole des minorités (religieuses, raciales, sexuelles) pour alimenter des histoires féministes, multiculturalistes ou postcoloniales, qui ont contribué à marginaliser l’histoire des classes populaires. »

Faire face à l’offensive

Cet article n’est pas le lieu pour une analyse exhaustive des thèses de Beaud et Noiriel, qui font en réalité largement écho à certaines « critiques » qui ont pu être formulées à l’égard des féministes dans les années 1970, accusées de « diviser la classe »6, et que nous ne confondons pas avec l’offensive réactionnaire évoquée plus haut, d’abord et avant tout parce que les deux auteurs se placent d’un point de vue « de gauche » et ne nient pas la réalité des oppressions subies. Force est toutefois de constater que la sortie d’un tel ouvrage, en pleine polémique sur « l’islamo-gauchisme » et en pleine campagne contre les champs de recherche auxquels Beaud et Noiriel s’en prennent avec virulence, a de quoi interroger, et qu’elle a été un très mauvais service rendu au camp progressiste et aux chercheurEs que les deux auteurs qualifient hâtivement « [d’]adeptes de la question raciale »7. Les débats à gauche ne doivent certes pas être déterminés par l’agenda des réactionnaires, mais lorsque l’on lit sur la quatrième de couverture de Race et sciences sociales que « les auteurs de ce livre ont voulu sortir de l’agenda politique et médiatique », on se dit que l’opération est loin d’être réussie.

A fortiori dans la mesure où Beaud et Noiriel, sans doute par méconnaissance des travaux et des mouvements qu’ils critiquent, contribuent à entretenir le flou et la suspicion à propos de courants de pensée qui, loin de réduire le social au racial, entendent en réalité travailler les croisements et les interactions entre les différentes formes d’oppression et de domination, à l’opposé de toute démarche réductionniste et/ou essentialisante. En outre, dresser un parallèle, comme les deux auteurs l’ont parfois fait dans leurs interventions médiatiques, entre deux « discours identitaires » qui se répondraient, est pour le moins malaisé, comme lorsque Gérard Noiriel affirme : « J’ai moi-même été traité d’"islamo-gauchiste" parce que j’avais osé utiliser, dans mon livre le Venin dans la plume, le terme d’"islamophobie" pour désigner les discours de haine diffusés par Éric Zemmour contre les musulmans. En sens inverse, certains nous accusent de faire le jeu des “racistes” parce que nous critiquons le processus d’assignation identitaire qui consiste à définir publiquement les gens par leur couleur de peau. »8 Si le débat à gauche est évidemment légitime, entre autres concernant les nécessaires articulations entre luttes contre les oppressions et luttes contre l’exploitation économique9, le moins que l’on puisse dire est que l’approche et le calendrier choisis par Beaud et Noiriel ne rendent pas service à notre camp social.

L’offensive à laquelle nous assistons est en effet de taille, qui ne témoigne pas seulement de l’inculture crasse de la Macronie et de tous les réactionnaires concernant la recherche en sciences humaines et sociales. Elle exprime en réalité un positionnement profondément réactionnaire, tout à la fois raciste, sexiste et anti-intellectuel, agrémenté d’une vision autoritaire de la gestion de la conflictualité sociale, dont le pouvoir ne se cache plus, avec une volonté de renforcer le contrôle de l’État sur les libertés académiques et sur les productions intellectuelles. Le Washington Post10 fait d’ailleurs remarquer que Macron et les siens sont à ce titre à ranger dans la même catégorie qu’Orbán, Bolsonaro, Modi, Erdogan et consorts.

La campagne contre l’« islamo-gauchisme » (et tout ce qui lui a été accolé), si elle permet au pouvoir de parler d’autre chose que des vrais problèmes que se pose la population (situation sanitaire, crise sociale, etc.), n’est donc en aucun cas une simple manœuvre de « diversion ». Elle joue un rôle politique à part entière, dans un contexte général d’offensive raciste et autoritaire, et participe de la « stratégie » de la Macronie en vue de la présidentielle de 2022 : construire un tête-à-tête avec le RN en allant sur ses terrains de prédilection tout en délégitimant toute forme de critique sociale, féministe, antiraciste, radicale. Et il n’est nul besoin d’adhérer aux travaux de recherche et/ou aux disciplines directement ou indirectement visées pour comprendre que c’est en réalité l’ensemble de notre camp qui est visé par cette offensive, et que c’est touTEs ensemble que nous devons y résister, sans nier nos divergences mais sans se tromper d’adversaire.

  • 1. Lire par exemple Lucie Delaporte, « En France, les recherches sur la question raciale restent marginales », Mediapart, 8 février 2021.
  • 2. Le Journal du dimanche, 25 octobre 2020.
  • 3. Lire l’article d’Aurore Lancereau dans ce même dossier.
  • 4. Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Impasse des politiques identitaires », le Monde diplomatique, janvier 2021. Cet article est constitué des « bonnes feuilles » du livre.
  • 5. Idem.
  • 6. Lire l’interview de Josette Trat dans ce même dossier.
  • 7. Race et sciences sociales, p. 203.
  • 8. Interview à la Vie, 25 mars 2021.
  • 9. Lire l’article de Mimosa Effe dans ce même dossier.
  • 10. Ishaan Tharoor, « France and the spectral menace of “Islamo-leftism” », 22 février 2021.