Publié le Lundi 14 juillet 2025 à 14h12.

Qu’est-ce que la lutte contre l’islamophobie ? Faux enjeux, vrais débats

La centralité de la lutte contre l’islamophobie ne fait pas de doute dans nos orientations politiques. Si cependant nous pouvons à raison nous vanter d’être la seule organisation politique à porter le retrait de la loi de 2004, nos mots d’ordre recouvrent mal un flottement qu’il nous faut affronter pour pouvoir lutter réellement et ne plus nous payer de mots.

La lutte contre l’islamophobie se présente pour nous comme une évidence, mais cette évidence est grevée d’une conscience malheureuse (athée). Comment se positionne-t-on par rapport à la religion quand on lutte contre l’islamophobie ? Est-on bien sûr de ne pas soutenir telle ou telle interprétation de l’islam quand nous nous engageons ?

Matérialisme et religion, comment éviter la contradiction ?

Notre position actuelle est fondée sur l’évitement, voire le déni. Nous avons appris à affirmer la liberté des musulman·es mais en aucun cas pour respecter leur islam. Ce qui nous rassérène avec le hijab, c’est qu’il serait sexiste de critiquer une tenue ; de même que ce qui nous rassérène avec la lutte contre les fermetures arbitraires des mosquées, c’est qu’il serait inégalitaire de ne préserver que le patrimoine chrétien. Nous excellons à transcrire dans notre grammaire la lutte contre l’islamophobie mais nous faisons abstraction de sa finalité pour les concerné·es — adorer Allah sans entraves

Partant d’un point de vue athée, nous examinons la religion comme un phénomène historique, et non pas en propre comme une religion. Elle a bien une dimension manifeste et une fonction historique et matérielle mais elle prétend à plus. Le spirituel n’est pas réductible à ce qui est seulement intellectuel ou idéel : on peut bien affirmer qu’il n’existe pas ou, dans une version issue d’un marxisme vulgaire, qu’il est de l’ordre de la projection imaginaire, il existe toujours autant pour celle ou celui qui le reconnaît.

Que faut-il en déduire ? De deux choses l’une : la finalité de la religion n’est pas strictement historique ou politique. Elle prétend à ce domaine « nuageux » de la spiritualité, pour reprendre l’expression de Marx, aussi nier un fait spirituel pour le ramener à un effet historique, c’est en réalité nier la spécificité de la religion, et dès lors, la religion elle-même. Par exemple, affirmer que les prescriptions islamiques sur le vêtement sont essentiellement sexistes, c’est, en plus de s’insérer dans une histoire longue de l’orientalisme européen, nier le point de vue d’un·e croyant·e pour lqui les prescriptions religieuses sont divines et la spiritualité réelle.

La critique de la religion n’est pas un objectif marxiste

Cette attitude, nous devons y revenir à d’autres occasions, est de l’ordre du réflexe islamophobe : s’il serait urgent de comprendre que la peur de cautionner l’islam est bien de l’islamophobie — et à quel point se sentir « mis·es en danger » dans notre « intégrité » marxiste constitue bien un ressort raciste qui correspond à l’idéologie dominante — il peut ne pas suffire de se savoir islamophobe pour cesser de l’être.

Plus profondément, le réflexe islamophobe n’est pas « seulement » islamophobe, il est également le reflet d’une tradition française « de gauche » qui fonde son identité sur l’anticléricalisme et de la lutte contre le caractère « réactionnaire de la religion ». Cette tradition est présente aussi bien au sein de l’arc républicain que dans le socialisme français. L’introduction du marxisme en France par Jules Guesde et sa synthèse « orthodoxe », fortement teintée de blanquisme — et par ailleurs combattue par Lénine — ne doit plus lester notre intelligence de notre propre tradition politique. Il nous faut renier cet héritage national aujourd’hui dangereux car convergeant avec l’agenda raciste hégémonique et nous ressaisir de nous-mêmes : nous égarons-nous vraiment quand nous nous abstenons de reproduire cette obsession de la lutte contre la (réaction de la) religion, alors que c’était depuis la Sainte-Famille de Marx le lieu même de la distinction entre le socialisme idéaliste des jeunes-hégéliens et le matérialisme historique ?

La lutte contre l’islamophobie n’est pas seulement un objectif antiraciste pour les musulman·es, mais constitue également un impératif pour nous-mêmes. Nous sommes divisé·es par la racialisation du prolétariat, et nous devons faire notre autocritique grâce à la conscience claire dans les masses et dans les collectifs antiracistes de la fragilité du soutien de la « gauche non muslmane » : notre rôle est d’être à l’avant-garde de la formation d’une classe révolutionnaire réelle.

Religion et histoire : agir en matérialistes antiracistes

Nous avons de fait bien un rôle à jouer sur la question religieuse aujourd’hui, et il ne s’agit pas de la répétition de la critique bourgeoise d’un prétendu obscurantisme. On ne peut pas déplorer la blanchité d’une organisation qui continuerait à se penser à partir de la normativité blanche et des vecteurs de la domination occidentale moderne.

Les effets de la religion sont pourtant bien potentiellement historiques et politiques, quoique la religion ne soit pas uniquement une pratique historique et politique. Ce sens historique des pratiques religieuses n’est le plus souvent pas nié par les croyant·es elleux-mêmes : la religion a bien un sens spirituel, mais les pratiques religieuses existent matériellement. C’est du reste aussi la raison pour laquelle le renvoi du religieux au privé ou à l’intime est absurde. Il ne s’agit pas de laisser exister la religion tant qu’elle n’est pas réelle, supposément intime ou privée, comme nous avions tendance à le faire en rejoignant une posture républicaine mais bien à situer la lutte contre l’islamophobie dans la lutte contre la mutilation bourgeoise de l’existence matérielle.

On peut alors se positionner sur les effets matériels contemporains de la pratique de l’islam : l’islamophobie est une oppression qui rejoint l’ensemble des sites de la critique communiste de l’ordre bourgeois. Lutter contre l’islamophobie, c’est ainsi lutter d’abord contre l’altérisation des musulman·es qui partage racialement la population. Elle est le ressort des politiques sécuritaires de l’État qui le renforcent sous prétexte de défendre le pays du terrorisme. Notre principale cible politique, qui ne prétend plus que marginalement produire une communauté par « l’intérêt commun » au-delà la compétition économique, la produit sur le rejet de l’islam : lutter contre ce rejet, c’est donc lutter contre l’État. L’islamophobie est également un vecteur du patriarcat : en empêchant les femmes visiblement musulmanes d’accéder au marché du travail, elle les assigne à la famille. Elle produit également une surexploitation des hommes musulmans par l’institution de ce patriarcat qui incite de nombreux hommes à cumuler les emplois peu qualifiés et réduit les opportunités professionnelles auxquelles ils peuvent accéder1.

Une lecture matérialiste doit aussi nous permettre d’interroger les effets politiques de l’islam. Si la dimension spirituelle de la religion est fondée sur le dogme — et qu’il serait impropre et inefficace de l’identifier à une logique proprement politique — il est indéniable que, à la fois de manière réactionnelle et de manière endogène, les religions et l’islam en particulier peuvent aussi produire des interprétations réactionnaires de leurs dogmes, et compatibles avec la société capitaliste — tout comme elles peuvent produire l’inverse. S’il ne nous appartient pas de nous situer sur leur pertinence théologique, il faudrait tenir une ligne intermédiaire, en participant à la désessentialisation du religieux sans répéter une posture épistémologique blanche qui, depuis son surplomb progressiste, historiciserait tout ou renierait la place même du spirituel en l’essentialisant pour l’assigner au conservatisme.

En marxistes, il faut sortir des abstractions et rejoindre la terre que nous foulons. Le port du hijab, par exemple, correspond le plus souvent à une pratique moderne et personnelle, et non pas à la souscription à une interprétation patriarcale du genre : elle correspond même souvent à sa contestation, et constitue donc un geste féministe2. À l’inverse, l’absence de contestation des dynamiques du capitalisme et le caractère rétrograde du fétichisme de la marchandise font de la communauté musulmane une communauté à la pointe des dynamiques de recomposition du capitalisme ubérisé3.

Oser rencontrer réellement les musulman·es sans toujours supposer a priori une distance radicale doit constituer, de manière réciproque, un enrichissement politique : il faut dépasser la seule reconnaissance paternaliste de la victimation de l’autre. Par exemple, sur l’angle féministe, la construction communautaire d’espaces strictement féminins cisgenres et hétéronormés associés à des pratiques pieuses de chasteté pourrait constituer un point d’appui à la construction de la sororité par-delà la rivalité hétéronormée des femmes ; sur l’angle écologiste, la notion de ’amana (dépôt) peut se présenter comme une articulation religieuse qui identifie l’existence séparée du vivant et la responsabilité collective devant la catastrophe climatique…

C’est par là aussi qu’on pourra envisager une lutte contre les interprétations réactionnaires et/ou clivantes de l’islam : non en prétendant choisir un dogme ou une interprétation de l’islam qui nous conviendrait mieux qu’une autre, en extériorité, mais en se construisant dans les luttes, avec les musulman·es, voire, pour celles et ceux qui attestent de sa vérité, en tant que tels. 

  • 1. O. Esteves, J. Talpin, A. Picard, La France, tu l’aimes mais tu la quittes. Éd. Seuil, 2024.
  • 2. N. Göle et S. Mahmood, Politiques de la piété, le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique. Éd. La Découverte, 2009.
  • 3. H. Karimi, Les femmes musulmanes ne sont-elles pas des femmes ? Éd. Hors d’atteinte, 2023. L’autrice met en évidence l’importance du recours à l’auto-entreprenariat pour contourner l’islamophobie sur les lieux de travail.