Le 20 octobre dernier, notre camarade Ibrahima Dia, aide-soignant dans l’Essonne, militant NPA et SUD santé sociaux, était une nouvelle fois convoqué au Tribunal de Bergerac pour la comparution des trois auteurs de l’agression raciste dont il avait été victime le 7 mai 2013, alors qu’il était en vacances près de Sarlat.
Après de nombreux reports, le verdict devrait être rendu le 17 novembre (Les 3 agresseurs ont été reconnus coupables et condamnés à 4 mois de prison avec sursis, à verser 900 euros de dommages et intérêts et 600 euros de dépens). Ibrahima et Michèle, compagne et membre du comité de soutien, ont bien voulu revenir sur ces événements pour nous.
Peux-tu nous rappeler les faits et nous expliquer comment se fait-il qu’il ait fallu plus de 7 ans pour que la violente agression dont tu as été victime soit enfin jugée ? Cela semble inouï. D’autant que les multiples reports ont fait que les délais sont dépassés pour certains actes ?
Ibrahima : Nous étions venus en vacances dans un camping à Nabirat. Ce mardi 7 mai 2013, nous avions prévu de rester au camping et de faire un barbecue. Vers 13h30, je suis parti faire des courses au supermarché à Sarlat et me promener dans la campagne sur le retour, en passant par la Roque-Gageac. Arrivé au lieu-dit Liaubou Haut, à 1 ou 2 km du camping, je me suis arrêté pour prendre des repères sur la carte pour notre sortie du lendemain à Rocamadour. Le coin est très reculé et les panneaux d’indication peu explicites. Un homme en tracteur est arrivé, m’a demandé si je cherchais mon chemin. J’ai répondu « non » et ai demandé si ma voiture gênait, la route ne permettant le passage que d’une voiture en même temps. Il m’a demandé de partir et m’a dit qu’une personne allait venir me voir. Il est entré dans la cour d’une maison et une femme est sortie. Elle m’a dit : « je suis policière et vous allez dégager d’ici sale négro. Si vous ne le faites pas, c’est mon mari qui va vous faire partir ».
Interloqué et énervé par cette façon de parler, j’ai rangé ma voiture à une centaine de mètres et suis allé marcher dans le bois pour me calmer. 10 minutes après environ, je me suis dit qu’il valait mieux ne pas rester dans le coin et rentrer au camping. Mais lorsque je suis sorti du bois, 2 hommes étaient à côté de ma voiture, l’un à l’avant frappait la paume de sa main avec un bâton, l’autre à l’arrière, et une remorque était de l’autre côté de la route avec un gros chien dedans, pas attaché. J’ai eu peur qu’ils lâchent leur chien sur moi, j’ai pensé à sortir mon téléphone mais j’ai eu peur qu’ils me le cassent. Je me suis dit tant pis, j’y vais, je vais leur dire que je m’en vais. Au moment où je m’approchais de ma voiture pour mettre la clé dans la portière, un troisième homme est arrivé avec une camionnette, m’a attrapé par le tee-shirt en arrière. J’ai reçu un premier coup de poing, puis un deuxième, suis tombé à terre où coups de pieds et de poings ont plu. Ils m’ont injurié de « sale pédé, sale bougnoule, sale antillais, vous avez toujours été nos esclaves, vous resterez nos esclaves ». J’ai cru qu’ils allaient me tuer.
Après avoir déposé plainte le jeudi auprès de la gendarmerie de Domme, les gendarmes ont décidé de lancer tout de suite une enquête car ils pensaient que j’avais été victime d’un guet-apens étant donnée la disposition des lieux et des agresseurs que je leur avais décrite et ils voulaient la mener en flagrant délit. Ils m’ont emmené dans le village visiter quelques maisons auxquelles ils rattachaient les possibles agresseurs. J’en ai reconnu deux et une femme qui était passée avec sa voiture juste avant que je ne me fasse frapper.
Cette enquête a malheureusement souffert de plusieurs irrégularités et a été entièrement annulée lors de l’audience du 14 janvier 2014. Cela a permis aux agresseurs de modifier considérablement leurs déclarations, laissant ainsi de côté de nombreux points révélateurs. Lors de cette audience de 2014, je n’ai pas eu le droit de m’exprimer, la juge et le procureur demandant à ce que les gendarmes soient sanctionnés et ordonnant la relance d’une nouvelle enquête auprès d’une juge d’instruction, ce qui a fait repartir l’enquête à zéro.
Celle-ci a duré depuis février 2014, et a été notamment retardée par le refus des agresseurs de se présenter pour une reconstitution, alléguant toujours des indisponibilités. L’enquête a été close en février 2018 et une audience était prévue seulement le 5 novembre 2019. Pour celle-ci, les agresseurs demandaient une nouvelle fois un report pour raison de
santé pour l’un et indisponibilité professionnelle pour un deuxième. Notre avocat souhaitait que les agresseurs soient présents au procès, et nous avons convenu avec lui d’accepter un dernier report. Une autre audience était prévue pour mars 2020, annulée pour raison de crise sanitaire. Nous savions déjà que le délai légal de prescription de 5 ans pour racisme était malheureusement tombé depuis février 2019 (5 ans après le démarrage de la 2ème enquête), et ce du fait même de la lenteur judiciaire. Cela me laisse beaucoup d’amertume et de colère.
Peux-tu nous dire Michèle, le rôle qu’a joué le comité de soutien face à tant de mépris et qui le compose ?
Michèle : La constitution d’un comité de soutien a été fondamentale. Je ne crois pas que nous aurions pu mener seuls ce combat pour obtenir justice et je pense à ceux qui ont été victimes d’actes similaires, mais qui seuls, n’ont pas trouvé la force et les moyens de porter plainte, trouver un avocat, suivre et comprendre les procédures, payer les frais d’avocats et de déplacements (cela monte vite à plusieurs milliers d’euros) et tenir dans le temps. Cela paraît simple quand on le lit, mais ça ne l’est pas du tout. Un tel évènement laisse un véritable traumatisme renforcé par les blessures physiques, qui nous confronte à nos peurs profondes, qui nous interroge et nous épuise psychologiquement.
Le rôle du comité de soutien a donc été a plusieurs niveaux : tout d’abord montrer à Ibrahima (et à notre fils) qu’il n’était
pas seul et que de très nombreuses personnes étaient révoltées par l’agression dont il a été victime. Il est composé de militants des droits de l’Homme bien sûr (associatifs, syndicaux, politiques), mais aussi de voisins et d’amis qui lui ont ainsi témoigné leur solidarité pleine et entière. Le comité de soutien a organisé une collecte pour subvenir aux dépenses et organiser des actions collectives. C’est ainsi qu’une quarantaine de personnes sont descendues en bus d’Évry à Bergerac pour l’audience du 14 janvier 2014. Une soirée de soutien aussi a réuni plus de 100 personnes. Il a lancé une pétition en ligne demandant que justice soit faite, écrit tracts et communiqués de presse et est resté en lien avec un comité de soutien qui s’est créé sur le Bergeraquois pour là aussi rassembler les volontés d’actions contre ce type d’agressions. Ils ont notamment organisé la veille de l’audience de 2014, une soirée contre le racisme avec la diffusion d’un film et un débat à propos de l’agression d’Ibrahima.
Qu’attendez-vous du jugement ?
Ibrahima : J’attends tout simplement que justice soit faite, c’est-à-dire que ces personnes soient fermement condamnées, qu’elles ne puissent plus jamais s’en prendre à d’autres personnes et que la justice les oblige à des actes de réparation envers moi et la société. Je n’ai malheureusement pas ressenti cette volonté lors de l’audience du 20 octobre, et la réquisition du procureur m’est apparue bien faible en comparaison de ce que j’ai subi, mais je l’espère malgré tout.
Propos recueillis par Isabelle Ufferte