Publié le Mercredi 2 décembre 2020 à 12h23.

« Je veux que le nom de mon frère Babacar soit connu dans le monde entier »

Entretien. Nous avons rencontré Awa Gueye, quelques jours avant le rassemblement du 5 décembre à Rennes, cinq ans après l’assassinat de son frère Babacar par la police à Rennes.

Que s’est-il passé il y a 5 ans ?
Dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015, Babacar, mon petit frère, il avait 27 ans, est mort sous les balles de la police. Nous avions passé la journée ensemble et il est sorti pour aller voir un ami. Ne le voyant pas le matin, j’ai pensé qu’il était parti courir. J’ai déposé mon fils à l’école et suis restée parler avec des parents d’élèves. Un des amis de Babacar m’a appelée, il ne voulait pas me parler directement… J’ai insisté. Il m’a annoncé que mon frère avait été tué par la police. J’ai fait un malaise et j’ai été hospitalisée. L’après-midi, un ami m’a accompagnée dans mes démarches. J’ai dû me battre, dès le premier jour, pour savoir où était le corps, pour le voir. Je suis allée au commissariat, je voulais savoir comment mon frère était mort. J’ai dû entrer seule, ils ont refusé que mon ami vienne avec moi, alors que j’avais du mal à parler français. Des policiers m’ont hurlé dessus, ils ont crié, et m’ont dit que Babacar « voulait tuer un policier », qu’il « faisait une crise, qu’il a pris un couteau et se mutilait »… Là j’ai été interrogée. Ils ont exigé que je leur fournisse les papiers de Babacar, j’ai dû les conduire chez moi pour les montrer, et là, pendant que je cherchais les papiers, ils ont mis des gants et commencé à fouiller partout ! Ensuite j’ai fini par voir le corps de Babacar à la morgue, il avait été autopsié sans rien me demander…

Ensuite, tu as commencé ta bataille pour obtenir justice…
Dès le départ, la presse a répété les mensonges des policiers : légitime défense ! Mais moi je sais que mon frère n’aurait jamais fait de mal à quelqu’un ! Personne ne m’a aidée, à part les amis. Le consul du Sénégal m’avait promis de demander une contre-autopsie, il ne l’a jamais fait, il a même dit aux Sénagalais de ne pas assister au rassemblement que nous avons organisé. Et mon avocat, un jour, a fini par m’avouer que le dossier était classé sans suite ! J’étais très en colère, j’ai changé d’avocat, je ne voulais pas que ça s’arrête là. J’ai dû me battre pour obtenir le dossier ! J’ai fini par rencontrer le juge, j’ai dû me faire mon propre avocat. À ce moment-là, je ne parlais pas bien le français, mais, avec mes mots, le juge a compris ! Quand j’ai eu le dossier, ils m’ont dit que je n’avais pas le droit de parler de ça dehors, qu’ils me le donnaient mais que je ne devais le montrer à personne. Ils ont voulu me faire peur pour me faire taire. Mais moi, je veux la vérité ! J’ai consulté le dossier, avec tous les éléments – mon frère tué de 5 balles, menotté après avoir été abattu… C’est son ami qui avait appelé les secours parce que Babacar faisait une crise et se faisait du mal à lui-même avec un couteau de table. Les pompiers sont arrivés, mais sont restés en bas. C’est la police qui est venue à la porte de l’appartement. Ils étaient huit, dont quatre de la BAC. L’expertise en balistique dit que cinq balles ont touché mon frère, aucune n’est arrivée de face, une est arrivée par la fesse gauche. Ils disent qu’ils l’ont menotté parce qu’il s’est levé pour les menacer avec son couteau, un petit couteau de cuisine comme pour couper les légumes. Alors qu’il avait cinq balles dans le corps ! L’ancien juge m’a dit qu’il était resté comme ça pendant une heure ! Là je me suis dit : « C’est pas vrai, c’est pas possible, je suis prête à me battre ! »

Après la reconstitution, tu continues la lutte pour un procès...
En 2017, nous avons obtenu la réouverture du dossier. Il faut savoir qu’en plus de tous les mensonges, de toutes les difficultés, les preuves matérielles ont disparu. Les scellés ont été détruits « par erreur » ! Nous avons demandé une reconstitution (qui a eu lieu le 24 septembre) et une morpho-analyse des taches de sang sur les lieux. Pour la reconstitution, je me suis battue pour qu’ils soient tous là, pas seulement le tireur. J’étais là, je n’ai pas dit un mot, j’ai pu les voir en face. Je n’ai pas baissé les yeux, c’est le tireur qui a mis la capuche de son sweat pour se cacher ! Maintenant, je veux que les coupables soient jugés, je veux un procès, je veux qu’ils soient punis. Je sais ce que je veux, j’ai dû changer quatre fois d’avocat, mais je continue le combat. C’est le juge qui décide, mais moi, Awa, je sais ce qui est logique, et l’histoire de la légitime défense, elle ne l’est pas. D’ailleurs, les déclarations des policiers sont contradictoires. Quand une personne fait quelque chose d’interdit, elle est jugée et punie. Pourquoi ils ne le seraient pas ? Parce que ce sont des policiers ? Le policier qui a tiré est encore policier, il a encore une arme, il a juste été muté dans une autre ville. Ils sont prêts à mentir, à salir les victimes, beaucoup de familles de victimes sont dans cette situation. Je me demande s’il y a vraiment une justice en France !

Tu as beaucoup de contacts avec les autres familles de victimes.
Nous sommes tous en contact et beaucoup seront là le 5 décembre. Au début, des amis m’ont aidée pour monter le collectif Justice et vérité pour Babacar, dès le début l’association CARPES de Rennes m’a accompagnée, avec plusieurs autres collectifs et associations. Je suis souvent invitée, partout en France, même à Berlin, par des familles de victimes, Ali Ziri, Lamine Dieng, Angelo Garand, Adama Traoré... pour témoigner. Je vais partout, parce que c’est très important pour eux, pour moi, et nous sommes très solidaires ; ça donne de la force et du courage. Il y a aussi la famille de Allan Lambin, à Saint-Malo, la famille de Maëva, près de Rennes. Je suis allée au procès des policiers qui ont tué Maëva, un huissier ne voulait pas me laisser assister à l’audience. Mais c’est mon combat, ça m’a déchiré le cœur, comment ils ont arraché une personne aimée à la vie des autres ! C’est le même combat, pour toutes les familles, nous sommes tous des humains, nous avons le même sang, quelle que soit la couleur de peau. Et c’est toujours pareil, les policiers sont protégés.

Le 3 octobre, tu as fait la première étape de la Marche des Solidarités, au départ de Rennes. Puis chaque jour, les marcheurs ont fait une photo avec la banderole de ton collectif. C’est un lien très fort.
C’est normal, tu sais, Babacar était sans papiers en France. Je l’ai accompagné dans ses démarches pour demander des papiers, avec la CIMADE. Il a traversé la mer, il était même le capitaine de son zodiac. C’est que nous venons d’une île, au Sénégal, il avait pratiqué la pêche… Après, il a passé deux ans en Espagne, près de Malaga. Alors oui, c’est normal de soutenir les autres, la lutte des sans-papiers, la Marche des Solidarités, la demande de régularisation.

Le 5 décembre, c’est une date importante…
Le 5 décembre, j’organise avec le collectif Justice et Vérité pour Babacar, et le soutien de beaucoup d’autres associations, un rassemblement à 14 h, au Gast à Maurepas (le quartier où Babacar a été tué). C’est important parce que ça fait cinq ans maintenant et le procureur dit que l’instruction est bientôt terminée. Je veux un procès, je veux que les coupables soient jugés. Je ne veux pas que Babacar soit oublié, je veux que le nom de mon frère soit connu dans le monde entier !

Propos recueillis par Sidonie et Vincent

https://m.facebook.com/justiceetveritepourbabacar/