« On a le droit d’être islamophobe ». La « petite phrase » du philosophe Henri Peña-Ruiz, invité lors des Amfis d’été de la FI, fin août à Toulouse, n’a pas manqué de faire réagir nombre de militantEs et collectifs antiracistes. À juste titre. On se demande en effet comment il est encore possible, en 2019, de tenir de pareils propos, a fortiori lorsqu’on se revendique « de gauche ».
Face à la polémique, Henri Peña-Ruiz s’est justifié en expliquant que ses propos avaient été « tronqués » et qu’il fallait les resituer dans le développement qu’il opérait alors, dans le cadre d’un atelier sur « les trois boussoles de la laïcité ». Développement que voici : « On a le droit d’être athéophobe comme on a le droit d’être islamophobe. En revanche, on n’a pas le droit de rejeter des hommes ou des femmes parce qu’ils sont musulmans. Le racisme, et ne dévions jamais de cette définition sinon nous affaiblirons la lutte antiraciste, le racisme c’est la mise en cause d’un peuple ou d’un homme ou d’une femme comme tel. Le racisme antimusulman est un délit. La critique de l’islam, la critique du catholicisme, la critique de l’humanisme athée n’en est pas un. »
Taboue, la critique de l’islam ?
En d’autres termes, Henri Peña-Ruiz se défend de tout racisme et affirme que l’objet de son propos était de défendre la possibilité de la critique des religions. S’il s’agissait effectivement de cela, nous ne pourrions qu’être d’accord ! La critique des religions est non seulement légitime mais parfaitement justifiée, et toutE militantE et/ou courant progressiste se doit de la défendre contre les réactionnaires de tout poil qui tenteraient d’interdire une telle critique.
Mais une première question se pose : Henri Peña-Ruiz, et toutes celles et ceux qui, entre autres et notamment à la FI, ont volé à son secours, pensent-il réellement qu’il serait difficile de critiquer l’islam en France ? Les critiques de l’islam comme dogme religieux seraient-elles sujettes à la censure ? Poser ces questions, c’est y répondre. Impossible, ainsi, de comptabiliser le nombre de « Unes » d’hebdomadaires nationaux qui, ces dernières années, s’en sont vivement pris à l’islam (et parfois aux musulmanEs), photos et formules anxiogènes à l’appui. Impossible, en outre, de comptabiliser le nombre d’invitations faites à des Éric Zemmour (« [En France], au terme d’un long périple depuis le fin fond de l’Afrique, un peuple arabo-musulman s’est substitué aux anciens habitants. ») ou des Alain Finkielkraut (« La peur de l’islam, c’est la moindre des choses. »). Impossible, enfin, de comptabiliser ces dizaines d’heures accordées, sur les chaînes d’info en continu, à de pseudo-experts spécialistes de l’amalgame entre islam, « islamisme » et terrorisme. Et l’on pourrait multiplier les exemples. Affirmer qu’aujourd’hui, en France, la critique de l’islam serait devenue impossible ou « taboue » est en réalité devenu une véritable tarte à la crème qui prêterait à sourire si l’islamophobie, bien réelle, ne faisait pas des ravages.
Le devoir de lutter contre l’islamophobie
Car c’est bien le second problème avec la position de Peña-Ruiz et de ses amis : en affirmant qu’on a le droit d’être « islamophobe » quelle que soit la définition qu’il donne à se terme, ils participent, consciemment ou non, de la diffusion de l’idée selon laquelle il y aurait, en France, un « problème » avec l’islam, qui justifierait une méfiance, voire une hostilité spécifique à son encontre. Comment ne pas voir que, dans le contexte français, une telle position constitue un formidable point d’appui pour les racistes de tout poil, qui n’ont d’ailleurs pas manqué de voler au secours de Peña-Ruiz, l’enjoignant de « tenir bon » face aux « islamistes » et autres « indigénistes » ?
Comme le terme « antisémitisme », le mot « islamophobie » n’est certes pas parfait. Mais il s’est progressivement imposé, dans les institutions internationales et dans les dictionnaires (dont le Larousse) comme désignant un racisme spécifique, et bien réel, à l’encontre des musulmanEs. Vouloir à tout prix mener une bataille sémantique autour de ce terme est, au mieux, maladroit et, au pire, une tentative grossière de dissimuler un refus de combattre concrètement l’ensemble des conséquences concrètes de l’islamophobie et les politiques islamophobes, y compris lorsqu’elles se dissimulent – frauduleusement – sous l’étendard de la laïcité. Or, face à l’expansion des extrêmes droites et à la reprise de ses thèses par des pans toujours plus larges du champ politique, jusqu’à la banalisation de la thèse du « grand remplacement » – et les passages à l’acte qu’elle suscite – il s’agit de ne pas tergiverser : on n’a pas le droit d’être islamophobe, mais on a le devoir de lutter contre l’islamophobie.
Julien Salingue