Cet article publié dans Rouge en 1995 raconte l’action organisée par Ras l’Front contre le rassemblement du Front national le 1er mai 1995.
Il est 19 heures, lundi 1er mai et les militants de Ras l’front se retrouvent à leur local pour faire un premier bilan. Les traits pour certains sont tirés, l’ambiance est à la colère et à l’excitation. Rage de voir que la manifestation du Front national s’est soldée, une fois encore, par la mort d’un jeune Marocain de 29 ans, Brahim Bouarram, jeté à la Seine par des skins qui participaient au défilé lepéniste. Excitation d’avoir pu, ne serait-ce que quelques instants, troubler la grande messe du Front national. Nous leur avons demandé de bien vouloir raconter pour Rouge ce week-end.
Autour de la grande table, où circulent quelques verres de la cuvée Ras l’front, sont présents presque tous ceux qui ont contribué à la réussite de l’opération. Car, au-delà de la réussite médiatique et politique, les militants antifascistes ont fait preuve d’un esprit d’initiative et d’une capacité à travailler en équipe importante.
Il est d’abord décidé, évidemment, de participer à l’initiative en mémoire de Brahim et d’en faire une initiative dynamique, qui ne soit pas qu’un enterrement, un de plus après celui d’Ibrahim à Marseille, mais, comme cela s’est fait justement avec les Comoriens là-bas, l’occasion de resserrer les liens entre les communautés étrangères et immigrées avec les militants antifascistes et antiracistes.
Un scénario bien ficelé
Chacun raconte sa journée, certains leur nuit, avec moult détails et éclats de rire.
Durant tous les jours précédant ce week-end du 1er mai, le travail n’a pas manqué. Atelier couture avec des camarades qui se sont relayés pour assembler les deux banderoles de 20 m x 5 m et de 4 m x 8 m, y coudre les lettres, prévoir des compartiments pour les lester (avec du sable), afin d’éviter qu’elles ne se replient ou se relèvent avec le vent, prévoir un emplacement pour y glisser des bambous pour les rigidifier. Il fallait des cordes, des œillets pour les passer sans risquer de déchirer la toile, du fil et tous les systèmes pour pouvoir accrocher les banderoles.
Pendant ce temps, les repérages commencés depuis de nombreux jours se terminaient. Pour les militants de Ras l’front, l’opération semblait jouable. Bien sûr, tous reconnaissent que jusqu’au dernier moment, on ne pouvait être sûr du bon déroulement mais, à la veille du week-end, l’équipe avait bon espoir. La chambre de l’hôtel était déjà réservée, avec vue sur la place (indispensable !). Les lieux étaient reconnus afin que l’évacuation de celui qui aurait la « chance » de passer la nuit dans cet hôtel de luxe soit la plus sûre possible. Idem pour l’Opéra où l’exposition sur les costumes de scène n’a plus de secret pour certains.
Une fois le travail de confection et de repérage terminé, l’ensemble des camarades qui devaient participer à l’initiative se sont réunis pour un dernier briefing, le samedi soir. Tous les camarades présents avaient alors un rôle bien particulier.
Pour certains, il fallait faire des photos, enregistrer ou simplement prendre l’ambiance dans le défilé du FN, surtout au moment fatidique où les banderoles descendraient. Voir aussi comment la DPS (le service d’ordre officiel du FN) réagirait, la direction, le chef, les militants.
D’autres se retrouvaient transformés en touristes de luxe qui poireauteraient dans le hall de l’hôtel à l’heure fatidique. Enfin sur la place, non loin de l’Opéra, des militants vendraient sagement du muguet en guettant sur la façade arrière de l’Opéra le moment où les quatre « grimpeurs » devaient ressortir.
La veille, dimanche, une ultime réunion se tenait avec les camarades qui devaient assurer la phase finale de l’opération. Les équipes de l’Opéra et de l’hôtel partent alors, pour l’une s’enfermer afin de passer une nuit un peu frisquette sur les toits, l’autre se loger dans une chambre de luxe. Pour tous néanmoins, une tension réelle et beaucoup de travail puisqu’il s’agit de terminer les banderoles. Il n’était en effet pas question de faire entrer celles-ci sous leur forme définitive. Nuit agitée pour tous ceux qui, dehors ou dedans, étaient au courant de l’opération.
Le lundi, au petit matin, l’installation des podiums, des stands et de la décoration du Front national reprend (elle avait commencé la veille). Au fur et à mesure de l’arrivée des troupes lepénistes sur la place de l’Opéra, la tension monte encore d’un cran parmi les militants de Ras l’front qui ont profité des dernières heures de la matinée pour terminer les fixations. Il est midi, tout le monde attend que Le Pen prenne la parole. Les militants du FN, les médias qui doivent relayer sa consigne de vote pour le deuxième tour… et les cinq Ras l’front, aux aguets, qui aimeraient bien que tout cela soit terminé afin de quitter ces lieux nauséabonds.
12 h 15, cette fois ça y est, la clameur monte de la place et enfle, Le Pen est sur le podium et s’apprête à prendre la parole. Mais, au troisième étage du Grand Hôtel, une personne masquée, en robe de chambre sort sur le balcon, pose la banderole en appui sur la balustrade et la laisse descendre. Sur ses huit mètres de hauteur, on peut lire « Non au fascisme, non au racisme, (signé) Ras l’front ».
Hurlements de colère de la foule, stupéfaction de Le Pen et de la direction du FN qui constate qu’on vient les narguer sous leur nez. Le camarade ne s’attarde guère et file dans la chambre, puis dans l’hôtel. Il est pris en charge discrètement par une équipe et évacué. Pendant ce temps, deux personnes de la sécurité remontent la banderole sous les acclamations de la foule et Le Pen parle de « la racaille » et « des têtes de mort ».
À ce moment précis, le signal est donné et tout en haut de l’Opéra, quatre silhouettes se relèvent et jettent par-dessus le rebord l’immense et lourde banderole. La foule stupéfaite tempête, Le Pen ne peut plus parler et c’est la panique dans la sécurité. Des militants du FN, des jeunes, la DPS partent en courant vers l’Opéra. Sur la place, c’est la bronca et l’équipe Ras l’front se replie sur le toit afin de se préparer à redescendre dans le palais Garnier. Les pompiers arrivent à ce moment et la discussion s’engage. Ras l’front explique qu’il s’agit d’une démonstration symbolique et pacifique et qu’aucune dégradation n’a eu lieu, que l’entrée s’est faite « légalement ». Les pompiers présents remontent la banderole et c’est à ce moment que les premiers nervis arrivent sur le toit, armés de barres de fer. Les militants Ras l’front sont évacués, afin d’éviter tout incident sur le toit, et dissimulés dans une petite salle de l’Opéra. Ils attendent alors de longues minutes que la police mette en place un dispositif qui permette de les embarquer. Une compagnie de gardes mobiles est demandée en renfort et disposée pour l’évacuation. Le reste est plus banal, racontent ces quatre militants, le poste, la fouille, la garde à vue qui n’en est pas vraiment une et en l’absence de toute plainte, la relâche en début de soirée. À la porte du commissariat, une équipe de militants amis attend pour veiller à leur sécurité.
Dans un café, un peu plus loin, d’autres militants d’une organisation amie attendent eux aussi que tout soit terminé.
Grâce au dévouement et à la compétence des uns et des autres, l’opération s’est parfaitement déroulée. C’est le sentiment de tous ceux et toutes celles qui sont autour de la table, ce lundi soir.
La mort de Brahim ne fait que démontrer avec tristesse et rage, la nécessité de continuer et amplifier le combat contre le Front national et toute forme de racisme.
C’était bien sûr la volonté de Ras l’front quand, à l’origine de l’action, le scénario était mis au point. Derrière l’idée de faire un « coup » spectaculaire, relayé par les médias, on retrouve la volonté de démontrer de manière exemplaire que lutter contre le Front national est possible et l’affaire de tous.
Le 1er mai, comme lors de toutes leurs initiatives, les fascistes entendent démontrer qu’ils sont maîtres de la rue, qu’ils ont « pris le pouvoir » à l’échelle de leur initiative. N’ont-ils pas déjà déclaré qu’ils entendaient se faire respecter, réaliser le travail que la police ne savait pas ou ne voulait pas faire. Les dirigeants du Front national cultivent un discours sécuritaire, de fierté et d’invincibilité. Ils revendiquent devant leur public une légitimité nationale et laissent entendre qu’hormis « les Arabes, les communistes, les gauchistes, les pédés... », tout le monde serait d’accord avec eux ou presque, sans oser le dire.
Il est alors de la responsabilité des antifascistes de faire passer un message inverse. Que sur leur route, les fascistes trouveront des jeunes, des vieux, des hommes et des femmes, de toutes nationalités, de toutes conditions sociales et que cette lutte antifasciste est multiforme.
Ras l’front voulait démontrer que l’on peut les atteindre, chez eux, sous des formes pacifiques, déterminées. Qu’il ne faut pas les craindre mais au contraire leur montrer notre force et notre volonté. D’ailleurs, les militants de Ras l’front présents ce soir-là, programmaient les ventes et apparitions sur les marchés, les lycées et facultés, c’est-à-dire, à l’opposé d’une clandestinité ou d’une parano, le déploiement et la visibilité la plus complète. Ce qui n’empêche pas de penser la sécurité dans le même temps.
Rendez-vous est donc pris pour tous les militants et militantes pour une assemblée générale des collectifs, le 15 mai (puis d’une réunion de coordination nationale le 25 juin), pour discuter des élections et des initiatives à prendre pour les municipales, autre temps fort où le Front national compte apparaître.
Rendez-vous aussi à la manifestation en mémoire de Brahim, le mercredi, afin de transformer la tristesse et la colère en futures actions contre le parti raciste et fasciste de Le Pen, contre toute violence raciste.