Publié le Vendredi 2 janvier 2026 à 13h00.

Retour sur les 20 ans de la loi de 2004

Dans le cadre de sa campagne permanente de lutte contre l’islamophobie, le NPA propose la diffusion du documentaire 2004-2024 : les 20 ans d’une loi d’exclusion1. Nous publions ici l’intervention d'une camarade à Nancy, lors de la projection du 24 novembre 2024.

Je n’ai pas eu le courage de recenser les derniers actes islamophobes. Je n’ai pas eu envie de voir le nombre de femmes voilées agressées, le nombre de têtes de cochons déposées devant des mosquées, le nombre d’insultes proférées par journalistes, politiques, polémistes et consorts, même si c’est aujourd’hui que Laurent Wauquiez vient de proposer de renforcer l’arsenal juridique contre les musulman·es par sa proposition de loi contre le port du hijab des mineur·es.

Le seul organisme qui effectue le travail de recensement et de veille à ma connaissance est le CCIE2, un collectif qui est attaqué par l’État. La dernière salve d’attaques au mois de septembre contre les cadres d’organisation des musulman·es visait ce collectif qui affirme défendre les droits des musulmans, les droits qui restent. Ses responsables étaient placés en garde à vue, criminalisés, comme ils l’avaient été juste après la manifestation d’hommage à Aboubakar Cissé, tué par un islamophobe en avril 2024. Pour rappel, Le CCIE est l’héritier du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), dont la dissolution est prononcée en Conseil des ministres français le 2 décembre 2020. Le CCIF est l’une des cinq associations ciblées en 2020 par les Cellules départementales de lutte contre l’islamisme et le repli communautaire (CLIR), créées par la circulaire du 27 novembre 2019 dans le cadre de la lutte contre le séparatisme

Le CCIF s’est finalement auto-dissous et a déménagé en Belgique pour pouvoir continuer leur travail essentiel. Ils publient aussi des informations sur ce qui se passe en Europe, et qui ressemble à ce qui se passe en France. Plutôt que de s’appuyer sur ce type de travaux, on s’appuie en France sur des rapports conspirationnistes comme celui sur les Frères musulmans, qui a été publié en mai dernier. Ou plus récemment, sur un sondage qui prétend décrire « l’opinion » des musulmans de France, sondage Ifop commandé par Global Watch Analysis, une société mise en cause pour ses liens supposés avec les services de renseignement des Émirats arabes unis.

Pourtant, sa méthodologie biaisée, qui fait d’ailleurs de 1 000 personnes l’indicateur d’une politique qui devrait s’abattre sur quelques millions de musulmans, et ses conclusions orientées ne font qu’alimenter des idées fausses et renforcer des stéréotypes dangereux. Une fois de plus, la communauté musulmane est présentée à travers un prisme déformant, sans nuance, sans profondeur et sans respect de la réalité.

Tout le panel politique et médiatique semble se mettre d’accord sur l’islamophobie, et la gauche, même l’extrême gauche, n’en est pas exempte. Au NPA on essaie de faire mieux : de dénoncer pas seulement des lois islamophobes ou la répression mais de construire une solidarité concrète, de travailler avec les personnes concernées, d’apporter une analyse de l’islamophobie avec nos outils marxistes.

J’ai organisé la projection du film qu’on va voir ce soir à deux reprises déjà, une fois avec mon comité NPA Pantin/Aubervilliers et une autre fois avec l’association féministe et antiraciste Awal. On m’a demandé à l’occasion de ce dernier de lire un texte d’introduction au film afin d’expliquer mon point de vue situé et les raisons qui m’ont poussée à organiser la projection de ce film.

C’est compliqué d’être à la fois précise et concise. Je rappelle les deux raisons pour lesquelles j’avais trouvé important d’organiser la projection de ce film. L’une est politique, et l’autre intime. La grande et la petite histoire, les deux qui se regardent dans le miroir.

Le film fait le bilan des 20 ans de la loi d’interdiction du port de signes religieux à l’école qui a été adopté en 2004. À l’époque Bayrou, alors ministre de l’éducation, s’était positionné contre le port du voile en signalant que son interdiction était « une prise de position face à l’intégrisme ». L’intégrisme en question, c’était deux élèves d’un lycée de Seine-Saint-Denis, Alma et Lila Lévy qui avaient refusé dans leur bon droit d’enlever leur foulard. En octobre 2003 elles avaient été exclues de leur lycée, de manière tout à fait illégale. S’en est suivi un acharnement politique et médiatique en faveur de l’adoption de la loi3. Pour donner un ordre d’idées, le thème de la laïcité a été au centre des préoccupations des médias en 2003. Les quotidiens Le Parisien, Le Monde, Le Figaro et Libération ont consacré plus d’une centaine de unes au thème de la laïcité et, pour ces trois derniers titres, 1 284 articles, soit une moyenne de plus d’un article par jour et par journal pendant six mois, bien plus que pour tout autre thème d’actualité. Cette mobilisation des médias en faveur de la loi a sensiblement contribué à faire basculer une opinion publique au départ très divisée. Effectivement, en avril 2003, les sondages prêtaient 49 % d’opinions favorables à l’interdiction du voile, contre 45 % d’opinions hostiles, soit un différentiel de 4 points. En octobre, 69 % des sondés s’y déclarent favorables, contre 29 % d’adversaires, soit une différence de 40 points.

 

Islamophobie d’État

On voit bien avec ces chiffres le mécanisme à l’œuvre et comment les pouvoirs publics ont construit main dans la main avec les médias « le problème musulman ». Depuis des décennies, gouvernements et institutions fabriquent un climat d’hostilité envers les musulmans. Depuis la loi de 2004 sur l’interdiction du foulard, il y a eu :

— La loi de 2010 sur l’interdiction du niqab.

— La circulaire Châtel de 2012 sur l’accompagnement par les mères musulmanes.

— L'état d’urgence en 2015 (généralisation du délit d’apologie du terrorisme).

— Les lois sur le séparatisme en 2021.

— La circulaire Attal de 2023 sur l’interdiction de l’abaya et du qamis.

— Le projet d’interdiction du hijab dans les sports en 2024.

Au NPA, on essaie de théoriser ces phases successives : une phase « fémonationaliste », de 2004 à 2015, qui construit un corps d’exception avec des lois spécifiques pour protéger les musulman·es d’eux-mêmes ; puis après 2015, un tournant réellement sécuritaire avec l’état d’urgence et des mesures autoritaires et policières de répression voire de « prévention » jusque 2021 : on dit encore qu’il ne faut pas « faire d’amalgame » mais on commence à suspecter tout le monde jusqu’à la loi « séparatisme » qui va valider ce processus et qui présente l’islam en général comme un problème.

Des lois successives restreignent les libertés, des campagnes médiatiques ciblent les pratiques religieuses, et des responsables politiques multiplient les discours stigmatisants. Tout un appareil politique et administratif qui érige la suspicion et l’exclusion en norme.

C’est l’islamophobie d’État qui altérise les musulmans. C’est l’islamophobie d’État qui favorise les passages à l’acte racistes : des dégradations de lieux de culte, des agressions envers des femmes voilées jusqu’au meurtre d’Aboubakar Cissé et d’Hichem Miraoui en avril et en juin dernier. Ces crimes sont la traduction logique d’un imaginaire politique où les musulman-es sont constamment désignés comme un problème à éradiquer, où le ministre de l’Intérieur4 peut scander sans conséquence en mars dernier « À bas le voile », où Aurore Bergé, ministre chargée de la lutte contre les discriminations, la semaine dernière affirme refuser d’utiliser le terme islamophobie et oppose les principes républicains à la visibilité musulmane. Cette campagne permanente, délétère et stigmatisante, alimente les tensions, expose notamment les femmes voilées à des formes croissantes d’insécurité, d’agressions verbales comme physiques.

 

Un vécu personnel

La grande histoire met bien en évidence le caractère structurant de l’islamophobie en France et sa centralité dans la vie politique française. Je voudrais maintenant si vous le permettez, vous parler aussi un peu de la petite histoire qu’est la mienne qui illustre aussi je crois le caractère systémique et insidieux du racisme en France. J’ai été moi aussi élève au lycée Henri Wallon à Aubervilliers en même temps qu’Alma et Lila Lévy.

J’ai 15 ans, je suis en seconde, j’ai des notes catastrophiques, une situation familiale et financière compliquée, un comportement insolent avec la moitié des profs et un absentéisme record. Je veux passer en Première STT5, car selon les préjugés une filière technologique est moins sérieuse et moins longue qu’une filière générale. Et je veux, à ce moment-là de ma vie, me débarrasser de l’école au plus vite. Dans les faits, je ferai mieux de redoubler. Mais j’ai des particularités, il y a quelques matières dans lesquelles j’excelle, je suis férue de littérature classique, je suis polyglotte et je fais du théâtre. Il n’en faudra pas moins pour que certains professeurs et le proviseur lui-même me prennent sous leurs ailes et s’autodésignent mes mentors. Le proviseur qui a vu ma pièce de théâtre me convoque et veut me faire changer d’avis sur la filière que j’ai choisie. Pour cela, il me tient des grands discours sur mon potentiel et mes affinités culturelles. À la fin de l’entrevue, il me montre le couloir où deux de mes camarades de classe sont assises, deux filles maghrébines. Il me dit : « regarde : elles, elles viennent me supplier de pouvoir passer en première STT. Est-ce que tu trouves que tu leur ressemble ? Est-ce que vous avez le même profil ? » Je lui dis que ce n’est pas sympa de dire ça et je campe sur mes positions. Pierre-François Grond que vous verrez brièvement au début du film, est mon professeur d’histoire et mon professeur principal. Il me convoque à son tour, avec mon père cette fois-ci. Il parle à mon père de mon potentiel que je gâcherai si je vais en technologique, il dit que je peux passer en première littéraire, que la générale est la filière à privilégier, que j’aurai plus d’opportunités si j’ai un bac littéraire. Il me dit que je n’ai pas encore 16 ans, que je n’ai pas vraiment mon mot à dire, demande à mon père s’il est d’accord pour que je passe en L, change mon vœu dans mon dossier et y appose la mention « admise ».

Je n’ai pas conscience des dynamiques de pouvoir qui se jouent alors. Je n’ai aucune grille de lecture. Aucun code. Je suis une ado traumatisée et à la dérive, je ne cherche qu’à être sauvée et pendant très longtemps, j’ai cru que c’était exactement ça qu’il s’était passé. Je me suis dit que ces hommes et ce moment avaient complété changé la trajectoire de ma vie, qu’ils avaient vu mon potentiel inexploité, m’avaient guidé dans la bonne direction et m’avait donné « une chance » dans la vie. Je ne comprenais pas que plus que mes capacités intellectuelles, ce qu’ils voyaient c’était surtout de la pâte à modeler. Une élève qu’on peut formater. Une qu’on peut mettre dans le rang. Une qu’on peut sauver, une qu’on peut utiliser contre les autres, celles et ceux qui ne rentrent pas dans le rang.

On me tend la main parce qu’extérieurement, je fais partie de la minorité modèle, parce que je suis perdue, parce que je saurai vite répéter comme un perroquet des mots dont je viens d’apprendre la définition : que les signes ostentatoires religieux n’ont pas leur place au sein de l’école laïque.

Alma, Lila, pardon. Je n’ai pas été de votre combat à ce moment. Et aujourd’hui je me rappelle ce que ces deux hommes-là disaient de vous, de ces deux hommes et de la plupart des professeurs qu’on avait et à qui on se fiait naïvement parce qu’ils étaient de gauche. Alma et Lila Lévy, dont la mère professeur, kabyle baptisée catholique, s’oppose au voile. Leur père, Laurent Lévy, qui est juif laïc est avocat du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP). Alma et Lila échappent à toutes les cases. Elles sont soutenues par leur père6, qui rappelle l’illégalité de leur exclusion et pointe les contradictions et les ironies de cet acharnement contre ses filles, il dira notamment « Il n’existe pas de problème de lycéennes voulant imposer quoi que ce soit aux enseignants, mais un problème d’enseignants qui veulent imposer à des jeunes filles de montrer des parties de leur corps qu’elles ne veulent pas montrer. »

On reproche aux filles de vouloir imposer leur religion, de faire du prosélytisme. On leur interdit l’école sous mille prétextes fallacieux et comme on n’a presque aucune accroche dans le réel, on va carrément dans le complotisme. Le 11 septembre 2001 est encore dans toutes les têtes, alors ce discours-là sera repris massivement par la majorité du corps enseignant, des politiques et des médias. Les sœurs Lévy sont probablement embrigadées par des groupes islamistes. Il n’est évidemment pas question pour ces hommes de penser à l’agentivité et l’autodétermination des filles Lévy et des femmes musulmanes en général. Elles sont forcément manipulées, d’ailleurs elles sont soumises et opprimées, et si on n’arrive pas à les sauver, à les libérer, on les exclut en les diabolisant comme des dangers.

Je dis que je reviens de très loin mais que j’essaye de faire mieux. Ce documentaire permet qu’on visibilise les personnes musulmanes qui subissent l’oppression et laisse la voix aux premières concernées, pour témoigner de la dangerosité et des conséquences du racisme d’État qui se cache encore, deux décennies après, sous des termes édulcorés et mal compris d’universalisme et de laïcité. J’espère qu’on pourra mettre en place des actions à mener afin de lutter ensemble contre l’islamophobie. 

  • 1. Dhia Ben Naser, 2004-2024, les 20 ans d'une loi d'exclusion. Film disponible sur le site 20042024movie.com.
  • 2. Le Collectif contre l'islamophobie en Europe (CCIE) est une une association de défense des droits humains et de lutte contre les discriminations visant les personnes et institutions du fait de leur appartenance réelle ou supposée à l'islam.
  • 3. La loi sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises est adoptée en mars 2004.
  • 4. Déclaration du Bruno Retailleau, lors d'un rassemblement contre l'islamisme organisé le 27 mars 2024 à Paris.
  • 5. La filière de Sciences et technologies du tertiaire (STT) est l'ancien nom de la filière de Sciences et technologies du management et de la gestion (STMG).
  • 6. Lire à ce sujet Laurent Lévy, “La gauche”, les Noirs et les Arabes. Éd. La Fabrique, 2010.