Publié le Mercredi 25 novembre 2020 à 13h45.

Sourvilo, d’Olga Lavrentieva

Traduit du russe par Polina Petrouchina, Actes Sud BD, 314 pages, 28 euros.

En Russie, les grands-mères sont la mémoire vivante de l’histoire tragique de leur pays. « Mon enfance s’est arrêtée à 12 ans en novembre 1937 » confiait, en 2017, Valentina Vikenttyevna Sourvilo à ses petits-enfants. Sa petite-fille Olga a voulu faire un roman graphique du témoignage de cette grand-mère adorée. Valentina, surnommée Valia, est une survivante des grandes purges staliniennes puis du siège de Leningrad pendant la Seconde Guerre mondiale. Son père, Vikenty Kazimirovitch Sourvilo, d’origine polonaise et bolchevik de la première heure, contremaître dans une usine stratégique du chantier naval de Leningrad, a été arrêté en 1937 comme des milliers d’autres militants révolutionnaires et des centaines d’autres milliers de « soviétiques ». Valia sera poursuivie par la vindicte stalinienne et la « rumeur » pendant des dizaines d’années. Elle ne pourra pas suivre les études auquel son niveau scolaire la destinait ni trouver un travail qualifié mais surtout, toute sa vie, elle cherchera son père et aura toujours peur pour les siens.

1937, apogée de la terreur stalinienne

La famille Sourvilo vit donc aussi agréablement que possible dans l’URSS des années 1930. Le père Vikenty, athée et militant convaincu, ne parle pas de politique à la maison et la mère Pélagia Nikonovna cache sa foi chrétienne campagnarde. Un soir, les collègues de Vikenty frappent à la porte de l’appartement et annoncent la sinistre nouvelle : le mari et père adoré a été amené, pour trahison, vers une destination inconnue. Certains camarades de travail protesteront ainsi que la mère. Le leader de la protestation devra quitter l’usine pour s’engager dans l’armée et disparaîtra rapidement. La famille Sourvilo est expulsée de l’appartement tant aimé par les filles et expédiée en Bachkirie1 en plein hiver. Commence une vie difficile pleine de vexations de la part des autorités mais pas des autochtones musulmans. Tout est refusé aux petites filles (comme les colonies de vacances avec les Komsomols2) mais pas la scolarisation. Liala, l’aînée, obtient son brevet et la carte d’identité et de voyage qui y est liée. Sa mère la réexpédie à Leningrad trouver un travail et des traces du père. Valia obtient à son tour le précieux sésame. Elle ne veut pas quitter sa mère qui se meurt de chagrin et de fatigue. Valia à peine partie, la mère chérie mourra.

1941-1943, le siège de Leningrad et la grande famine

Valia retrouve sa grande sœur à Leningrad qui occupe un très modeste emploi et une chambre minuscule. Par négligence ou bienveillance d’un bureaucrate, Valia peut continuer sa scolarité au lycée technique où elle brille. L’invasion de l’URSS par les nazis en juin 1941 interrompt les études et change la donne. Interdite de défense nationale ou de poste stratégique dans l’industrie en raison de la condamnation du père, elle est envoyée dans un hôpital pénitentiaire de la grande banlieue de Leningrad où elle apprend le métier d’infirmière au pavillon des mourants et des maladies infectieuses.

Liala, la grande sœur, meurt sous les bombes en janvier 1942. Valia, moribonde, se promet de survivre pour sa sœur, pour sa mère et pour son père. En février 1943, les nazis sont repoussés, la vie « ordinaire » peut reprendre sauf pour Valia qui, après un stage de statistiques, se voit refuser tous les emplois jusqu’à ce qu’un directeur ne « voie » que ses résultats scolaires. Une bonne nouvelle n’arrivant jamais seule, voilà que Petia, un lointain cousin, bardé de décorations et haut-gradé, revient vivant du front et la demande en mariage ­conformément à une promesse d’enfant.

De la réhabilitation à la révélation de la monstrueuse vérité

Jamais Valia n’a cessé d’écrire aux autorités au sujet du sort de son père. En 1958, les autorités militaires cassent le jugement de novembre 1937 et réhabilitent le camarade Sourvilo Vikenty. Valia et Petia vont pouvoir monter en grade mais Valia ignore toujours ce qui est arrivé à son père. En 1992, les archives secrètes du NKVD s’ouvrent. Le dossier du père est vide d’accusations mais rempli des lettres de Valia et Liala puis de Valia seule. La vérité est terrible, Sourvilo a été fusillé sans preuve onze jours après son arrestation. Nul ne sait où est son corps. À sa retraite, Valia part à la campagne et c’est là qu’elle reçoit ses petits-enfants et raconte enfin.

Une BD puissante, bouleversante, au dessin digne d’un maître

Au même titre que Svetlana Alexievitch dans la Fin de l’homme rouge3, Olga Lavrentieva ne tire pas d’enseignements de son récit, elle transmet une vérité que les dirigeants actuels de Russie voudraient bien occulter en réhabilitant officiellement Staline. L’autrice dessine la guerre comme jamais elle n’a été dessinée. Olga Lavrentieva impulse un souffle graphique à la fois puissant, moderne, précis, brumeux et onirique quand il le faut. Son graphisme s’épanouit autant dans les scènes de bombardements que dans celles de danse, pour trouver souvent le trait parfait. Son scénario ne se contente pas de dérouler platement le fil de la mémoire, parfois confuse, de son aïeule. Il est rythmé par des évènements dramatiques qui coïncident avec l’histoire. Un livre indispensable !

  • 1. La Bachkirie ou Bachkortostan est une province russe située entre Volga et Monts Oural.
  • 2. « Komsomol », mouvement large des jeunesses communistes qui organisait l’activité de la jeunesse.
  • 3. La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement est un essai paru en 2013, en poche chez Babel.