Entretien avec Olivier Leberquier, militant CGT. Olivier Leberquier a 57 ans, il a été salarié d’Unilever au Havre, dans une usine qui a fermé malgré 18 mois de lutte. À l’issue de celle ci, il a été reclassé à Gémenos (Bouches-du-Rhône) dans une autre usine du groupe. En 2010, Unilever annonce la fermeture de Fralib (production de Thé et tisanes), son usine de Gémenos. C’est le début d’une longue lutte de 1336 jours pour l‘emploi et la préservation de l’outil de travail.
Il y a 10 ans, vous appreniez qu’Unilever voulait fermer l’usine. Quel regard portes-tu sur ces 10 années, ces 1336 jours de lutte ?
Olivier Leberquier : Un regard plus que positif bien sûr, quand on connaît l’histoire. Dans une vidéo faite au moment de l’annonce, on m’entend dire « Pas un boulon ne sortira de l’usine ». Sans le vouloir on avait trouvé ce qui allait être notre slogan pendant 1336 jours. Dix ans après, on y est arrivé. Les machines sont à nous et on continue à y travailler. Nous en sommes fiers.
Pendant 1336 jours, on est passé par des hauts et des bas, mais quand on entend Xavier Bertrand dire aux travailleurs de Bridgestone comment il faut se battre, et qu’on pense qu’il a tout fait à l’époque pour nous couler, on ne peut s’empêcher de ricaner.
Après la présidentielle de 2012, on avait rappelé à Hollande ses engagements de campagne, et il a fait racheter les bâtiments par la Communauté Urbaine de Marseille. C’est bien, mais on aurait aimé le voir faire pareil pour la SNCM, Florange, Goodyear, alors qu’il est allé de recul en recul. Le conflit de Fralib a, au contraire, été l’occasion de mesures juridiques empêchant les travailleurs de se battre !
Demander à tous les candidats à la primaire de gauche leurs engagements était devenu un rituel. Montebourg nous parlait de « réquisition » de la marque L’Eléphant, de taxer Unilever à 200 % s’ils délocalisaient en Pologne… Quand devenu Ministre du redressement productif, il est venu nous voir, nous l’avons interpelé sur ses engagements, il nous a répondu : « C’est pas moi le Président » ! Aujourd’hui, même si c’est parfois compliqué, qu’il y a des tensions, tout ce qui se passe depuis 2014, c’est tout bonus pour nous.
Unilever nous donnait pas plus de deux ou trois ans, ça fait six ans qu’on tient. 26 travailleurs sont partis à taux plein à 60 ans grâce à Scop.Ti, et sur les 76 salariés qui ont lutté, aucun n’a été laissé sur le carreau. C’est positif !
Comment fonctionne Scop.Ti aujourd’hui ? Quelle perspective pour une SCOP autogérée, goutte d’eau dans un océan capitaliste ?
La coopérative est viable. Après un déficit prévisible la première année, après avoir mis tous les ex-Fralib au cœur du projet, notre déficit est toujours là, mais de moins en moins important.
Il est plus difficile de faire vivre la démocratie que la dictature patronale, mais on y arrive… C’est sûr qu’on n’est pas de « bons capitalistes », mais ça n’a jamais été notre but.
Le Conseil d’Administration (CA) est élu pour quatre ans, il est révocable à tout moment, mais on améliore le fonctionnement au fil des expériences. On a un organigramme en cercle et les coopérateurs sont au centre. Le tout fonctionne comme une pyramide inversée qui désigne les 11 membres du CA et un Comité de pilotage de 3, élargi à toute personne intérieure ou extérieure selon le sujet discuté. Les propositions de décisions sont diffusées au CA. Sans avis autre sous 24 heures, c’est décisionnel. Mais au bout du compte, l’assemblée des coopérateurs peut remettre en cause toute décision du CA.
Comment arrive-t-on à maintenir cette vie démocratique et comment la transmettre ?
Il n’y a pas encore de « nouveaux », mais c’est effectivement une question à se poser… et à résoudre !
Alors comment « gérer » avec ce système ? Il faut certes gérer des contradictions, mais on sait pourquoi on le fait. Ces questions ne se poseraient pas ainsi en système socialiste, mais là, on doit fonctionner dans le cadre que nous impose le système. Le capitalisme n’est ni amendable, ni réformable. On a choisi un mode de résistance en démontrant que les travailleurs sont capables de gérer.
Votre lutte a été multiple : syndicale, politique, juridique, médiatique, culturelle… Vous avez toujours fait en sorte qu’elle ne reste pas enfermée dans les murs de l’usine. On vous a vu lors du mouvement contre la « contre réforme » des retraites, aux côtés des Moulins Maurel, avec les cheminots, et j’en passe…
Notre conception de l’action syndicale ne s’est jamais arrêtée aux problèmes de l’entreprise. La solidarité a été primordiale, mais dans les deux sens. Nous avons toujours défendu l’idée d’intervenir dans tous les combats sociaux.
Lors de la fête de la victoire, en juillet 2014, un camarade nous avait dit que vous souhaitiez que Scop.Ti reste un outil de production mais aussi un lieu ouvert aux luttes et à l’expression des forces du mouvement ouvrier. Vous avez déjà accueilli des initiatives et fêtes d’orgas politiques. Comment l’avez vous concrétisé ?
C’est plus que jamais d’actualité. Une dizaine de Mutuelles vont racheter les bâtiments et on va se diriger vers un pôle de l’économie sociale et solidaire. Il y aura donc ouverture au politique et au syndical, mais pas seulement. Nous voulons que Scop.Ti soit un lieu d’ouverture et de culture. Nous avons souvent été sollicités pour des films sur les questions sociales, et on veut que ça perdure, mais aussi par le monde universitaire dans le cadre d’un travail commun. Un exemple parmi d’autres : Depuis 2000, Unilever ne produisait plus qu’avec des produits chimiques. À Scop.Ti, nous n’utilisons que des produits naturels. Pourquoi ne pas transmettre ce choix aux jeunes dans le cadre d’une université du goût, par exemple ?
Depuis votre lutte, et surtout actuellement, on assiste et on va assister à de nouvelles suppressions d’emplois. Quel est le message des Scop.Ti pour celles et ceux qui vont lutter ?
J’ai toujours entendu dire que c’était « la crise ». On va nous le ressortir… Nous ne sommes ni surpris ni dupes de ce discours. Les moyens d’une autre société, c’est une autre répartition des richesses.
Ici, malgré toutes les difficultés, on est toujours là 6 ans après, mais on ne peut se réjouir de ce qui se passe ailleurs. Après ce que nous avons vécu, nous ne voulons pas jouer les donneurs de leçons, on souhaite seulement montrer ce qu’il est possible de faire.
Alors si on doit faire passer un message, c’est justement que d’autres choix sont possibles. Un seul exemple auquel nous sommes particulièrement confrontés : pourquoi laisser la distribution à de grands groupes capitalistes ?
Le mot de la fin ?
Je rappellerai le mot d’ordre qui a été le nôtre pendant 1336 jours et qui reste d’actualité. Une phrase de Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu. »