Publié le Lundi 3 juin 2024 à 12h00.

Peut-on utiliser la justice bourgeoise au service de la lutte des classes ?

Le recul des luttes collectives sur les lieux de travail combiné à l’individualisme qui gagne l’ensemble de la société, tendent à pousser chacun·e à aller chercher des solutions individuelles soit dans la négociation avec sa hiérarchie soit par des démarches juridiques individuelles notamment devant les prud’hommes. Mais ces conflits sur le terrain juridique peuvent être le lieu de conflits très violents entre les travailleurs/euses et leurs employeurs/ses y compris quand ils restent à l’échelle individuelle et encore plus évidemment quand ils se déploient à une échelle collective.

Par ailleurs, dans des situations de harcèlement ou de violences sexistes, la dimension réparatrice de la reconnaissance de la violence ne peut être négligée.

Tous ces éléments doivent nous conduire à moduler notre rapport à la judiciarisation des conflits liés à l’affrontement de classe en fonction des situations. Si nous savons garder notre boussole et ne pas nous perdre dans les méandres de la justice, alors nous pouvons utiliser à bon escient ces démarches pour les mettre au service de nos luttes.

 

Amiante, chlordécone… des luttes sur tous les fronts 

Amiante et chlordécone sont deux exemples de batailles qui permettent de mettre en exergue un certain nombre d’articulations entre mobilisations « traditionnelles » (manifestations, grèves, pétitions…) et démarches juridiques.

Il s’agit dans les deux cas de scandales sanitaires d’une ampleur inconcevable en termes de répercussions sur la santé des travailleurs/euses, des populations qui les entourent et environnementales au sens large.

Concernant l’amiante les dangers sont au moins partiellement reconnus depuis le milieu du 20e siècle puisqu’un tableau des maladies professionnelles est établi. Mais l’amiante n’est définitivement interdite qu’en 1997. À la fin des années 1990, un petit nombre de procès reconnaissent la responsabilité des entreprises, de la CPAM et même de l’État dans quelques maladies et décès de salarié·es. Mais on est très loin de l’ampleur du drame puisqu’on parle de plusieurs milliers de décès par an en lien avec l’amiante. Il s’agit en premier lieu des travailleurs/euses des entreprises de l’amiante mais aussi de leurs familles impactées par les fibres ramenées sur les vêtements de travail, également de tou·tes les travailleurs/ses amené·es à intervenir sur les structures contenant de l’amiante ou encore d’employé·es ou d’usager·es dans des bâtiments contenant de l’amiante, administratifs ou scolaires par exemple.

La non-reconnaissance des dangers de l’amiante a été largement orchestrée par les industriels et l’État notamment avec la mise en place du Comité Permanent Amiante (CPA) en 1982. Financé par les industriels, il associe également des représentant·es des organisations syndicales qui défendront aussi l’amiante au nom de l’emploi. La première plainte dénonçant les responsabilités du CPA date de 1996. Et c’est seulement en mai 2023 que la Cour de cassation, après de multiples péripéties juridiques1, a rejeté, probablement définitivement, les accusations des victimes2 à l’encontre de ce Comité. Les différentes auditions et rendus de justice ont été l’occasion pour les associations de défense des victimes de dénoncer ce scandale sanitaire et les responsabilités manifestes des industriels et de l’État et elles ne comptent pas en rester là.

En Italie, en 2013, le principal actionnaire d’Eternit avait été condamné à 18 ans de prison pour la mort de plus de 3 000 personnes à Gênes et à des millions de dédommagement pour les parties civiles mais la Cour de cassation l’avait acquitté un an plus tard jugeant les faits prescrits3 !

Malgré ces revers juridiques, le traitement du scandale de l’amiante a induit de réels changements dans la reconnaissance de la responsabilité des employeurs même si la reconnaissance de la « faute inexcusable » reste encore un parcours du combattant4.

Aux Antilles, le chlordécone est classé cancérigène depuis la fin des années 1970. Mais ce n’est qu’en 2021 qu’est reconnu comme maladie professionnelle le cancer de la prostate pour les ouvriers ayant travaillé au contact du produit. Et pour toutes les autres conséquences, notamment sur les femmes5, c’est l’invisibilisation totale. Là aussi, seize ans après la première plainte, la justice prononce un non-lieu en janvier 2023. Mais la population ne désarme pas face à ce scandale sanitaire et colonial. La mobilisation est extrêmement large et massive, regroupant associations, syndicats, partis politiques et a imposé la mise à l’ordre du jour d’une loi visant à reconnaître la responsabilité de l’État. Comme le soulignent les camarades du GRS: « la mobilisation incessante empêche l’État d’enterrer le problème chlordécone. Il est évident que tous les aspects de ce combat sont liés. La loi votée fournit de nouveaux arguments pour le combat judiciaire, renforce les possibilités d’internationaliser le problème.»6

Ces deux exemples montrent comment les combats contre des scandales sanitaires combinent la mobilisation des premier·es concerné·es, travailleurs/ses et populations, et les démarches juridiques. On pourrait également citer le procès historique de France Télécom dans un autre registre7 ou celui d’AZF à Toulouse8. Les avancées législatives des droits protégeant les travailleurs/ses face au patronat et aux industriels en particulier, sont le fruit d’affrontements sur les lieux de travail mais aussi dans le cadre des institutions de l’État. De telles problématiques concernent l’ensemble de notre camp social dans toutes ses composantes: syndicales, écologiques, politiques…

 

Des batailles individuelles à la dénonciation des mécanismes du capitalisme

En parallèle de ces scandales emblématiques, une multitude d’affaires restent pour l’instant à l’échelle de combats individuels.

On compte au moins deux morts liées au travail par jour en France, auxquelles il faut ajouter les suicides et les maladies professionnelles. Ce sont les enquêtes de l’inspection du travail et/ou de la gendarmerie qui peuvent permettre, entre autres, de montrer si la responsabilité de l’employeur est engagée, élément essentiel dans le cadre d’une procédure judiciaire. Les procédures peuvent durer des années, ce qui est extrêmement difficile à porter pour des familles déjà éprouvées par la disparition d’un proche. Les peines encourues au pénal restent peu dissuasives9 et les procédures civiles pour la reconnaissance de la « faute inexcusable » de l’employeur n’aboutissent que dans à peine plus de la moitié des cas. Encore faut-il qu’il y ait procédure…

Dans le cas des accidents du travail et des maladies professionnelles, il y a un enjeu majeur à identifier et comptabiliser ces situations pour mettre en évidence les responsabilités des employeurs qui ont une obligation de santé et de sécurité vis-à-vis de leurs salarié·es. Comme pour les féminicides, l’invisibilisation est une condition absolument nécessaire pour que la violence du système puisse se maintenir. Et donc comme pour le mouvement féministe, le mouvement syndical doit mettre la lumière sur les morts au travail dans la lignée du recensement entrepris par Matthieu Lépine sur son compte twitter10. Cette visibilisation est liée à la mobilisation des équipes syndicales et des salarié·es dans les entreprises, notamment aux côtés des intérimaires et des sous-traitants et passera probablement, entre autres, par des condamnations fortes et médiatisées des employeurs.

Ces procédures judiciaires ont aussi une importance cruciale, individuellement, pour les victimes du travail. Dans les cas de harcèlement, c’est aussi en préparant une éventuelle procédure que l’on s’oblige à faire un état des lieux, à relever les faits constitutifs du harcèlement. En cherchant à établir des éléments de preuve, c’est une objectivation de la situation qui vient répondre aux hésitations des salarié·es sur la réalité de leur ressenti, la légitimité de leur besoin de reconnaissance du préjudice. De la même façon, pour les victimes de violences sexistes et sexuelles, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’entreprise, la caractérisation nécessaire des faits et leur reconnaissance par la justice peuvent être une étape importante dans le processus de reconstruction.

D’autant plus que dans de nombreux cas de harcèlement, de burn-out, de violences sexistes… ce sont en général les victimes qui sont professionnellement pénalisées: arrêts maladie longs, mutations forcées, licenciements abusifs, placardisation… Il faut donc se défendre contre les faits initiaux mais surtout contre l’organisation du travail qui les permet et les conséquences induites du fait de la gestion patronale.

En cas de victoire, en plus de la reconnaissance des faits qui est importante, s’ajoutent des compensations matérielles tout aussi importantes: dédommagements éventuels, indemnités qui peuvent être versées dans des cas de licenciements, droits ouverts en cas de maladie professionnelle… tous éléments qui peuvent changer radicalement les conditions de vie immédiates et les possibilités de réorientation professionnelle.

Actuellement, de nombreux obstacles empêchent la construction de batailles plus globales et collectives. En premier lieu les victimes et/ou leurs ayants droit sont isolé·es et fragilisé·es par leur situation. Il est donc difficile de s’appuyer sur des cas précis pour les rendre visibles et en faire des exemples. En deuxième lieu, la compréhension de la responsabilité des employeurs dans tous les cas (accident du travail, harcèlement…) n’est pas forcément un acquis pour l’ensemble des militant·es syndicaux dans les entreprises et encore moins évidemment pour des travailleurs/euses sans représentation collective. Il est extrêmement courant que la « faute » soit ramenée à la victime: défaut de port des équipement individuels de protection (EPI), mauvaise application des procédures, fragilité psychologique, « problèmes » à la maison, vêtements et attitude « incitatifs »…

Enfin et surtout, cette individualisation est liée à nos difficultés actuelles à construire des mobilisations collectives. En effet, les mécanismes qui conduisent les individus face à leurs patrons devant la justice, relèvent bien du fonctionnement intrinsèque de l’exploitation capitaliste: accidents du travail, harcèlement, violences sexistes, burn-out… Par conséquent les difficultés dans ces batailles relèvent aussi de la dégradation générale du rapport de force que nous avons pu constater d’une autre façon lors de la défaite sur les retraites par exemple.

 

Mettre les processus judiciaires au service de la lutte de classe

Au quotidien, en tant que militant·es syndicaux, nous sommes confrontés à cette individualisation, à cette judiciarisation des conflits avec les employeurs. Nombre de collègues en souffrance pour diverses raisons font appel aux élu·es pour qu’ils/elles les aident à régler leur problème personnel. Le risque pour les militant·es est d’être noyé·es dans la gestion au cas par cas sans réussir à s’attaquer aux causes des problèmes. Les causes n’étant pas éradiquées, les problèmes se présentent plus vite qu’on arrive à les traiter. La première de nos préoccupations est toujours de ramener à la responsabilité de l’employeur/se: conditions de travail, exposition aux risques, prévention nécessaire, organisation du travail, horaires, discriminations… Si il y a un seul article du code du travail à connaître par cœur c’est bien le L4121-1 qui stipule que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. » Il y a là une obligation de résultats et pas seulement de moyens. À chaque fois que cette obligation n’est pas remplie, l’employeur est en faute et pourrait donc potentiellement être condamné dans la cadre d’une procédure en justice. Malheureusement, dans un contexte de rapport de force dégradé, la tendance actuelle de la jurisprudence va plutôt dans le sens d’une obligation de « moyens renforcés » que de résultats.

Le mieux est évidemment que les travailleurs·ses se saisissent de cette obligation de sécurité pour refuser des conditions qui seraient dangereuses en exerçant par exemple leur droit de retrait ou en se mettant en grève. Les élu·es peuvent appuyer de telles démarches en déclenchant des procédures de Danger Grave et Imminent (DGI), en utilisant les moyens existants dans le cadre de leurs mandats notamment les enquêtes, les droits d’alertes, les inspections, etc. Malheureusement, les lois travail ont significativement diminué les moyens et les possibilités d’action des militant·es notamment avec la disparition des CHSCT et la diminution des moyens qui va avec. Ce travail reste malgré tout indispensable pour recueillir les informations, pouvoir informer les salarié·es et les populations riveraines et organiser la mobilisation de toutes les personnes concernées.

Dans ces batailles, l’aspect juridique peut venir s’inviter qu’on le veuille ou non. Ce sont parfois les employeurs qui ouvrent les hostilités en contestant la mise en œuvre d’une expertise par exemple. On est parfois obligé de recourir aux prud’hommes pour obliger les patrons à fournir des informations qu’ils cherchent à cacher. Dans tous les cas, ces procédures sont chronophages et coûteuses. Elles le sont pour les salarié·es qui n’en ont pas toujours les moyens mais elles le sont aussi pour les organisations syndicales confrontées aux services juridiques des entreprises dont c’est le métier contrairement aux militant·es.

Sur des cas de discriminations, la victoire de quelques individus peut être un point d’appui pour obtenir des avancées pour tou·tes les salarié·es concernées comme tentent de le faire les camarades de la CGT de STMicroelectronics après leur victoire aux prud’hommes sur la discrimination de genre au sein de l’entreprise en octobre 202311.

Dans tous les cas, ces épisodes juridiques peuvent être utilisés de diverses façons au profit de la lutte. Dans un premier temps, les convocations, audiences, etc. peuvent être transformées en échéances de mobilisation ou tout au moins d’information des salarié·es et des médias. La présence dans les salles des tribunaux ou devant les juridictions pèse forcément dans le rapport de force. Là où ils espéraient nous contraindre dans le silence feutré de la justice, nous pouvons donner à voir la mauvaise foi, les mensonges et les méthodes de la classe dominante. Des condamnations exemplaires seront clairement dissuasives pour l’ensemble du patronat alors que l’absence de procédures ou les rendus favorables aux patrons renforcent l’impunité dont ils bénéficient. Nous devons visibiliser nos victoires à travers nos propres réseaux d’information syndicaux, politiques et médiatiques alliés puisque les médias dominants ne le font que lorsqu’ils ne peuvent l’éviter.

Des victoires sur le plan juridique constituent des points d’appui et encouragent les mobilisations. Il s’agit de ne pas avoir d’illusions sur la justice: les procès de l’amiante, du chlordécone ou même de France Télécom ainsi que tous les non-lieux et autres acquittements prononcés dans l’indifférence générale en sont la triste illustration. Mais ces étapes juridiques, parfois incontournables, peuvent et doivent être mises au service de la construction de la lutte des classes. L’avancée de nos droits concernant les conditions de travail sont le fruit de nos bagarres à tous les niveaux et de nos grèves. Mais dans tous les cas, pour qu’elles soient effectives, nos victoires doivent se transcrire dans les institutions en termes de jurisprudence, de code du travail, de lois. En attendant la révolution, la suppression de l’exploitation et des oppressions, la transformation radicale de la justice, toutes nos victoires sont bonnes à prendre…

  • 1. « Santé au travail, crimes de l’amiante : justice possible ? », Lionel Denis, 10 novembre 2022, L’Anticapitaliste. 
  • 2. « Amiante : le tribunal de Paris refuse la tenue d’un procès pénal réclamé par des victimes », 19 mai 2023, Le Monde. 
  • 3. « Italie, amiante : un scandale historique, un procès… et un acquittement », 20 novembre 2014, Gad Lerner, Courrier international. 
  • 4. « Les accidents du travail et les maladies professionnelles sur la scène judiciaire. Pratiques de jugements et inégalités » mars 2022, Rapport n°17.31, IERDJ. 
  • 5. « “On est oubliées” : les femmes antillaises, victimes invisibles du chlordécone », Romuald Gadegbeku, 11 mai 2022, Reporterre. 
  • 6. « Chlordécone, un pas en avant pour obtenir réparation au Antilles ! », Groupe Révolution Socialiste, L’Anticapitaliste, 14 mars 2024.
  • 7. « France Télécom : “Toutes celles et ceux qui se sont rendus au procès ont été frappés tant la lutte des classes était rendue visible” » , L’Anticapitaliste, entretien avec Éric Beynel. 
  • 8. « Le groupe Total est responsable de la politique qui a amené l’accident. Il a ensuite tout fait pour échapper à ses responsabilités », L’Anticapitaliste, 9 novembre 2017, entretien avec Philippe Saunier. 
  • 9. « Accidents du travail : la lenteur de la justice pour faire reconnaître la responsabilité de l’employeur », Jules Thomas, 6 février 2024, Le Monde. 
  • 10. Twitter de Matthieu Lépine.
  • 11. « Salaires : Contre les discriminations sexistes au travail, soyons motivées ! », Elsa Collonges, 16 novembre 2023, L’Anticapitaliste.