Précaires, atomisés, individualisés, voire libéraux… les adjectifs ne manquaient pas pour décrire les secteurs ubérisés, et les considérer comme impossible à organiser. C’est la démonstration du contraire qui a été réussie avec les livreurs de Deliveroo depuis le début du mois d’août. Retour sur une mobilisation en cours, et sur ses enjeux.
Certains livreurEs ont bel et bien cru au mirage de l’ubérisation, sous forme de trinité : bonne paye, choix des horaires, pas de patron. Mais ce mirage disparaît après quelques mois de travail : nous sommes bien des prolétaires modernes, qui n’ont que leur force de travail à vendre.
Le mirage de l’ubérisation
Si la paye pouvait être bonne à la naissance des boîtes de foodtech, à condition de ne pas compter ses heures, les rémunérations ne cessent de baisser, les primes et minimum garantis d’être supprimés. Si bien qu’aujourd’hui unE livreurE Deliveroo est payé 5 euros par livraison (75 centimes de plus à Paris), desquels il faut soustraire l’entretien et les réparations du vélo, la cotisation au RSI, ainsi que l’éventuelle assurance privée. Ajoutons ce que le statut d’auto-entrepreneurE ne nous garantit pas : le chômage, la retraite, les congés payés, la sécurité sociale.
La « liberté » garantie aux livreurEs est très relative. Il faut s’inscrire à des shifts, des heures de travail réparties en différentes tranches horaires. Un planning est disponible le lundi à 17 heures, sur lequel se jettent les livreurEs, espérant avoir un maximum de créneaux, notamment en heures de pointe. « Astuce » de la boîte : suivant les résultats (la rentabilité) de chaque livreurE, tout le monde ne voit pas les mêmes tranches, le planning étant même disponible en avance pour certains. Ce genre de pratique fait qu’à Madrid et Barcelone un marché noir s’est ouvert, les livreurEs « privilégiés » revendant leurs heures aux autres. Payer pour pouvoir travailler : une pratique possible dans des villes où le taux de chômage est de 70 % chez les jeunes.
Quant au fait d’être son propre patron, l’illusion ne tient pas bien longtemps. Dans le contrat, 7 pages sur 8 concernent les obligations des livreurEs : c’est Deliveroo qui nous dit dans quelle zone travailler, à quelles heures, et qui fixe nos commandes. Et surtout c’est Deliveroo qui peut nous désactiver (comprendre licencier) sans motif. D’autant plus que, l’entreprise étant maintenant presque hégémonique sur le marché, elle fixe les rémunérations des livreurs, et les autres boîtes suivent.
Mobiliser les précaires et les ubériséEs
La première étape de la mobilisation a été la construction d’un collectif, le CLAP (Collectif des livreurs autonomes parisiens) fin 2016. Celui-ci a d’abord servi à reconstruire ce que le libéralisme nie et détruit : une expérience collective du travail, une conscience de classe. Nous n’avons pas de pause clope à la machine à café pour parler de nos conditions de travail, de la nouvelle mesure du patron. Il faut recréer cet espace pour construire une solidarité et rompre l’isolement. La participation du CLAP au Front social, dont il a été un des premiers signataires, a été importante pour sa construction.
En juillet nous avons appris que Deliveroo comptait supprimer les anciens contrats, les derniers livreurEs qui avaient une rémunération fixe à l’heure, pour passer au travail à la tâche généralisé. Celles et ceux qui refusaient n’avait qu’à trouver un autre travail. Des collectifs de livreurEs à Bordeaux et à Lyon ont tout de suite appelé à des rassemblements de protestations regroupant plusieurs dizaines de livreurs dans chaque ville.
Multiples initiatives
Un rassemblement a été organisé à Paris le 11 août, en invitant tous les livreurEs, quelle que soit leur plateforme, à nous rejoindre. Une centaine de livreurEs sont venus. Après des prises de parole, nous sommes partis en manifestation sauvage pour aller bloquer les commandes des restaurants. Cette stratégie a l’avantage de mettre une double pression : les livreurEs ne peuvent pas être virés puisqu’on ne sait pas qui y participe ; on fait perdre de l’argent à la boîte en bloquant les commandes, et les restaurateurs mettent la pression à la boîte pour qu’elle règle le problème.
Nous avons organisé un deuxième rassemblement en coordination avec différentes villes (Lyon, Bordeaux et Nantes) le 27 août. Près de 40 restaurants ont été bloqués, soit un important manque à gagner pour Deliveroo un dimanche, plus gros soir de la semaine. Le lendemain, nous nous sommes rendus en cortège commun au siège de Deliveroo, où nous devions rencontrer la direction. Une fois sur place, nous n’avons cependant pas été reçus puisque la direction se cachait derrière un camion de CRS qui bloquait la rue. Une AG de livreurEs a donc été organisée pour prévoir les suites du mouvement.
Une première victoire
Nous avons par la suite profité d’une table ronde organisée au siège de Deliveroo pour occuper celui-ci. Au bout de quelques heures, nous avons réussi à imposer une discussion avec le PDG. Le fait d’avoir été reçu est déjà une victoire, cela signifie que nous sommes reconnus en tant que groupe représentant les livreurEs. Il ressort de cette première rencontre que l’ensemble des livreurEs qui se sont mobilisés et qui se mobiliseront ne seront pas réprimés pour leurs prises de position. Avec les syndicats et des avocats, nous sommes également en train d’imposer un cadre fixe et pérenne de discussion, une structure de représentation du personnel, en somme.
Il reste encore beaucoup à faire pour réussir à gagner de nouveaux droits. Pour cela nous devons sortir de l’isolement, lancer un mouvement avec l’ensemble des coursiers, toute plateforme confondue, mais également avec l’ensemble des secteurs ubérisés et de la jeunesse précarisée. C’est pourquoi nous appelons à la création d’un cortège large, dans cette optique, à la manifestation du 12 septembre afin de regrouper nos forces. Première étape pour une rentrée de luttes !
Stee Ven