Avec sa circulaire interdisant le port de l’abaya et du qamis, le ministère de l’Éducation nationale confirme une lecture toujours plus répressive de la laïcité et vise désormais sans ambages l’islam. Si cette intensification de l’oppression des musulmanEs, qui pèse encore plus sur les femmes, ne fait désormais globalement plus de doute pour notre camp politique, sa dénonciation unitaire et unanime demeure fragile. Elle n’a pas pu être étendue au champ syndical, qui assume désormais l’enjeu des violences policières, et surtout elle ne parvient pas à aboutir à de véritables mobilisations
En 2023, nous ne pouvons excuser la faiblesse de nos mobilisations par une « impréparation » devant les polémiques islamophobes. La circulaire imposée à la fin du mois d’août par Gabriel Attal n’est pas une surprise, et la polémique sur l’abaya enfle depuis le printemps dernier. Dans son ouvrage Politique du voile, Joan Scott souligne le caractère indissociable de la construction du problème du foulard islamique à l’école à la fin des années 1980 et de celle du « problème immigré » : l’école devient le théâtre du refus de l’assimilation et des crispations autour de l’intégration préconisée par les socialistes. La « question musulmane » qui émerge en France se présente alors par sous plusieurs aspects : dans son ouvrage l’Islam imaginaire, paru en 2007, le journaliste Thomas Deltombe met en évidence la congruence entre le débat qui porte sur l’intégrisme musulman à la suite de la fatwa qui condamne le roman de Salman Rushdie, les Versets sataniques, et celui qui interroge le hijab à la lumière de la révolution nationale afghane et du port du tchadri1 imposé par les talibans au terme d’une guerre civile. Ces discussions sont contemporaines de la première « affaire du voile » en 1989.
On y retrouve les mêmes acteurs et actrices qu’en 2023. Héros tragique, le chef d’établissement prend en charge un « problème » associé à la pratique religieuse d’élèves. Isolé, il interpelle plus haut que lui : le ministre de l’Éducation, deus ex machina brinquebalant, doit représenter le pouvoir souverain pour le sortir d’affaire et manifester « la force » du gouvernement. En face, les opposantEs : les élèves pratiquantEs – d’abord, en 1989, les Juifs/ves qui veulent observer le shabbat, puis les musulmanes qui portent le hijab – muetTEs, et leurs familles. Un quatrième acteur, peut-être, le chœur des mouvements antiracistes, qui tente de s’opposer et de commenter l’absurdité tragique des politiques laïques. Alternativement, un autre concert, celui des fémonationalistes qui s’opposent aux associations antiracistes en mettant en tension le sexisme avec l’antiracisme.
Le fémonationalisme laïque, trope contemporain du colonialisme d’hier : condamner les hommes, émanciper les femmes ?
En 1989, le principal du collège Gabriel-Havez à Creil, Ernest Chenière, sanctionne trois adolescentes et les exclut plusieurs semaines de l’établissement : le ministre de l’Éducation, Lionel Jospin, ne corrobore pas la fermeté du principal, mais suggère un « dialogue » avec les familles, qui doit aboutir à l’acceptation du règlement. Si donc il y a « dialogue », tout compromis sera finalement rejeté. L’affaire du foulard à Creil mobilise le camp antiraciste – avec en tête le MRAP et SOS Racisme –, qui met en évidence le caractère contradictoire d’une exclusion prononcée à l’encontre des jeunes filles muhajiba2 pour leur permettre de mieux suivre leur scolarité.
L’affaire suscite une première tribune des fémonationalistes d’aujourd’hui, Elisabeth Badinter en tête : « Profs, ne capitulons pas ! ». Dans cette tribune, les antiennes de l’islamophobie institutionnelle sont déjà présentes : on y retrouve l’association du hijab à la soumission, l’assignation des hommes au patriarcat, et la défense lyrique de l’universalisme français.
En 2003, le débat se construit progressivement avec les mêmes acteurs et actrices, mais il déplace l’initiative de la controverse : une grève d’enseignantEs contre le port du hijab d’une élève aboutit à une actualité qui positionne le champ politique. C’est ainsi que le congrès du Parti socialiste au mois de mai réclame une loi sur l’interdiction des « signes religieux ostentatoires » dans « l’espace public », et d’« abord à l’école » par l’intermédiaire de Laurent Fabius. En juillet, le président Jacques Chirac demande la mise en place d’une commission ad hoc pour statuer sur ce qui devient un débat d’actualité : en 2004, après des débats contradictoires et la constitution d’un collectif comme Ni Putes ni Soumises (NPNS), qui bâtira sa légitimité institutionnelle sur l’introjection et la diffusion des stéréotypes sexistes et racistes sur les banlieues, la loi qui interdit le port de signes religieux à l’école est promulguée.
En 2009, l’interdiction du port de vêtements qui dissimuleraient le visage dans l’espace public mobilise les mêmes acteurs et actrices, sans plus passer cette fois par l’école, mais suscite encore un débat médiatique : quelques faits divers suffisent, et c’est à la suite d’un été où l’actualité a été construite autour du port du « voile intégral » que le débat émerge. Nicolas Sarkozy, alors président de la République, affirme qu’il ne s’agit « pas d’un problème religieux, [mais] de liberté et de dignité de la femme »3 : la loi est votée en 2010 après une mission d’enquête comparable à la commission Stasi, et fait cette fois l’unanimité parmi les parlementaires : la France est le premier pays européen à interdire le « voile intégral ».
À la même période, l’association Ni Putes Ni Soumises, promue « ambassadrice de la laïcité » pour faire de la « pédagogie » sur le voile intégral, assume d’attribuer aux musulmans l’exercice d’une violence « traditionnelle » à l’encontre des femmes et reproduit le discours colonial au nom des droits des « femmes de cité ». L’institution républicaine se présente donc comme la garante du féminisme, et Fadela Amara insiste même sur les insuffisances de la politique nationale à laquelle elle participe en tant que secrétaire d’État4. S’il n’est pas ici question d’école à proprement parler, la « pédagogie » qui doit accompagner la loi met suffisamment en avant la dépendance ténue de la loi républicaine vis-à-vis de l’institution scolaire. Dans un contexte où les concernées par cette interdiction sont des femmes racisées, la légitimation coloniale des lois islamophobes est patente. On y retrouve le geste d’une institution civilisatrice qui se propose de libérer les femmes des contraintes que leur imposent les hommes de leur culture, et ce sont les porte-parole de la libération des femmes qui pourraient le mieux porter cette émancipation au sein des institutions républicaines. Il s’agit là d’une évidente répétition des scènes de dévoilement en Algérie, et de la défense d’une colonisation civilisatrice qui devait libérer l’Afrique d’un islam rétrograde.
Une contradiction pratique : la laïcité a-t-elle jamais libéré les femmes ?
En 2023, l’institutionnalisation de l’islamophobie se produit sans bruit à travers l’interdiction de l’abaya et du qamis: le débat aura lieu après la circulaire, sans avoir d’influence sur l’application de ce qui n’est présenté que comme une mesure administrative. Toujours gêné par la question de la prise en compte de l’identité musulmane des femmes racisées concernées, notre camp politique se mobilisera en faveur de la liberté individuelle, voire du caractère hostile aux héritages culturels des racisées de l’interdiction de l’abaya. Alors même que c’était au nom de la laïcité que la politique islamophobe était menée, lutter contre l’islamophobie impliquait de reprendre pour la grande majorité de notre camp, et une partie d’entre nous, la distinction abstraite entre le principe de la laïcité de 1905 et celui de la laïcité de 2004, l’une étant vertueuse quand l’autre ne le serait pas.
Du point de vue des femmes, pourtant, la laïcité de 1905 était la justification de la construction d’un champ politique exclusivement masculin, car distinct de tout ce à quoi les femmes étaient assignées (émotivité, irrationnalité, religion) : en 2004, l’intégration des revendications émancipatrices féministes au discours libéral et nationaliste du néolibéralisme produisent une polarisation inverse. Pour autant, ces polarisations ne transforment pas la structure concrète du patriarcat, mais produisent seulement une autre légitimation idéologique du capitalisme et de la domination blanche. Scott dénonce : « le discours de la laïcité qui considère que les personnes les mieux adaptées à la citoyenneté sont celles qui sont à même d’agir selon leur désir et de réaliser celui-ci ; celles chez qui cette capacité est régulée ou supprimée par des interdictions culturelles étrangères sont inéligibles à cette accession. […] Il n’y a pas de garantie d’égalité sociale – de genre ou autre – dans cette définition de la liberté. L’égalité ne renvoie qu’à la possibilité que détient chaque individu d’agir en fonction de son désir ; elle ne prend pas en considération les limites psychiques, économiques ou sociales de cette action, pas plus que le fait que ce qui compte comme une action libérée se mesure dans des termes occidentaux idéalisés. »5
- 1. Le terme diffusé dans les médias occidentaux est celui de tchador, mais il ne correspond pas au même vêtement. Le tchador est un vêtement qui ne couvre pas le visage, il est composé d’une pièce qui couvre les cheveux et le buste, et doit traditionnellement être tenu pour être porté. Le tchadri, quant à lui, est un vêtement qui couvre entièrement le visage, ne laissant qu’une bande ajourée au niveau des yeux pour permettre la vision de la femme qui le porte sans laisser paraître son regard.
- 2. Muhajiba est le terme que l’on traduit par « voilée » en français. Il n’a cependant pas en arabe un sens passif, mais actif : il désigne l’action de se voiler. La formule française, qui insiste sur la passivité, est jugée perfectible dans le champ antiraciste, sans parvenir facilement à une meilleure synthèse : ici encore, préférer l’hybridation et l’intégration d’un lexique propre évite tous les écueils d’une traduction qui est toujours imposition d’une grille d’analyse exogène. Le terme mastoura serait plus pertinent encore, et davantage employé par les concernées : il se traduit ainsi littéralement par « couverte », et connote la modestie et la pudeur.
- 3. Jérémy Robine, « La polémique sur le voile intégral et le débat sur l’identité nationale : une question géopolitique », Hérodote, 2010/1,n° 136, p. 42-55.
- 4. Les hommes arabes sont ainsi présentés comme des violeurs, et comme une menace pour les femmes, dans la continuité de l’attribution aux hommes arabes de vices sexuels, de la lascivité au XIXe siècle à la violence au XXIe. Sur ce sujet, voir N. Guenif-Souilamas et E. Mace, Les Féministes et le garçon arabe, Paris, Éditions de l’Aube, 2004.
- 5. Joan Scott, La Religion de la laïcité [Sex and secularism] , éd Climats, [2017] 2018, p. 238 - 24. Pour Joan Scott, le « désir » et l’« émancipation » font partie d’une tradition occidentale libérale qui idéalise, au sens philosophique (c’est-à-dire au sens de Marx, « présente sous forme abstraite »), l’égalité et l’agentivité plutôt que de les représenter concrètement. L’insistance sur ces mots d’ordre situe donc le discours centré sur l’héritage culturel européen, alors qu’il se prétend antiraciste.