Alors que, pour la cinquième année, de nombreuses organisations du mouvement ouvrier et des collectifs féministes appellent à la grève des femmes, on peut se demander « qui constitue le sujet des luttes féministes ? ». La non-mixité est un outil des luttes féministes qui a toujours été questionné, que ce soit par les luttes LGBTI ou antiracistes, ou par des polémiques constantes de ses opposants. Loin de penser que cet outil serait dépassé, il nous semble nécessaire d’en débattre, afin de revenir sur le(s) sujet(s) du féminisme et de cibler les enjeux stratégiques pour (re)construire un féminisme lutte de classe.
Il a fallu un mouvement massif et un rapport de force puissant pour imposer la non-mixité comme un outil légitime de l’émancipation des femmes. Dès le début, cette non-mixité a été questionnée au sein du mouvement féministe notamment par les militantes lesbiennes qui ne se retrouvaient ni complètement dans le mouvement homosexuel, ni dans le mouvement des femmes à l’image du groupe des « gouines rouges ». Monique Wittig écrit en 1978 « les lesbiennes ne sont pas des femmes ». Si cette phrase peut paraître contestable, elle a le mérite de faire réfléchir à ce qu’est une « femme » dans sa construction sociale. Mais au-delà de ces questionnements, on peut aussi observer que dès le départ le mouvement féministe et le mouvement qu’on appelait encore « homosexuel » se nourrissent l’un l’autre que ce soit en France ou Outre-Atlantique.
La bataille pour la non-mixité au cœur des luttes féministes
Après le passage à vide des années 80, le mouvement féministe se positionne sur des batailles relativement institutionnelles : loi cadre contre les violences faites aux femmes, parité dans les instances, qu’elles soient de la République ou des organisations, droit à l’IVG… La lutte reste essentiellement menée par les femmes mais dans des cadres qui ne posent pas la question de la non-mixité. L’unité va voler en éclats lorsque le mouvement se déchire violemment sur la question du voile ou sur la prostitution. C’est aussi la période de l'émergence en France des théories queer.
Depuis les années 2000, une nouvelle génération va apparaître majoritairement influencée par la question de l’intersectionnalité et par la théorie queer. Il y a la préoccupation d’inclure dans les espaces non-mixtes les femmes qui en étaient jusqu'à présent exclues : les Travailleuses/eurs du sexe (TDS), les femmes racisées et en particulier voilées. L’intersectionnalité ou la « théorie queer » émergent dans un contexte politique spécifique : la fin de l’hypothèse communiste à une échelle large. Elles ont apporté la nécessité d’articuler les différentes oppressions et ont permis de mettre l’accent sur la déconstruction des rapports de domination. Leur critique s’est fondée aussi en opposition à l’intégration et l’assimilation des communautés en particulier gay et lesbienne dans les pays occidentaux. Il serait faux de voir l’intersectionnalité uniquement comme une pensée qui ne réfléchirait pas aux clivages de classe.
Cependant deux problèmes se sont posés et se posent encore aujourd’hui en particulier dans les milieux queer : d’une part la déconstruction est essentiellement pensée comme un acte individuel, ce qui fait que la responsabilité de chacunE prime sur le système qui engendre les oppressions – le corollaire étant la dénonciation récurrente des individus ne correspondant pas à cette idéale « déconstruction » – d’autre part la non-mixité devient, non plus un outil, mais un espace « safe », sécurisant, où la domination ne devrait pas exister, ce qui n’est pas le cas.
Le mouvement de masse qui émerge aujourd'hui permet de dépasser ces clivages au moins partiellement.
Pour une lecture matérialiste et lutte de classe
Si cette période insuffle des possibilités de lecture matérialiste, cela doit nous permettre de requestionner la non-mixité. À la construction du genre et donc de « Qu’est-ce qui fait une femme ? » il faut intégrer tout ce qui fait la conscience d’un individu : son éducation, sa classe sociale, le genre que lui a assigné la société, ou le genre visible actuel…
De nombreux débats ont lieu qui, heureusement, ne se résument pas à la volonté d’une partie minoritaire du féminisme d’exclure les personnes trans. Ce « féminisme » qui consiste à penser que le genre se constituerait uniquement sur le sexe biologique ignore tout des dynamiques de la construction genrée.
Nous voulons donc donner quelques éléments rapides permettant une lecture matérialiste et lutte de classe de cette question de la construction du genre :
• Le système qui opprime les personnes LGBTI et les femmes (qui sont aussi une partie des LGBTI) est le même sous des formes différentes et il permet de répondre au besoin de reproduire la force de travail. Cela n’est pas contradictoire avec le fait que les hommes homosexuels peuvent bénéficier d’avantages à certains moments. Ils souffrent de l’extrême violence d’un système structurellement homophobe a fortiori s’ils sont pauvres et racisés.
• L’identité est une identité matérielle. Par exemple, des personnes non musulmanes souffrent de l’islamophobie car elles sont supposées musulmanes. L’identité se construit dans le cadre d’un système, de sa violence, de ses normes, ou en réaction à celui-ci.
• L’éducation joue un rôle, c’est la construction sociale. Cette éducation genrée que l’on a subie toute une partie de sa vie ne peut être balayée d’un revers de main que l’on ait été éduquéE « fille » ou « garçon ». Mais elle n’est pas à elle seule déterminante. Ce n’est pas parce qu’on a été élevée comme une petite fille qu’on est une petite fille.
• Les dynamiques de construction individuelle ne peuvent permettre de changer les choses, il faut des dynamiques collectives pour peser sur le rapport de force et les consciences. C’est dans la lutte que les individus se transforment.
Deuxième élément à intégrer : le travail gratuit effectué par les femmes. Il est estimé à plus de 10 000 milliards de dollars par l’ONG Oxfam. Il est réalisé en très grande partie dans le cadre de la famille, est rendu invisible et est essentiellement constitué de tâches indispensables à la reproduction sociale. Les hommes possèdent 50 % de richesse en plus que les femmes, et celles-ci ne détiennent que 1 % des terres agricoles. On voit bien qu’il y a un enjeu majeur pour le système capitaliste à maintenir la domination de genre. Cela lui permet de faire des économies monstrueuses tant sur les salaires que sur le travail de reproduction sociale.
Le maintien de l’ordre patriarcal est donc une nécessité dans le fonctionnement du capitalisme qui a totalement intégré cette domination qui lui est antérieure. Cependant le fait que toute richesse produite, ainsi que le travail, prenne la forme de marchandise met en lumière les inégalités entre hommes et femmes. En particulier ces dernières décennies, dans les pays capitalistes dominants, le transfert de tâches, précédemment dévolues aux femmes vers des femmes racisées, a visibilisé le prix de ce travail.
Le maintien de l’inégale répartition du travail et de son inégale rémunération doit être imposé d’autant plus violemment qu’il apparaît comme moins légitime. Le retour de l’ordre moral, les offensives réactionnaires, qu’elles viennent des gouvernements, de l'extrême droite, de courants intégristes participent de cette logique. L’oppression de genre se doit de broyer tout ce qui conteste la famille hétérosexuelle traditionnelle : contrôle des naissances, sexualités, remise en cause du genre, travail du sexe… Cette oppression concerne alors largement, au-delà des femmes et s’étend à toutes les personnes ne rentrant pas dans les normes de genre.
Difficultés et perspectives pour un courant féministe lutte de classe
L’inclusivité du mouvement féministe actuel nous permet d'envisager de dépasser les clivages mortifères des décennies précédentes, ce qui est positif. Cependant, le recul des batailles collectives pèse lourdement. Il y a une absence de cohésion liée à une conception très individualisée de « chacunE son genre et son vécu » et donc « chacunE son oppression spécifique » avec des difficultés à globaliser pour faire émerger une conscience collective. Cela rejoint dans un rapport dialectique le rejet des structures existantes (syndicats, partis en particulier) avec des raisons objectives liées à l’incapacité historique de ces structures à intégrer les problématiques liées aux oppressions spécifiques (voire sa tendance à les rejeter…). La question des violences opère aujourd'hui comme un élément fédérateur puisqu’elles concernent les femmes et l’ensemble des personnes LGBTI mais peine à faire advenir les structures d'auto-organisation nécessaires, en particulier en France. L’absence globale de lecture économique/matérialiste rend très difficile le dépassement de cette absence de cohésion. De plus, les mobilisations contre les violences se polarisent de plus en plus sur des revendications punitives. Cela se retranscrit dans les milieux LGBTI, féministes voire du mouvement social, dans une pratique de « call-out » constant c’est-à-dire de dénonciation publique. Nous devons penser une autre justice et en poser des jalons. C'est une tâche essentielle.
La compréhension de l'interaction entre l’exploitation et les différents systèmes de domination de genre et de race est indispensable pour construire le rapport de force contre le système capitaliste. Nous sommes convaincues de la puissance de l'auto-organisation des oppriméEs et des exploitéEs et de sa nécessité absolue dans la perspective d'émancipation de l’humanité. Nous ne pouvons faire abstraction des rapports de domination qui peuvent exister à l’intérieur de notre classe. Il peut donc être nécessaire de s’organiser de manière non mixte : c’est nécessaire pour affiner notre compréhension des mécanismes de domination à partir de la mutualisation de nos expériences, pour élaborer nos revendications, définir nos priorités de mobilisation… Cela signifie que selon les contextes nous pouvons avoir besoin de périmètres de non-mixité variables : femmes uniquement, femmes et minoriséEs de genre, lesbiennes, gays et lesbiennes, personnes trans, femmes racisées, lesbiennes racisées… toutes les combinaisons sont possibles et légitimes à part celle des hommes cis blancs hétéros ! Mais nous devons aussi travailler en permanence à la convergence de ces différents groupes dans une perspective lutte de classe. La non-mixité est un outil et non une fin en soi. Or sur cette question de la non-mixité et de l'auto-organisation, la résistance des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier reste extrêmement forte. Ces tensions sont incontournables et leur résolution ne pourrait être envisagée dans le cadre de cette société. Il nous faudra donc faire avec, et ce bien au-delà de la révolution.