Le 20 juin dernier, un Brestois retoquait d’un graff courageux le nom d’une école maternelle de la ville. L’école, nommée Bugeaud en l’honneur d’un des plus célèbres maréchaux de la conquête de l’Algérie, n’est pas la seule. À Marseille, une école primaire dans une rue du même nom est aussi affublée du patronyme de ce massacreur en chef… au cœur du quartier ouvrier et immigré de la Belle de Mai.
190 ans après la conquête d’Alger, les noms de rues, d’écoles ou les statues (parfois vacillantes) à l’effigie de colonialistes ou esclavagistes notoires ne sont pas les uniques séquelles de cette sombre période. La conquête coloniale fut décisive dans l’histoire de certaines dynasties du capitalisme français comme pour des millions de personnes qui en subirent le joug. Retour sur cet épisode et ses conséquences au long cours.
Pillage d’Alger et accumulation primitive
En 1830, la monarchie de Charles X est mal en point. Avec une crise économique et une monarchie réactionnaire critiquée de toute part, le roi de France veut redorer le blason de sa famille en se lançant dans une expédition militaire. Plusieurs raisons amènent le régime à se lancer dans la conquête coloniale. Comme toute conquête, elle permet d’abord de dominer de nouvelles routes commerciales. Par ailleurs, une vieille dette toujours non réglée lie l’État français à la régence d’Alger lorsque le premier avait contracté une dette considérable pour s’approvisionner en blé auprès de la seconde. Enfin, les finances de la régence d’Alger ont la réputation d’être excellentes. La conquête, c’est la possibilité de ravir un trésor. Brun d'Aubignosc, homme de confiance du maréchal de Bourmont en charge de la préparation de l'expédition note à ce propos : « Il faut presser de tous les moyens l'expédition d'Alger, c'est la planche de salut. […] L'existence du Trésor d'Alger est un fait aussi notoire que celle d'une banque de France ou d'Angleterre. Ce trésor s'alimente des produits fixes que rien ne saurait en détourner. Alger sera prise et avec cette ville, les richesses qu'elle renferme. »
Le pillage d'Alger commence avec la reddition du Dey d’Alger, le régent ottoman, le 5 juillet. Sur le papier, cette reddition devait limiter les opérations armées : il n’en est rien et des portions complètes de la ville sont démolies par des saccages. 20% de la fortune de la régence d’Alger est accaparé par l’État français, le reste revient dans les caisses des armateurs et intermédiaires, particulièrement le baron Seillière et l'industriel Schneider qui ont armé l’expédition de 450 bateaux et 40 000 soldats. Le pillage est source d’une extraordinaire fortune pour les deux familles1. Et cette forme d’accumulation primitive de capitaux permet leurs aventures industrielles puis la domination de la sidérurgie française par leurs héritiers. Un baron Seillière était encore à la tête du Medef au début des années 2000.
L’expédition marque le début de la conquête et de la colonisation française de l'Algérie qui s'étend sur 132 ans. La conquête coloniale débouche sur la dépossession massive des droits de propriété des habitantEs de la ville, l’imposition du franc et une nouvelle fiscalité. En novembre 1830, la ville de Blida est envahie, les prisonniers tués, le massacre dure six heures. Et après une contre-attaque qui tue vingt et un soldats français, huit cents habitantEs sont assassinés en représailles2.
Atrocité(s) de l’impérialisme
La « conquête absolue de l’Algérie », comme la définit le général Bugeaud en 1841, s'effectue par des violences inouïes commises par une armée moderne durant plusieurs décennies. 400 000 morts directs pour la guerre de conquête et, si l'on ajoute les victimes des famines qui sévissent durant la période et qui sont une conséquence de la conquête, on atteint vraisemblablement un million de morts : un tiers de la population algérienne estimée en 1830.
En Europe, le massacre de civils est « affreux, détestable ». En Afrique, « c’est la guerre elle-même »3 disait le maréchal Soult. Dans le massif du Dahra, le jeune colonel Saint Arnaud, futur ministre de la Guerre sous le Second Empire, explique la méthode dite des « enfumades » : « Le 12 août [1845], je fais hermétiquement boucher les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Il y a là dessous cinq cents brigands qui n'égorgeront plus les Français. Ma conscience ne me reproche rien. » En novembre 1849, Émile Herbillon fait massacrer l’oasis de Zaâtcha. En janvier 1850, François de Canrobert incendie Nara. En décembre 1852, Laghouat, aux portes du désert, est le théâtre d’une hécatombe effroyable4. Exécutions, viols ou enlèvements : il s’agit de briser les habitantEs. « Tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de quinze ans, prendre toutes les femmes et les enfants, en charger des bâtiments, les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs ; en un mot, anéantir tout ce qui ne rampera pas à nos pieds comme des chiens » dit le lieutenant-colonel Lucien-François de Montagnac.
Les affrontements et la fuite de populations de leur territoire entraînent une déstructuration de la production : la destruction du monde rural étant même parfois un but de guerre. La population devient plus vulnérable aux maladies et aux épidémies liées à la malnutrition. La pression à l'exportation de céréales de même que l'obligation de payer l'impôt en numéraire contribuent par la suite à vider les silos de céréales. La faiblesse du numéraire met en scène les usuriers qui viennent au secours du paysan qui peine à payer l'impôt ou à s'outiller, pour mieux l'étrangler quelques mois plus tard. Des prêts avec des intérêts allant jusqu'à 200 voire 300% sur l'année sont fréquents. La société algérienne devient beaucoup plus vulnérable face à l'aléa climatique. En 1867, lorsqu’un journaliste du Courrier de l’Algérie pointe une « épidémie de la faim » menaçant le « tiers de la population », il est traduit en justice pour fausse nouvelle5. Le danger est pourtant bien réel. En 1868, la famine frappe et le nombre de morts est estimé entre 400 et 820 000 personnes. Pour l’historien Mike Davis, il s’agit d’un véritable « génocide colonial » similaire à ce qu’il peut se passer dans l’Inde du Raj britannique6.
Dépossession et insurrection
À l’instar des migrants pour l’Amérique, les colons de nombreux pays d’Europe qui sont orientés vers l’Algérie par l’État français fuient les crises industrielles et la concentration des terres agricoles par un petit nombre de propriétaires. Une partie de ces colons participent à la dépossession foncière, processus qui produit d’abord un important prolétariat rural avant d’alimenter un exode qui vient remplir les bidonvilles aux abords des plus grandes villes. En 1954, le revenu moyen d’un fellah est cent fois inférieur à celui d’un Européen. En 1962, 2,5 millions d’hectares ont été appropriés par les Européens qui se réservent les meilleures terres. L’économie coloniale est tournée vers la prédation des ressources minières (fer, phosphates et charbon) et des ressources forestières comme le chêne-liège. Sur le plan juridique, comme dans d’autres colonies de l’empire français, le « code de l’indigénat » soustrait les indigènes au droit commun. Victimes d’amendes collectives ou d’internements administratifs, ceux-ci ne peuvent pas se déplacer sans la demande de permis de circulation. En cas de sanction pour non-respect des « règles », pas d’instruction, pas de défense, pas de procès.
Cette domination coloniale de plus d’un siècle est jalonnée de résistances et de révoltes. Aux insurrections éclatant en 1871, 1876, 1882 et 1916, succèdent et se superposent le banditisme social et le militantisme politique pour l’indépendance, conquise en 1962 par les soulèvements et la lutte armée sous la direction du FLN7.
- 1. Pierre Péan, Main basse sur Alger. Enquête sur un pillage, juillet 1830, Plon 2004.
- 2. Benjamin Brower, « Les violences de la conquête », dans Abderrahmane Bouchène (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale. 1830-1962, La Découverte, 2014, p. 58-63.
- 3. Ibid.
- 4. Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, « 1830-1880 : la conquête coloniale et la résistance des Algériens », dans Abderrahmane Bouchène (dir.), Histoire de l'Algérie à la période coloniale. 1830-1962, La Découverte, 2014, p. 17-44.
- 5. Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe, SNED, 1977.
- 6. Mike Davis, Late Victorian Holocausts : El Niño Famines and the Making of the Third World, Verso, 2001.
- 7. Samuel Terraz, « 1er novembre 1954 : Le FLN déclare la guerre au colonialisme », L’Anticapitaliste n°495, 31 octobre 2019.