Le Front populaire de 1936 reste une référence aux yeux du monde du travail, parce qu’il renvoie à une puissante dynamique unitaire du mouvement ouvrier et à des conquêtes sociales importantes (40 heures, deux semaines de congés payés, assurance chômage de base, etc.). En même temps, il révèle une contradiction majeure entre les aspirations de celles et ceux d’en bas et les politiques des directions socialiste et communiste d’alors. Son histoire permet de débattre d’enjeux stratégiques essentiels.
On ne peut parler du Front populaire de 1936 sans rappeler le contexte international. La crise économique et sociale et l’explosion du chômage du début des années trente, suivie de l’arrivée de Hitler au pouvoir, le 30 janvier 1933. La défaite sans combat du mouvement ouvrier allemand constitue alors un tremblement de terre politico-social dont on mesure mal aujourd’hui l’importance. L’Internationale communiste (IC) en est largement responsable pour avoir obstinément refusé d’appeler la social-démocratie, dénoncée comme social-fasciste, à une politique de front unique antinazi.
Dynamique anticapitaliste
En France, l’émeute réactionnaire et fascisante du 6 février 1934 met le feu aux poudres. Les ligues à vocation fasciste sont (encore) divisées, elles ne disposent pas (encore) d’un chef unique, comme Mussolini ou Hitler, et la démocratie petite-bourgeoise leur oppose (encore) une résistance plus forte qu’en Italie, en 1921-22, ou en Allemagne, en 1932-33 mais leur convergence inquiète : l’émeute du 6 février résulte d’une manifestation contre la corruption du gouvernement républicain, appelée par diverses composantes qui revendiquent chacune des dizaines de milliers d’adhérents.
Dans ce contexte, marqué par l’écrasement des socialistes autrichiens, en février, puis par le soulèvement révolutionnaire espagnol des Asturies, en octobre, une puissante aspiration à l’unité s’empare de la base des partis socialiste et communiste, et des deux principales confédérations syndicales (CGT et CGTU), dont les cortèges convergent spontanément lors de la grève générale du 12 février. Le mouvement ouvrier prend confiance dans ses propres forces dans la foulée du succès de la grève générale du 12 février 1934 et du pacte d’unité d’action SFIO-PCF du 27 juillet. Dès fin mars 1934, l’Appel des intellectuels antifascistes, puis celui du Comité Amsterdam-Pleyel (juin 1935), débouchent, sur l’énorme mobilisation du 14 juillet 1935, soutenue activement par la LDH. Dès octobre 1934, des négociations s’engagent entre la CGT (dominée par la SFIO) et la CGTU (dominée par le PCF) pour la réunification syndicale, actée au Congrès de Toulouse de mars 1936. Ces développements nourrissent une puissante aspiration sociale et démocratique, dont la dynamique est clairement anticapitaliste.
Nouvelle politique de Staline
Après la victoire d’Hitler, Staline cherche à se rapprocher des démocraties occidentales pour se protéger de l’impérialisme allemand, dont la volonté d’expansion à l’Est s’exprime désormais au grand jour. Cette orientation est adoptée par le 7e congrès de l’IC, en juillet 35. Les partis communistes doivent s’aligner sur la diplomatie soviétique. Le PCF veille désormais à ne pas mettre en cause les intérêts fondamentaux de la bourgeoisie française et de son empire colonial (12,5 millions de km2 et 65 à 70 millions d’habitant·es).
Cela justifie la main tendue au Parti radical, qui dispose d’une base électorale petite-bourgeoise, bien qu’il défende les intérêts de la bourgeoisie impérialiste1. Il a été à la tête de plusieurs gouvernements (de juin 1932 à février 1934), avant de participer docilement à des cabinets de droite (de février 1934 à mai 1935). Pourtant, ébranlé par ses reculs aux scrutins cantonaux et communaux de 1934-1935, il négocie un programme de Rassemblement populaire avec la SFIO et le PCF pour les élections parlementaires d’avril-mai 1936, qui ne contient ni réformes sociales ni concessions aux revendications des salarié·es.
Le 3 mai 1936, le PCF est le grand vainqueur des élections, passant de 8,3 % à 15,2 % des suffrages (de 10 à 72 députés). La SFIO se maintient (perdant légèrement en suffrages, de 20,5 % à 19,2 %, elle gagne 17 sièges). Les radicaux, compromis dans une gestion calamiteuse de la crise et dans les scandales financiers qui étaient au cœur de la propagande d’extrême droite, reculent (de 19,2 % à 15,2 %, perdant 45 sièges), même s’ils dominent encore le Sénat. Au total, les partis du Front populaire passent de 48 % à 51,5 % des suffrages (en comptant les 1,9 % du Parti d’unité prolétarienne1). Le gain n’est pas énorme, mais le déplacement à gauche de l’électorat est spectaculaire.
Grèves de masse et occupation des usines
Le mouvement de grève suit immédiatement le résultat des élections. Dès le 11 mai, au Havre et le 13 mai, à Toulouse, avec les premières occupations d’usine. Le 24 mai, une manifestation de plusieurs centaines de milliers de personnes défile à la mémoire des morts de la Commune. Les grèves avec occupation se sont étendues à la métallurgie parisienne. Le 28 mai, les 35 000 ouvriers des usines Renault cessent le travail et les occupations se généralisent. Après une brève accalmie, le mouvement reprend de plus belle le 2 juin et touche tous les secteurs ainsi que les nouvelles générations de salarié·es.
Le 4 juin, le gouvernement est formé, avec Léon Blum (SFIO) comme président et Édouard Daladier (radical) comme vice-président. Les radicaux obtiennent des portefeuilles essentiels comme la Défense nationale, la Justice, les Affaires étrangères, l’Éducation nationale ou le Commerce. Pour le Président du conseil, la gauche doit occuper le pouvoir et l’exercer, avant d’envisager sa conquête. Le PCF soutient ce cabinet sans y participer.
Son tournant unitaire lui a permis d’être en phase avec la poussée d’en bas. En 4 ans, de 1933 à 1937, ses membres passent de 30 000 à 300 000 membres ! Mais il va mettre sa nouvelle influence politique de masse au service d’une politique d’autolimitation des aspirations du monde ouvrier et des peuples colonisés : renonciation à des réformes structurelles, ralliement à la défense nationale, mise en sourdine de l’anti-colonialisme2 et acceptation de la politique de non-intervention pour soutenir la République espagnole.
Immédiatement, le gouvernement s’efforce de faire cesser les grèves et les occupations en annonçant le vote imminent de lois sociales. Pourtant, du 4 au 7 juin, loin de se calmer, le mouvement se généralise, s’étend à la province et atteint les services publics. Il touche des secteurs nouveaux, comme les grands magasins, les assurances, la restauration et les spectacles.
Cette irruption des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées se traduit par 12 000 arrêts de travail, 2 millions de grévistes, l’occupation des lieux de travail, l’émergence d’une assemblée générale des délégués des usines en grève de la région parisienne, l’afflux de 4 millions de syndiqué·es dans la CGT unifiée. C’est dans ce contexte que Trotsky peut écrire, le 9 juin 1936 : « La révolution française a commencé ».
Front populaire, ultime rempart de l’ordre bourgeois ?
En face, on s’organise. Dès le 5 juin, c’est le grand patronat qui prend l’initiative d’une négociation au sommet en proposant le relèvement général des salaires contre l’évacuation des usines. « Voilà d’où est venu l’accord Matignon », signé dans la nuit du 7 au 8 juin, expliquera Blum, quelques années plus tard. Que contient-il ?
1. Le principe de contrats collectifs de travail fondés sur la reconnaissance de la liberté syndicale, la désignation de délégué·es du personnel dans toute entreprise comptant au moins 10 salarié·es3 et la fixation de salaires minimaux par région et catégorie.
2. Le relèvement des salaires de 15 % pour les plus faibles à 7 % pour les plus élevés.
3. La renonciation à toute sanction pour fait de grève.
Les congés payés et la semaine de 40 heures sont votés par la majorité de la Chambre, les 11 et 12 juin. La CGPF (Confédération générale du patronat français) exprime publiquement ses réserves envers l’Accord de Matignon, paraphé sous la contrainte, alors que les dirigeants syndicaux se déclarent liés par leur signature et appellent à la reprise immédiate du travail.
Dans ce contexte extrêmement tendu, le PCF joue un rôle décisif en faveur la reprise du travail. Le 11 juin, Maurice Thorez déclare en effet : « Il faut savoir terminer une grève dès que satisfaction a été obtenue. Il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées, mais que l’on a obtenu la victoire sur les plus essentielles des revendications. Tout n’est pas possible ». Le lendemain, le reflux est net en région parisienne, plus lent en province.
Le gouvernement Blum s’embourbe dès lors dans ses contradictions : comment satisfaire les revendications populaires, assurer la relance de l’économie et garantir le redressement des profits des entreprises ? Le patronat reprend d’une main ce qu’il a cédé de l’autre, tandis que le gouvernement s’engage dans des politiques d’austérité qui démobilisent très vite la base populaire du front, tandis que les polémistes antisémites prospèrent sur la dénonciation de Léon Blum. L’offensive de longue haleine d’une droite autoritaire, colonialiste, raciste et antisémite, à laquelle les directions de la gauche n’ont pas su opposer une alternative socialiste victorieuse, achevait de préparer l’opinion à la capitulation vichyssoise.
C’est dans ce sens, que Trotsky a pu écrire que le Front populaire était bien, avec le fascisme, la dernière carte de la bourgeoisie.
- 1. Constitué d’exclus et de dissidents du PCF, de 1930 à 1937, avant de rallier la SFIO.
- 2. « En prévision de la guerre des « démocraties » contre les dictatures, le Komintern veillait à ne pas priver l’allié impérialiste du soutien de ses précieuses colonies. » (Daniel Guérin, Front populaire, révolution manquée, Paris, Maspero, 1970, p. 173).
- 3. Ces délégué·es seront élus par les ouvriers et les ouvrières âgés d’au moins 18 ans, mais les candidat·es doivent avoir au moins 25 ans et être de nationalité française.