Publié le Mercredi 18 novembre 2020 à 13h52.

Un siècle depuis le premier « Bloody Sunday » en Irlande

En avril 1916, républicains et socialistes irlandais lancent un soulèvement armé pour l’indépendance : l’Insurrection de Pâques. Les rebelles échouent et sont exécutés. Ajoutée à la menace de conscription dans l’armée britannique, leur mort va alimenter un mouvement de rébellion combinant une guerre de guérilla avec des manifestations et des grèves. Des soviets sont même établis durant une courte durée.

L’agitation perdure et quatre ans plus tard, le premier « Bloody Sunday » de l’histoire contemporaine de l’Irlande change le cours de cette dernière à jamais. Cette journée de violence extrême constitue un tournant spectaculaire dans la guerre d’indépendance irlandaise (1919-21), au terme de laquelle 26 comtés d’Irlande gagnent leur indépendance politique vis-à-vis de la Grande-Bretagne.

Le 21 novembre 1920, en seulement 15 heures et au cours de trois événements distincts mais connectés, plus de 30 personnes meurent. À 9 heures, huit bâtiments de la capitale irlandaise reçoivent la visite de membres de « The Squad », unité d’élite de la brigade de Dublin de l’Armée républicaine irlandaise (Irish Republican Army, IRA1). Organisée par Michael Collins, ministre des Finances de la République irlandaise clandestine et chef des services de renseignement de l’IRA, « The Squad » était chargée d’assassiner des officiers de la Police royale irlandaise (Royal Irish Constabulary, RIC), des agents britanniques et, parfois, des informateurs au sein même du mouvement républicain irlandais. Et ce matin-là, ils entreprennent de démanteler le réseau de renseignement britannique à Dublin.

Au 28 Upper Pembroke Street, des volontaires de l’IRA tuent deux officiers de renseignement de l’armée britannique, et un troisième mourra plus tard des suites de ses blessures. Des scènes similaires se produisent dans les rues calmes de la classe moyenne au sud de Dublin, et à l’hôtel Gresham dans le centre-ville. Dix volontaires font irruption au 22 Lower Mount Street et tirent sur le lieutenant britannique Angliss allongé dans son lit. Des membres de la division auxiliaire du RIC (Auxiliary Division of RIC, ADRIC2) circulent dans la rue lorsqu’ils sont alertés par les cris de la femme de ménage. Les auxiliaires encerclent la maison et envoient deux d’entre eux chercher des renforts dans une caserne voisine. Deux volontaires de l’IRA s’échappent par la porte arrière, tandis qu’un troisième, Frank Teeling, est blessé et capturé. Le reste de l’unité se dégage un chemin à coups de balles vers la porte avant, puis s’enfuient sur un ferry-boat volé sur la rivière Liffey.

Cette spectaculaire matinée de violence du 21 novembre est conçue par l’IRA pour inverser le cours du conflit dans la capitale irlandaise. En décembre 1918, les 73 députés du Sinn Féin élus lors des élections générales britanniques avaient refusé de siéger à la Chambre des Communes (britannique) puis proclamé à la place une République irlandaise révolutionnaire avec son propre parlement, le Dáil Éireann. La guerre d’Indépendance avait commencé le mois suivant.

Offensives et représailles

C’est ainsi qu’à l’automne 1920, principalement dans le sud et l’ouest du pays, une guérilla fait rage. À Dublin même, ce sont les forces de sécurité qui ont le dessus. L’armée britannique y est très présente avec une douzaine de bataillons d’infanterie. Ceux-ci sont renforcés par le RIC et l’ADRIC, lui-même appuyé depuis janvier 1920 par l’arrivée d’anciens soldats britanniques au chômage, les tristement célèbres « Black and Tans » – nommés en raison de leurs irréguliers uniformes kaki.

Les représailles deviennent de plus en plus banales. Henry Wilson, chef de l’état-major impérial, écrit dans son journal le 23 septembre 1920 que le général Henry Hugh Tudor « a très clairement indiqué que la police, les Black and Tans et les 100 officiers des renseignements commettent tous des meurtres de représailles. » Ami de Winston Churchill, Tudor avait pris le contrôle effectif du RIC de par son statut de « chef de la police ». Après le meurtre de deux officiers du RIC par l’IRA, les Black and Tans se déchaînent dans la petite ville de Balbriggan, dans le comté de Dublin, le 20 septembre, brûlant maisons et commerces, pillant et tuant deux hommes de la région. Wilson poursuit : « Hier, à Balbriggan, Thurles et Galway, la police locale a désigné certains comme étant, selon elle, les véritables meurtriers ou instigateurs, puis elle est allée les abattre sans interrogatoire ni jugement. Winston [Churchill] n’y a rien vu de problématique, mais cela m’horrifie. »

Les activités de l’ADRIC, combinées à la croissance d’un réseau clandestin de renseignement britannique à Dublin, confortent alors les Britanniques dans l’idée que l’IRA peut être vaincue. Le 9 novembre le Premier ministre britannique Lloyd George l’indique : « Sauf erreur de ma part avec les mesures que nous avons prises nous arrivons au bout de la bataille. »

Cette impression semble encore plus justifiée par la saisie, une semaine plus tard, des papiers du chef d’état-major de l’IRA, Richard Mulcahy, et la capture, le 20 novembre, du commandant et du vice-commandant de la brigade de Dublin de l’IRA. Mulcahy se rappelle que « la pression était très forte [et] on sentait qu’ils étaient aux trousses de certains d’entre nous. » Un autre volontaire de l’IRA, Harry Colley, estime alors que le moral est défaillant parce que « les Aux [ADRIC] étaient maintenant tellement visibles partout » et que l’IRA « semblait s’être complètement retirée du combat... Il aurait fallu prendre des mesures […] pour contrecarrer cette influence ».

L’action finalement décidée est de frapper les officiers de renseignement britanniques connus à Dublin, pour tenter de détruire leur réseau dans la ville. Noms et adresses sont récupérés auprès de diverses sources, notamment des fonctionnaires sympathisants et un informateur de l’IRA au sein de la RIC. Il est maintenant admis que toutes les victimes n’étaient pas impliquées dans les services de renseignement britanniques, et qu’au moins deux d’entre elles, Patrick Cormack, abattu à l’hôtel Gresham, et le propriétaire du 117, Morehampton Road, étaient des civils innocents. Les autres étaient néanmoins liés à l’armée britannique, et ces assassinats ont créé un choc considérable.

Tout en affirmant que ce n’était pas la manœuvre militaire impressionnante prévue, l’historien Charles Townsend concède que « pris en compte dans l’ensemble de la résistance républicaine, les attentats de Bloody Sunday ont été des plus efficaces. Leur écho public fut massif ». Les foules se massent le long des rives et des ponts de la Liffey pendant que les officiers morts sont emmenés au port. À Londres, des barricades militaires sont érigées dans Downing Street et King Charles Street, et 200 anciens officiers sont réquisitionnés pour « déambuler armés et en civil autour du Parlement et des bureaux du gouvernement. »

Les officiers décédés auront droit à des funérailles nationales, avec cortège funéraire de Whitehall à l’abbaye de Westminster. Si l’impérialisme britannique honore ses morts en public, il n’a rien de sentimental en privé. Lloyd George estime qu’« ils ont eu ce qu’ils méritaient » et Hamar Greenwood, Chief Secretary pour l’Irlande, déclare au secrétaire particulier du roi qu’« il est étonné de l’insouciance de ceux qui ont perdu la vie... aucun d’entre eux n’avait de revolver, alors que lui-même ne se couche jamais sans revolver à ses côtés et en porte toujours un sur lui ».

Le massacre de Croke Park

Les représailles commencent immédiatement. Dick McKee et Peadar Clancy, les officiers de la Brigade de Dublin de l’IRA arrêtés le 20 novembre, sont abattus sur le champ (alors qu’ils « tentaient de s’échapper », selon les termes du récit officiel largement ridiculisé), ainsi que Conor Clune, un innocent non-combattant.

Plus importants cependant sont les événements du dimanche après-midi au stade de football de la Croke Park Gaelic Athletic Association. À 13 h 30, des ordres sont donnés au lieutenant-colonel Bray : « Un match de football entre une équipe de TIPPERARY et une équipe de DUBLIN aura lieu à CROKE PARK à 14 h 45 cet après-midi […] Vous allez encercler le terrain et vous poster à toutes les sorties. » Les Britanniques soupçonnent la présence d’hommes de l’IRA dans la foule, et ont l’intention d’arrêter chaque participant à la sortie à la recherche de suspects.  
C’était, semble-t-il, le plan. Car les Auxiliaires présents se rendent à l’entrée du terrain et, avant que le cordon de police ne soit établi, tirent dans la foule. La fusillade ne dure que 90 secondes mais ce fut assez pour que la police tire 114 cartouches de fusil et un nombre inconnu de coups de revolver, tandis que 50 autres cartouches sont tirées par une mitrailleuse militaire. L’historien David Leeson écrit :
« Quand cela prit fin, sept spectateurs sont morts abattus. Quatre d’entre eux ont pris des balles dans le dos. Deux autres se sont vidés de leur sang après avoir été touchés à la jambe et avoir subi des fractures aux cuisses. L’un d’eux a été touché au sommet du crâne, alors qu’il était allongé. Deux autres hommes sont morts d’un arrêt cardiaque, écrasés par la foule. Cinq autres personnes ont été mortellement blessées. Une balle a traversé le crâne d’un jeune garçon, et une autre le corps d’un autre. Un homme a été blessé au bras et un autre dans le dos. La dernière victime n’était même pas sur le terrain lorsqu’elle a été touchée : elle rentrait chez elle dans la rue Russell, loin du parc, lorsqu’une balle l’a atteint à la jambe et lui a fracturé le fémur. Ils sont tous les cinq morts dans la semaine. »

En tout, 14 civils sont brutalement tués, et bien plus sont ­blessés, dont certains gravement.

Un tournant politique

Dans son compte rendu des évènements, le gouvernement affirme que la police n’a pas ouvert le feu, ce que les nationalistes et républicains irlandais nient farouchement. Le lundi matin, Freeman’s Journal, d’orientation nationaliste, titre : « Amritzar repeated in Dublin » – une référence au massacre d’Amritsar en Inde, où les troupes sous le commandement du brigadier général Reginald Dyer avaient tué 379 personnes et blessé plus de 1 200 autres lors d’une manifestation au Pendjab l’année précédente.

Le 30 novembre, le Parti travailliste britannique envoie sa propre commission à Dublin. Après un séjour de cinq jours, la commission ne trouve aucune preuve indiquant que la police aurait subi des tirs : « Aucun des nombreux témoins examinés ne l’a corroboré. »

Le général E. L. Mills, commandant des ADRIC cet après-midi-là, a laissé un rapport écrit blâmant les Black and Tans pour la fusillade : « Je ne voyais pas du tout la nécessité de tirer, écrit Mills, et les tirs aveugles ont absolument gâché toute chance de mettre la main sur les personnes en possession d’armes ». Selon le général Crozier, commandant de l’ADRIC, qui démissionne en février 1921 : « Aucune attention n’a été portée au rapport du Général Mills... à part sa mise sur "liste noire" […] on s’est débarrassé de lui. »

Ce Bloody Sunday renforce plus encore l’opposition des Irlandais aux Britanniques et accroît le soutien au mouvement républicain irlandais. Avec l’embuscade de Kilmichael une semaine plus tard, où 17 officiers de l’ADRIC sont tués par l’IRA dans le comté de Cork, ces événements ont également détruit l’idée, parmi les cercles gouvernementaux britanniques, que l’Irlande pouvait être vaincue militairement. Cela conduit directement à des pourparlers via des intermédiaires, ouvrant la voie à une trêve en juillet 1921, et à la signature du traité anglo-irlandais en décembre 1921.

Ce Traité marque un compromis entre la Grande-Bretagne et l’aile la plus « modérée » du mouvement républicain, qui accepte la partition de l’île et le statut de Dominion – statut de semi-indépendance avec maintien d’une certaine autorité de la Couronne britannique – pour les 26 comtés de l’« État libre » irlandais. Le Traité entraîne une guerre civile au sein du mouvement républicain (1922-23) et ce que l’historien John Regan a appelé une « contre-révolution irlandaise », au cours de laquelle un État post-indépendance autoritaire, catholique et socialement conservateur se consolide.

  • 1. L’IRA est issue des Irish Volunteers, mouvement créé en novembre 1913 pour défendre le « Home Rule » (autonomie limitée de l’Irlande au sein du Royaume-Uni) qui participe à l’insurrection de Pâques. En 1919, les Irish Volunteers sont officiellement reconnus par la nouvelle République irlandaise et sont devenus l’IRA.
  • 2. Force anti-insurrectionnelle devenue célèbre en Irlande pour ses représailles et ses exécutions extrajudiciaires, aussi appelée Auxiliaires ou Aux.